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N°14-15 mai-novembre 2019 : Impacts environnementaux et approches spatiales de la Grande Guerre:

Dynamique de conservation des architectures et du mobilier de tranchées de la Grande Guerre : approches géoarchélogiques des premières lignes (bois de la Gruerie, Servon-Melzicourt, Marne)

Jérôme BrénotRémi BlondeauBruno ZélieElodie WermuthCaroline LachicheJérémie FrémontCédric Léty


par Jérôme Brenot, Rémi Blondeau, Bruno Zélie, Cédric Léty, Elodie Wermuth, Caroline Lachiche, Jérémie Frémont (Études et Valorisation Archéologiques)



Résumé : Une opération de sondages archéologiques menée en forêt d’Argonne (Bois de la Gruerie, Servon-Melzicourt, Marne) a été réalisée dans un petit secteur de premières lignes, occupé continuellement entre 1914 et 1918. Le réseau de tranchées montre une organisation spatiale qui reflète deux phases principales de la guerre, la première correspondant à une phase active des combats (de septembre 1914 à septembre 1915), la plus instable et la plus meurtrière, la seconde aux trois années suivantes (de septembre 1915 à septembre 1918) lorsque les soldats se terrent dans un réseau figé. Les sondages réalisés dans chacun des deux réseaux permettent de dresser un schéma dichotomique dans l’organisation architecturale et stratigraphique des vestiges de tranchées, mais également dans la répartition du mobilier archéologique associé. En particulier, l’étude morphométrique des coupes stratigraphiques montre que l’essentiel du comblement s’opère durant les quelques mois ou années qui suivent l’abandon des structures. La dynamique sédimentaire d’altération des structures 1914-15 ayant fonctionné trois années de plus que celle des structures 1915-18, dans un contexte dépourvu de couverture végétale, le colluvionnement a atteint un niveau d’équilibre conduisant à un quasi-nivellement du réseau 1914-15. Ce comblement rapide a cependant permis une meilleure conservation des parois, des aménagements de parois et du mobilier archéologique associé. La dichotomie architecturale reflète également une évolution dans les modalités d’occupation du réseau de tranchée au cours de la guerre.



Mots-Clés: Archéologie de la Grande Guerre, Géoarchéologie, Tranchées, Modèle sédimentaire.



Abstract :A geoarchaeological survey was developed over an area of the WW1 front line in Argonne (Marne) in order to observe and quantify the preservation processes of a range of trench structures. The remains are preserved under a thick vegetation cover, and were studied through several targeted excavations on these trenches, related structures and the no-man’s-land. The results reveal different trench construction strategies and military traditions according to the nationality of the troops. The conditions of the remains and artifact abundance are also dependent on the duration of structures operating life. Finally, although these remains belong to a recent historical period, which is well documented by textual and iconographic archives, the study of sedimentary and archaeological archives demonstrates the intensity of natural alteration processes since 1918 that add to the phenomena of syn- and post-war recycling.



Keywords :WW1 Archaeology, Geoarchaeology, Trenches, Sedimentary model.



Introduction



Une opération de fouille archéologique programmée a été menée durant trois années sur un petit secteur de premières lignes de la forêt d’Argonne afin de documenter les processus d’altération et de conservation d’un site tout juste centenaire, aujourd’hui fossilisé sous un épais couvert forestier.



La très large documentation archivistique (littéraire, iconographique) autour de la Grande Guerre est aujourd’hui appuyée par une approche scientifique de terrain, largement développée grâce aux opérations d’archéologie préventive menée sur la ligne de front (Desfossés et al., 2008) depuis une vingtaine d’années. L’apport de l’archéologie permet d’apporter de nouvelles problématiques qui documentent la vie quotidienne des soldats. En s’affranchissant des seules archives militaires et civiles disponibles, elle rend compte, par une approche de terrain, des nombreuses empreintes géoarchéologiques dans le sol et dans le paysage et ainsi de l’organisation interne de la vie sur le front.



