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n°2 mai 2013 : Géographie historique des paysages en Allemagne:

Le paysage des polders allemands de la mer du Nord : de l'immobilisme au renouveau ?

Lydie GoeldnerGianellaMartin Doering


Par Lydie Goeldner-Gianella (Professeur de géographie, Université Paris 1 / UMR 8586 PRODIG-CNRS) et Martin Döring (Chercheur à l'Université de Hambourg-Institut de Géographie de Hamburg et à l'Institut pour la Recherche Côtière de Geesthacht).



Résumé : Sur les côtes de la mer des Wadden, des polders ont été créés sur 6000 km2 depuis le XIe siècle. Présentant des caractéristiques communes (digues, fossés de drainage, exploitation agricole, terpen), ce paysage marqué par l'immobilité a acquis le statut de paysage culturel, que même le récent processus de dépoldérisation ne paraît pas atteindre. Seule la multiplication des éoliennes le défigure depuis deux décennies, à un point tel qu'on parle désormais de (r)évolution paysagère et de paysage énergétique.



Mots-clefs : polder, paysage, digue, techniques, dépoldérisation, énergie éolienne



Abstract : On the Wadden sea coast, land had been reclaimed over 6000 km2 since the eleventh century. With common caracteristics (as dikes, drainage ditches, farming and terpen), this landscape known for its immobility acquired the status of cultural landscape, that even the recent processes of depolderisation couldn't disarrange. Since two decades, the proliferation of wind turbines disfigures it to such an extent that we can speak about landscape (r)evolution towards an energy landscape.



Key words : polder, landscape, dike, technics, depolderisation, windenergy



Introduction



Dans cet article, nous entendons le mot "paysage" dans son sens le plus concret d'espace organisé qui s'offre au regard. De ce fait, nous évoquerons davantage l'espace observé que les observateurs de cet espace. Cette position nous permettra de ne pas traiter du fait qu'"il n'existe(rait) pas un paysage des Marschen" mais plusieurs, en raison de représentations sociales diversifiées (Hasse, 1997). Nous pensons au contraire, en termes strictement objectifs, qu'un tel paysage existe et qu'il se caractérise par des composantes et une évolution bien particulières, à la fois proches de celles qui ont marqué l'Europe du nord-ouest dans le dernier millénaire, mais aussi propres à l'Allemagne du Nord dans les dernières décennies. Le long des côtes de la mer du Nord, les premiers polders sont apparus au XIe siècle, et plus précisément dans la seconde moitié du XIe siècle sur les côtes allemandes. Les polders, maritimes comme estuariens, couvrent environ 6 000 km2 dans ce pays, où ils constituent un paysage particulier aussi étendu que celui des polders néerlandais, bien plus connus pour leur part. Après avoir détaillé les composantes traditionnelles du paysage des Marschen, nous nous interrogerons sur la permanence, l'immobilité de ce paysage, notamment structurelle, en dépit de quelques évolutions récentes dans sa composition, à partir des années 1950, puis dans sa structure même à partir de la fin du XXe siècle, en rapport avec l'essor de l'énergie éolienne sur les côtes de la mer du Nord.



I. Les Marschen des côtes allemandes : un paysage figé ?



A. Le paysage traditionnel des Marschen



Un polder (ou Koog en allemand) est une terre conquise sur une étendue d’eau (marine, lacustre ou fluviale) par endiguement et assèchement, généralement à des fins d’exploitation agricole. Le niveau du sol y est inférieur au niveau maximal du plan d’eau voisin, ce qui rend indispensables la construction et l’entretien de digues pour préserver de toute entrée d'eau ces espaces conquis - à l'exception des eaux pluviales et de celles du réseau de drainage.  La poldérisation a créé, en Allemagne, une vaste région appelée les Marschen, progressivement conquise sur la mer et constituée de dépôts sédimentaires de l'Holocène. Celle-ci s'étend aujourd'hui, sur plus d'une dizaine de kilomètres de large, entre les anciennes formations morainiques et fluvio-glaciaires du Pléistocène (la Geest) et un espace marin constitué de larges marais maritimes non conquis, appelé mer des Wadden (Wattenmeer). La géologie permet de distinguer, au sein des Marschen, les vieux marais ou Sietland, formés de dépôts saumâtres, et les jeunes marais ou Hochland, constitués de dépôts marins et correspondant stricto-sensu à la zone des polders.