En Argonne, la ligne de front jouit d’un état de conservation exceptionnel puisque la quasi-totalité des vestiges de guerre est encore visible dans la topographie et le paysage forestier (Brenot et al., 2017b ; Taborelli et al., 2017), les opérations de nivellement étant encore relativement faibles à l’intérieur de la forêt. Cette couverture forestière assure un rôle de protection naturelle contre la dégradation irréversible de l’information archéologique, en particulier sur les structures encore en élévation.



C’est dans ce cadre géo-historique que la présente étude a été menée afin d’étudier et de quantifier les processus de conservation et d’altération des vestiges de la Grande Guerre, en intégrant le fait que le site a connu dès son abandon en 1918 un retour aux conditions naturelles initiales. Le premier objectif de cette opération de terrain est donc de comprendre les processus d’édification et d’entretien des structures de tranchée à travers les archives sédimentaires et archéologiques. Le second objectif concerne la quantification des processus d’enfouissement et de dégradation de l’information géoarchéologique encore présente dans les vestiges de guerre. Cette étude intègre donc les paramètres naturels (nature du substrat, processus sédimentaires, pédogenèse) et les paramètres anthropiques (nationalité des structures, fonction et durée de l’occupation des tranchées).



I. Contexte géo-historique du site



A. Contexte géomorphologique



Le site de fouille est situé sur la commune de Servon-Melzicourt (Brenot et al., 2017a) en domaine de forêt domaniale, sur un plateau et un versant associé orientés au nord (Fig. 1). Ce bois correspond à la lisière occidentale du massif argonnais. Le relief est marqué par des versants à pentes marquées (> 5 %), les lignes de crêtes principales sont orientées vers l’ouest (l’hydrographie suivant le revers d’une cuesta) et séparées par plusieurs ravins (thalwegs secs), elles dessinent une topographie accidentée sur laquelle se calque approximativement la ligne de front qui traverse le massif d’Argonne d’ouest en est. Sur le site, les premières lignes allemandes et françaises suivent la principale ligne de crête du Bois de la Gruerie. Au sud, la vallée de la Biesme constitue la zone de cantonnement des unités françaises articulées autour du village de Vienne-le-Château, tandis qu’au nord les unités allemandes sont appuyées par les camps de la vallée Moreau, en direction de Binarville (Taborelliet al., 2016).



Document 1: Localisation du site de fouille et évolution de la ligne de front d’octobre 1914 à septembre 1915 (sources : compilation de cartes militaires). La zone de fouille, en violet, correspond à la zone de pivot du front durant la première année de guerre.





Les versants sont développés sur un substrat albien représenté par la Gaize d’Argonne (n6Gz). Ce sédiment est une roche silico-clastique (quartz détritiques, glauconie et argile), d’épaisseur pluri-décamétrique (Laurain et al., 1998). C’est une roche légère, poreuse, perméable et souvent fracturée en blocs décimétriques, elle présente généralement une faible résistance mécanique. La surface structurale de la Gaize constitue le revers de l’Argonne, qui s’enfonce progressivement à l’ouest sous les dépôts cénomaniens (craies champenoises). Il existe également des reliquats des sables verts du Cénomanien inférieur identifiés à plusieurs reprises sur le site en lits pluri-décimétriques sur les hautes topographies. On trouve également de vastes placages d’alluvions anciennes (Fy à Fw) de l’Aisne à proximité de son cours actuel : sur le site, les hautes topographies présentent des séquences argileuses à sablo-graveleuses. Seules les structures situées en bas de versant (3eligne allemande) sont inscrites dans la Gaize, toutes les autres sont concernées par un encaissant argilo-limoneux à argilo-sableux, d’épaisseur pluri-métrique en repos sur la gaize.



Les substrats présents en forêt d’Argonne ne favorisent pas une agriculture céréalière compte-tenu de leur caractères siliceux, caillouteux en contexte de gaize, et généralement acides en sub-surface (pH ~ 4 à 5, Duchaufouret al.,1960), expliquant la présence d’une forêt ancienne sur ce massif. La gaize a en revanche été exploitée pour ses ressources en phosphates (Buffetaut, 2006). Les sols ont tendance à rester jeunes, peu évolués, peu colorés, où les attendus sols bruns forestiers ne peuvent prendre naissance.



B. Contexte historique dans la Grande Guerre



Après les contre-offensives françaises du mois d’août 1914, les unités allemandes se réfugient et s’appuient sur une ligne de crête correspondant approximativement au versant nord de la Vallée Moreau (Brenot et al., 2017a). À partir d’octobre 1914, les forces allemandes parviennent à organiser une offensive dans la forêt d’Argonne qui se traduit dans le secteur du Bois de la Gruerie par une progression vers le sud de deux kilomètres où la ligne de front évolue selon une progression par thalwegs successifs (vallée Moreau, vallée Dieusson, ravin Bel-Abri) jusqu’à l’hiver 1914 (Taborelli et al., 2016).



Dans le secteur d’étude, entre octobre 1914 et mai 1915, les unités françaises tiennent le versant qui domine les positions allemandes présentes dans la vallée Dieusson (Brenotet al., 2017a). Cette période voit le développement d’un réseau primitif orienté selon un axe nord-est/sud-ouest (Fig. 1). Les offensives allemandes du printemps 1915, en particulier à l’ouest du site, provoquent une rotation progressive du front qui se positionne alors selon un axe est-ouest (Brenot et al., 2017b). Le 20 juin 1915, sur le site, un assaut allemand provoque le recul des positions françaises jusqu’à la ligne de crête1, à la suite duquel de violents combats s’engagent pendant plusieurs jours consécutifs. Le 2 juillet 1915, les français parviennent à reconquérir partiellement le terrain conquis sur quelques dizaines de mètres vers le nord. Dès lors, le no man’s land est définitivement établi sur le plateau pour trois années de confrontation.



En septembre 1918, les offensives alliées en Argonne mettent un terme à trois années d’une guerre immobile. À partir des derniers jours de septembre (entre le 24 et le 26), les unités américaines (Première Armée américaine en Argonne) sont acheminées sur la zone de première ligne. Accompagnées d’unités françaises, les armées progressent vers le Nord reprenant les lignes allemandes non sans combats très meurtriers. Sur le site, le 368eRI US (composé de fantassins afro-américains, encadré par des officiers français) est stationné en lisière des Bois de la Gruerie, en position intermédiaire entre les unités françaises à l’est (11eRI de Cuirassiers) et les unités américaines à l’ouest (Lengel, 2014). Sa présence a été attestée sur le site par la découverte de mobilier militaire américain abandonné ou perdu dans les tranchées françaises (outils, munitions, éléments d’uniforme).



D’après les données collectées dans les Journaux de Marche et d’Opérations (JMO), une soixantaine de régiments d’Infanterie se sont succédés sur les communes de Servon-Melzicourt et Vienne-le-Château, ainsi qu’une quinzaine d’autres régiments (territoriaux, coloniaux, chasseurs à pied, cuirassiers, tirailleurs) sur toute la période de la guerre, mais seuls 25 régiments sont identifiés comme ayant combattu sur ou à proximité immédiate de la zone de fouille. Une seule unité de l’armée allemande – comme le veut la systématique militaire prussienne – a été particulièrement présente dans la zone de fouille et cantonnée dans les lignes reliées au site. Il s’agit de la 9edivision de la Landwehr2, stationnée pour l’essentiel en Argonne pendant toute la durée de la guerre. Dans la zone de fouille, seul le 83eLIR a occupé de façon continue, de septembre 1915 à septembre 1918, le site de premières lignes étant situé dans le camp Moreau, dans les deuxièmes lignes.