Le paysage des polders se compose en tout lieu d'éléments identiques, à la fois, linéaires,  géométriques et ponctuels, mais plus rarement verticaux (photo 1). Les éléments linéaires des Marschen comprennent le réseau des digues successivement construites sur la mer et généralement couvertes de gazon, et le réseau des fossés de drainage. D'autres éléments présentent une forme géométrique plus complexe : ce sont les parcs de sédimentation et leurs jardins de vase, situés sur le Watt (vasières) directement au pied des digues en Allemagne, et apparus sur les côtes du Schleswig-Holstein à la fin du XIXe siècle. Les éléments ponctuels de ce paysage sont les fermes, souvent séparées les unes des autres par des chemins ou des fossés de drainage, mais aussi, en certaines régions, d'anciens tertres appelés terpen aux Pays Bas, Wurten dans les Dithmarschen et Warften en Frise du Nord. Il s'agit de buttes d'argile artificielles qui ont été construites entre le IVe siècle avant J.C. et le XIVe siècles sur une grande partie des rives de la mer du Nord, et plus précisément à partir du Ier siècle avant J.C. en Allemagne, dans le secteur de l'Ems (Basse-Saxe). Ces élévations anthropiques en argile, hautes de plusieurs mètres pour se prémunir des submersions marines, étaient destinées à l'habitat et aux cultures avant la poldérisation, l'élevage se pratiquant alors sur les schorres situés en contrebas (Lebecq, 1980 ; Behre, 1994). Ces anciennes formes d'habitat marin ont été intégrées à la terre au fil des poldérisations. Elles sont restées surmontées de fermes ou d'habitations et continuent à jouer un rôle protecteur face au risque de rupture des digues. Les seuls éléments verticaux de ce paysage sont les clochers des villages ou les actuelles éoliennes, qui se sont multipliées depuis la fin des années 1990 (cf. infra). Celles-ci apportent aujourd'hui une certaine verticalité et du mouvement à ce paysage rural, resté très figé dans sa structure et ses activités.



Vu du sol, ce paysage s'avère très plat, sans élément saillant (notamment dans les secteurs où il reste dépourvu d'éolienne), en dépit de ses digues hautes de quelques mètres. Vu du ciel, il se caractérise par son uniformité, la répétition de sa structure et sa couleur verte dominante, couvrant tant les digues que les nombreuses prairies pâturées ou, du côté de la mer, les schorres naturels ou artificiels (photo 2). C'est bien ainsi qu'il était encore donné à voir dans la série diffusée par Arte, L'Allemagne des bords de mer, à l'automne 2012.





Photo 1 (L. Goeldner, février 1995) Cette photographie est prise depuis une digue engazonnée, haute de quelques mètres, sur le littoral de la Basse-Saxe (secteur de Wittmund). Cette digue fait office de 2nde ligne de digues. La digue de mer est visible au fond et à droite de l'image, isolant de la mer les 146 ha des Jheringsgroden, conquis en 1990 et voués au pâturage. À gauche se trouve un polder à l'habitat dispersé, consacré aux labours. La forme des arbres indique l'importance et la régularité du vent - qui elle-même explique l'installation d'éoliennes, visibles au loin.








Photo 2 (L. Goeldner, mai 1994) Cette photographie, prise depuis une digue dans la péninsule d'Eiderstedt (Schleswig-Holstein) caractérise bien le paysage des Marschen. Du côté de la mer des Wadden, on distingue deux terpen, dont l'un est surmonté de deux maisons traditionnelles et du célèbre phare de Westerhever, seul élément vertical du paysage visible de loin. Un schorre s'est constitué dans un large parc de sédimentation, dont on devine le carroyage et quelques rigoles. La digue de mer, haute ici de quelques mètres, est consacrée à l'élevage ovin. Cette pratique extensive d'élevage permet l'entretien de la digue. En contrebas, dans le Westerhever Koog, on aperçoit une route de desserte, un habitat rural traditionnel et dispersé, accolé à la route, et des prairies également vouées à l'élevage ovin. Les arbres, rares, servent à abriter les maisons du vent.




B. Un paysage durable : un millénaire de conquêtes sur la mer



On considère qu'une ligne continue de digues et, par conséquent, les premiers polders seraient apparus le long des côtes de la mer du Nord vers le XIe siècle, c'est-à-dire il y a un millénaire. Ce passage d'un paysage de marais et de terpen à un paysage endigué s'expliquerait par une augmentation de la pression démographique sur les terpen (Lebecq, 1980), doublée d'une régression marine facilitant l'endiguement. Le déclin de l'industrie lainière frisonne, contemporain de cette grande évolution dans l'aménagement du trait de côte, confirmerait cette idée, car cette proto-industrie se fondait jusque-là sur un pâturage intensif du schorre (Kramer, 1989). De premières digues encerclantes (ou Ringdeich) apparaissent en Allemagne dans la seconde moitié du XIe siècle, autour des terpen ou de leurs finages (Meier, 1993). La création de ces premiers tronçons de digues, par exemple dans le Schleswig-Holstein (Dithmarschen, Westermarsch) ou en Basse-Saxe (Jeverland, Butjadigen), permet d'aménager les terres basses mal drainées et les marais tourbeux (Brandt, 1992). On évolue vers un système de digues plus complet et clos au XIIe siècle, dans quelques secteurs aménagés par les Néerlandais (Van Veen, 1955) - comme les marais estuariens de la Weser et de l'Elbe - puis au XIIIe siècle sur le reste de la côte allemande[1].