Après la fin du conflit, la zone est démilitarisée, les abris allemands dynamités et/ou rebouchés. La zone d’étude est classée en propriété domaniale (zone dite « rouge », impropre à l’exploitation agricole), et la couverture végétale se développe notamment par l’appui d’une replantation opérée entre 1927 et 1931 avec des essences essentiellement représentées par Abies grandis, Psedotsuga douglasii et Picea abies. Dans les années 1980, l’ONF favorise le retour progressif en régénération de feuillus (Brenot et al., 2017a).



II. Méthodologie de fouille et implantation des sondages



Lors des trois campagnes de fouilles (Brenot et al., 2017a), les différents sondages (Fig. 2) ont été implantés et réalisés selon trois critères principaux :



• accessibilité pour la pelle mécanique : les quelques chemins forestiers présents, la végétation dense et le fort relief lié aux réseaux de tranchées ont d’abord contraint l’emplacement des sondages ; ils sont donc généralement réalisés à proximité des chemins et sur des zones praticables ; d’autre part, la mécanisation de l’opération s’est tenue à respecter le système racinaire des arbres afin de ne pas endommager la forêt. Tous les sondages ont été rebouchés à la fin de l’opération ;



• choix de l’implantation : en 2014, les sondages ont été implantés sur les trois premières lignes de chaque camp, d’après les données cartographiques des plans militaires. En 2015, la cartographie LiDAR du site a permis l’identification de structures secondaires qui ont été fouillées dans le prolongement des structures 2014. En 2016, la fouille s’est concentrée sur les lignes supposées de la première année de guerre, identifiées grâce au LiDAR (Brenot et al., 2017b) ;



• sécurisation du sondage : avant l’ouverture mécanique, le sol a été passé au détecteur de métaux afin de repérer la présence éventuelle d’engins explosifs massifs supposant la présence d’obus non explosés. Cette règle a été systématiquement appliquée. Dans au moins trois cas, l’implantation du sondage a été modifiée (décalage de quelques mètres), la plupart du temps en lignes françaises.



Document 2 : Localisation des sondages 1 à 27 lors des campagnes 2014-2016, sur le fond de carte obtenu par LiDAR. À l’ouest du site, la forêt a été aplanie par sous-solage et replantée.





Hormis cinq sondages (SD7, 9, 16, 18 et 19) qui n’ont pas été relevés (structure bombardée, dynamitée ou découverte d’engins explosifs), toutes les ouvertures ont fait l’objet d’un relevé en coupe et/ou en plan (Fig. 3). À l’exception des engins explosifs confiés aux démineurs, l’intégralité du mobilier a été récoltée. Les coupes ont fait l’objet d’un relevé systématique afin de mettre en évidence la stratigraphie anté-conflictuelle (substrat et paléosol forestier), syn-conflictuelle (parois et fond de tranchée, parapet/parados sous forme de talus), et enfin post-conflictuelle (colluvions de comblement, sol humifère contemporain).



Document 3 : Photographies des sondages réalisés en première ligne allemande (à gauche, sondage 4) et en première ligne française (à droite, sondage 8).





III. Résultats



A. Coupes stratigraphiques



Les sondages réalisés dans le réseau de tranchées ont permis d’obtenir 11 coupes stratigraphiques dans le réseau français de la première année de guerre (sondages 3, 13, 20 à 24 et 26), et 9 coupes stratigraphiques dans les réseaux allemands et français occupés de 1915 à 1918 (sondages 1 à 6, 8, 11 et 12). Les coupes stratigraphiques ainsi établies (Fig. 4) ont mis en évidence que les déblais de tranchées, réemployés pour les talus défensifs (parapets et parados), ont permis la fossilisation des surfaces et sols associés antérieurs au conflit. Dans la quasi-totalité des sondages, ces paléosols ont été identifiés en place de part et d’autre des lignes.



Document 4 : Coupes stratigraphiques établies lors de la première campagne de fouille dans le réseau 1915-1918. Les soldats français (en haut) et allemands (coupes en bas) matérialisent le taux de recouvrement colluvial après l’abandon du réseau de tranchées en 1918





Les principaux résultats obtenus à partir de la fouille archéologique du réseau peuvent être présentés ainsi :



• Aménagements de fond de tranchée  : ils sont systématiquement préservés, au moins sous la forme d’un élément architectural (branchages, planche, solive, caillebotis, béton). Seules les tranchées françaises de l’hiver 1914-15 du SD3 et du SD20 sont dépourvues d’indices d’aménagements pour la circulation. Le boisage employé est parfois retrouvé dans un état de décomposition qui rend la lecture complexe et le prélèvement impossible. Dans les lignes allemandes du réseau 1915-18, le fond de tranchée présente des éléments métalliques (agrafes) qui prouvent la présence de montants en bois disparus. La première ligne et la deuxième ligne sont bétonnées selon un schéma de coulage in-situstandardisé (longueur et largeur de coffrage uniforme, rigole située côté parados).



• Architecture de tranchée : aucun élément architectural de soutien de parois n’a été identifié sur l’ensemble des sondages (hormis les fixations de montants et le béton allemand en première ligne) de type clayonnage, de grillage ou coffrage. Pareillement, dans le réseau 1915-18, aucun aménagement secondaire de type banquette, poste de tir, sacs de terre, poteau, n’a été identifié, à l’inverse des tranchées du réseau 1914-15. Les talus de parapet et parados sont partiellement préservés de l’érosion, mais sans indice d’aménagement de renfort (coffrage, blindage). Sous ces talus, le paléosol est présent sur une vingtaine de centimètres.



• Séquence colluviale de comblement : sa stratigraphie se présente sous la forme d’une couche colluviale homogène, limono-argileuse, fortement bioturbée, dénuée de marqueurs de déposition par processus gravitaires (ruissellement, effondrement).  Dans le réseau français cependant, il a été possible d’observer en plusieurs sondages quelques niveaux millimétriques mis en place par le ruissellement, notamment dans le vide-sanitaire situé sous le caillebotis (présent dans le réseau 1915-18), plus rarement sur le caillebotis marquant le niveau de circulation. Cette absence traduit assez logiquement l’entretien permanent du réseau jusqu’à la fin de la guerre. Enfin, l’horizon forestier contemporain est significativement représenté en partie terminale du comblement colluvial.



B. Mobilier



De manière générale, le mobilier est beaucoup plus important dans le réseau 1914-15 en comparaison avec celui retrouvé dans le réseau 1915-18, à surface équivalente3. Parallèlement, on observe une meilleure conservation des matières métalliques et organiques des objets retrouvés dans le réseau de la première année de guerre. À titre d’exemple, plus de la moitié des munitions de fusil (environ 4 000 douilles de Lebel) a été collectée dans le seul sondage 25, celui-ci correspondant à une tranchée de première ligne française de l’hiver 1914-15. En association, de nombreux restes d’équipement du soldat ont été identifiés. Les différences de densité et de conservation du mobilier observées entre les deux phases de la guerre semblent corrélées (i) à l’activité militaire en terme de nombre de soldats présents sur le site, (ii) aux processus de récupération des matériaux qui s’intensifient à partir de 1915, (iii) au temps d’exposition des matériaux avant leur enfouissement.



Le verre et la céramique représentent respectivement environ 20 kg et 3 kg, soit l’équivalent d’une journée de consommation de boisson d’une section de soldats au repos : quelques bouteilles, quelques flacons, quelques assiettes... Les éléments complets sont assez rares, le plus souvent des petits flacons ou des bouteilles de vins, de champagne. Pour le reste, il s’agit majoritairement de tessons isolés ou de plusieurs tessons d’une pièce, indiquant une prédominance de déchets impropres au réemploi. Cette faible représentation en comparaison avec d’autres contextes de la Grande Guerre s’explique par deux éléments corrélés l’un à l’autre : aucune fosse-dépotoir n’a été identifiée lors de la fouille, et les processus de récupération et de recyclage des matériaux durant l’occupation du site entre 1915-1918 semblent déterminants dans le faible taux de mobilier archéologique retrouvé. La faune est quasiment-absente, absence expliquée par l’acidité des sols. Seuls les restes d’une sépulture d’un soldat français abandonné (?) dans le no man’s land ont été dégagés et matérialisés par une paire de brodequin dans lesquels étaient présents les os des pieds. Si les gros os du tarse et les phalanges sont très altérés, les métatarses et les os médians du tarse sont les mieux conservés et les mieux engagés dans la chaussure. Au contact du cuir, leur corticale a pris une teinte rouge sombre. Les pieds ont ainsi bénéficié de la protection des brodequins, contrairement au reste du corps dont aucun vestige osseux n’a été retrouvé. Cette acidité s’observe également par le fort degré d’oxydation des métaux alumino-ferreux, à l’inverse des objets en alliage cuivreux généralement mieux conservés.



Plusieurs densités de mobilier ont pu être obtenues à partir de la quantification menée sur le site, ramenée à la surface de fouille : environ une bouteille tous les 4 m², 25 douilles de fusil par m², 1 kg de fer par m², 10 g de plomb (shrapnel) par m².



C. Analyses morphométriques



Afin de quantifier les architectures stratigraphiques des tranchées et leur comblement post-conflictuel, plusieurs mesures ont pu être réalisées à partir des 20 coupes obtenues dans le réseau de tranchées (Fig. 5). Elles concernent des mesures de distances (largeur de fond, épaisseur colluviale, profondeur de creusement) et d’angles (parois et surface colluviale). La profondeur de creusement correspond à la distance entre le fond de tranchée et la surface du paléosol si celle-ci est renseignée, sinon à partir du profil de creusement connu. Ensuite, les angles à l’équilibre sédimentaire ont été mesurés sur les profils de parois renseignés par les coupes par rapport à l’horizontale. Les angles colluviaux sont donnés par la surface du comblement par rapport à l’horizontale.



Document 5 :en haut : Paramètres descriptifs considérés pour la quantification de l’architecture des tranchées et de la dynamique colluviale : a : largeur de fond ; b : épaisseur des colluvions ; c : profondeur du creusement ; d : élévation totale des vestiges (tranchée et talus) ; S1 : angle des parois conservées ; S2 : angle du comblement à l’équilibre. À gauche : Relations graphiques entre les mesures de largeur (a), de l’épaisseur du comblement (b), et de l’élévation totale des vestiges exprimées en fonction de la profondeur du creusement (c). À droite : mesures d’angles à l’équilibre des parois et surface colluviale à l’équilibre en fonction de la période de fonctionnement des tranchées.





À partir de ces mesures, les différentes relations entre la largeur (a) et l’épaisseur colluviale (b) exprimées en fonction de la profondeur de creusement (c) sont établies en fonction de la nationalité des structures et de leur phase d’utilisation.



En premier lieu, les profondeurs de creusement (abscisse) varient entre 1 et 2,3 m, parallèlement les largeurs de tranchée sont toujours comprises entre 40 et 90 cm. Les profondeurs de creusement sont équivalentes pour les deux nationalités, elles ne varient pas significativement entre les deux phases de la guerre (côté français), bien que de nombreuses tranchées françaises de la première année de guerre soient globalement inférieures à 1,7 m.



L’épaisseur colluviale, qui varie de 40 à 120 cm pour les tranchées 1915-18, apparaît indépendante de la profondeur de creusement. En revanche, pour les tranchées françaises de 1914-15, on observe tout d’abord que le colluvionnement est nettement plus important avec des épaisseurs variant entre 100 et 160 cm ; ensuite, il existe une bonne corrélation linéaire entre l’épaisseur colluviale et la profondeur de creusement de la tranchée, hormis pour un seul sondage (SD13).



Les mesures d’angles réalisées sur les parois montrent que celles-ci sont légèrement plus abruptes dans le réseau 1914-15 (moyenne de 68°) que dans le réseau 1915-18 (moyenne de 59°). L’angle de la surface colluviale est corrélé avec l’épaisseur colluviale, avec un angle d’équilibre faible dans le réseau 1914-15 (moyenne de 11,5°) et plus important pour le réseau 1915-18 (moyenne de 42°).



IV. Discussion



L’analyse morphométrique des tranchées et la distribution du mobilier associé montrent qu’il existe une dichotomie nette entre le réseau de tranchées utilisé dans la première année de guerre, abandonné par les unités françaises et non-réutilisé par les allemands, et le réseau constitué à partir de l’été 1915 et fréquenté jusqu’en 1918. Cette dichotomie se manifeste d’abord par une différence quantitative et qualitative du mobilier retrouvé en fouille : il est abondant et relativement bien conservé dans le réseau 1914-15, souvent retrouvé en place en fond de tranchée. À l’inverse, le mobilier est peu abondant et en mauvais état de conservation dans le réseau 1915-1918, alors que ce dernier a été occupé trois fois plus longtemps. La seconde observation concerne la morphologie stratigraphique des tranchées, où les parois de tranchées et les aménagements de parois apparaissent mieux conservés dans le réseau 1914-15 sous une épaisse strate colluviale (au moins 1 mètre), tandis que les bords et les aménagements de parois apparaissent plus érodés dans le réseau 1915-18, sous une plus faible épaisseur colluviale (en moyenne inférieure à 1 mètre).



Ce résultat démontre que le réseau de la première année de guerre, occupé moins longtemps mais exposé plus longtemps au ruissellement, contient plus de mobilier et ses parois sont mieux conservées que le réseau occupé plus longtemps mais exposé moins de temps au ruissellement. Les faciès de comblement sont cependant similaires (comblement naturel par gravité, bioturbé) puisque les conditions du comblement restent identiques. Le comblement des structures 1914-15 ayant fonctionné 3 années de plus que celui des structures 1915-18, dans un contexte dépourvu de couverture végétale, le colluvionnement a atteint un niveau d’équilibre conduisant à un quasi-nivellement du réseau 1914-15. Le comblement rapide a également permis une bonne fossilisation et conservation des niveaux d’occupation ainsi que de l’architecture initiale (Fig. 6).



Document 6 : à gauche : une tranchée inondée avec une paroi en cours de déstabilisation par effondrement gravitaire   (source : BDIC). À droite : schématisation de l’évolution différentielle des architectures de tranchée en fonction de leur durée et période d’utilisation.





Pour les tranchées 1915-18, le fonctionnement apparaît différent : les tranchées étant entretenues pendant trois années, l’effondrement progressif des parois est à l’origine de l’évasement progressif des tranchées, comme en témoignent les photographies d’époque (Fig. 6). Il ne peut plus alors s’agir de reconstituer des parois verticales, mais bien de nettoyer le fond des tranchées pour permettre une circulation aisée. L’entretien des tranchées, accompagné d’un recyclage intense des matériaux en particulier dans les lignes allemandes, conduit à la raréfaction des déchets qui subissent en outre une plus longue exposition à l’altération biochimique. Les parois évasées des tranchées de 1915-18 et la plus faible accumulation sédimentaire post-conflictuellle témoignent de la plus longue durée d’utilisation du réseau. La végétalisation progressive de la surface met un terme à l’aplanissement du site.



Conclusion



En ayant fouillé environ 1 % d’un site dans les premières lignes du front d’Argonne, cette étude permet de dresser un schéma général de conservation d’un champ de bataille un siècle après son abandon. Elle souligne l’importance des processus de récupération et d’entretien du site syn- et post-conflictuels, d’altération naturelle et anthropique dans la conservation de l’information archéologique. À partir d’une vingtaine de sondages réalisés sur les premières lignes de front, les coupes stratigraphiques ont permis de mettre en évidence les modalités de conservation du mobilier et des architectures de tranchée en fonction des paramètres naturels et anthropiques.



La compilation des données géoarchéologiques montre que la vitesse de dégradation de l’information archéologique est proportionnelle à la durée d’utilisation des tranchées, dégradation amplifiée par un contexte de substrat acide qui ne favorise pas une bonne conservation du mobilier. L’absence de séquences de colluvionnement synchrones des occupations semblent refléter l’entretien systématique et permanent des tranchées pendant leur période de fonctionnement. Ce fait est compatible avec les témoignages des soldats dont la vie quotidienne est rythmée par l’entretien des lignes du front.



La séquence de comblement succède immédiatement à l’abandon des tranchées, entraînant un effondrement partiel des parois et des parapets ainsi que la mise en place d’une séquence non-stratifiée, homogène et brève, sur une période estimée à 1-10 années. Cette séquence totalise une épaisseur moyenne de 1 mètre. Une seule séquence de paléosol a été identifiée, elle correspond au sol antérieur à la Première Guerre, fossilisée sous les déblais de parapet et parados. Un horizon humifère se met alors en place en position sommitale témoignant de la reconquête du milieu par la forêt, depuis la fin de cette phase (années 1920) : dès lors, la topographie est stabilisée puis fossilisée.



Une quantité significative de mobilier a été exhumée sur l’ensemble du site (~1 à 2 kg/m²), dominée par des munitions légères et des éclats d’obus. Cette quantité demeure cependant relativement faible en comparaison avec d’autres contextes géoarchéologiques de la Grande Guerre. Son état de conservation et son abondance est variable, fortement dépendante de la matière, des conditions d’enfouissement et du contexte du vestige. Les structures rapidement enfouies (abandon, effondrement) révèlent une grande quantité de mobilier civil et militaire, tandis que les vestiges occupés durant les trois années de guerre de position sont généralement pauvres en mobilier, en raison de l’entretien et/ou de la récupération des structures. La quantité de mobilier abandonné est donc inversement proportionnelle à la durée d’occupation du site par les soldats.



Cette étude montre ainsi qu’il est possible de proposer un modèle géoarchéologique d’évolution de conservation d’un site de la Grande Guerre à partir d’un jeu de données relativement restreint dans l’espace, mais bien contraint par les données archivistiques, archéologiques et stratigraphiques. La mauvaise représentation des archives archéologiques (mobilier, architecture) et sédimentaires (séquences syn-conflictuelles) doit être relativisée au regard du type de structures appréhendées lors de cette fouille : aucune fosse dépotoir n’a été découverte lors des trois années de prospection, ni aucun bassin sédimentaire de type puisard qui auraient pu documenter des processus d’accumulation continue pour toute la période de l’occupation du site.



Enfin, une inconnue demeure sur les processus d’altération du signal géoarchéologique sur le site, concernant les phénomènes de récupération post-conflictuels. Si aucune donnée archivistique n’a pu être obtenue sur le nettoyage militaire du champ de bataille après l’armistice et les ferrailleurs d’après-guerre, ce phénomène ne peut être quantitativement négligé au regard des observations de l’action des pilleurs faites durant les trois années de fouille.



Remerciements



Les auteurs remercient le comité d’organisation du colloque « Impacts environnementaux et Approches spatiales de la Grande Guerre » à l’Université de Reims. Cette étude a été supportée par un co-financement de la Éveha/DRAC Champagne-Ardenne, et rendue possible par la participation bénévole d’une vingtaine de fouilleurs sur les trois campagnes de fouille. Nous remercions en particulier Yves Desfossés, Rodolphe Brichot, Jérôme Boulanger ainsi que les démineurs de Châlons-en-Champagne pour leur aide et leur soutien scientifique.



Notes



1Sur la route actuelle de Vienne-le-Château à Servon-Melzicourt



2Créée au début de l’année 1915, la 9edivision inclue les 83e, 116eet 118eLIR.



 3Au total, 300m² de réseau ont été fouillés.



Bibliographie



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