Mais le combat contre la mer perdure et n'est pas gagné de façon définitive, car les digues cèdent lors de multiples tempêtes et la terre recule alors face à la mer : on peut évoquer la formation de l'immense golfe de Jade en 1164, la dévastation de la côte allemande en 1287, la formation de la baie du Dollart et l'émiettement de la  Frise septentrionale en 1362 - en partie à l'origine de la formation des Halligen[2] -, les tempêtes de 1509 et 1570, et celle de 1634 - à l'origine de la séparation en deux parties de l'île de Nordstrand-Pellworm -, puis les épisodes de 1717, 1825 etc. Les tempêtes se poursuivent au XXe siècle, celle de 1962 ayant été particulièrement meurtrière dans l'estuaire de l'Elbe. Mais à partir du XVIe siècle, les techniques ont suffisamment progressé pour permettre une reconquête plus rapide des terres perdues. Ainsi, la vaste échancrure du Ley, vaste de 120 km2 à la fin du XVe siècle, aura été reconquise sur plus des deux tiers de sa superficie en 1950.



Classiquement, quatre types d'acteurs, aux moyens financiers et humains puissants, interviennent successivement dans cette conquête, du Moyen-Âge à la fin du XXe siècle : les communautés paysannes ou religieuses, les seigneurs et propriétaires fonciers, les marchands et hommes d'affaire à partir du XIXe siècle puis l'État au XXe siècle. Un vaste plan d'endiguements est notamment conduit sous le IIIe Reich pour parvenir à l'autarcie alimentaire et gagner la "bataille de la production" (Shirer, 1983). Douze polders sont construits sur environ 9 000 ha entre 1933 et 1938 afin d'abriter un millier de nouveaux colons (Weibe, 1979) - par exemple les Hermann-Göring-Koog (aujoud’hui Tümlauer-Koog) et Adolf-Hitler-Koog (aujourd’hui Dieksanderkoog). Des années 1950 au début des années 1990, ce sont encore 18 000 ha qui sont conquis dans le Schleswig-Holstein, avec une vocation majoritairement agricole, et 15 400 ha en Basse-Saxe avec dans ce cas une vocation majoritairement industrielle et portuaire, notamment le long des estuaires de la Weser et de l'Elbe.



C. Un paysage figé ?



Dans un contexte particulier de forte mobilité de la côte, marqué par une succession d'avancées et de reculs au gré des grandes tempêtes, le fait marquant du paysage des Marschen reste son apparente absence d'évolution d'un polder à l'autre, au fil des décennies, voire des siècles. Le paysage paraît effectivement figé, tant il évolue peu, du moins dans sa structure: ses éléments constitutifs restent présents et associés au fil du temps, ce que laisse à penser l'analyse des cartes topographiques ou celle des peintures d'Emil Nolde, montrant un paysage de Marschen du début du XXe siècle différant peu du paysage actuel des polders de Frise du Nord.





Fig. 1 : E. Nolde, Marschlandschaft mit Hof, aquarelle sur papier japonais.



Les aquarelles ou peintures[3]  d'Emil Nolde présentent en effet une composition ou des motifs récurrents (cf. figure 1) : deux tiers de ciel, un tiers de marais ou de polder, une ou quelques maisons ou fermes frisonnes traditionnelles, un espace plan composé de marais ou de champs, des chenaux ou des canaux. On devine quelquefois une digue ou un terp, conférant un léger relief au tableau[4]. Mais il y a presque davantage de "relief" dans les cieux très colorés ou tourmentés. Comme le disait E. Nolde : "Souvent, je me retrouvais face à une nature grise et prosaïque mais qui, grâce au soleil, au vent et aux nuages, pouvait soudain devenir d'une richesse dispendieuse" (Hudowicz, 2008). Quatre couleurs hantent les Marschen d'Emil Nolde  : le vert des prairies ou des marais, le bleu de quelques chenaux ou canaux, le rouge des murs en brique des fermes et le gris-brun des toits de chaume. Les digues, du fait de leur faible altitude, ne sont jamais l'élément dominant de ce paysage peint, surtout marqué dans sa partie terrestre par son absence de relief, son homogénéité dans les couleurs et quelques éléments ponctuels.





La lecture des cartes topographiques, qui permet pour ce type de paysage de remonter dans le temps, nous livre les mêmes informations. La figure 2 montre ainsi une évolution de la poldérisation sur plus de cinq siècles dans une zone comprise entre la baie de Nordstrand et la commune de Struckum, au nord de Husum en Frise du Nord.





Fig. 2 : Les composantes du paysage des Marschen



Plusieurs générations de polders s'y succèdent, d'est en ouest, celle des Breklumer Koog et Wallsbüller Koog, construits entre 1400 et 1600, celle du Desmerciereskoog, datant de 1767, celle du Cecilienkoog, remontant à 1905, et celle, enfin, du Beltringharder Koog, clos en 1987. Le paysage se répète d'un polder à l'autre (à l'exception du Beltringharder Koog dont nous reparlerons infra), quand bien même plusieurs siècles les séparent : présence de digues, souvent surmontées de routes, d'un habitat rural dispersé, de fossés de drainage à ciel ouvert, de terres agricoles, et rareté des arbres. Seuls diffèrent entre les différentes périodes la présence ou non d'anciens terpen rattrapés par la poldérisation, la hauteur des digues, croissante au fil du temps, la conservation ou non des digues - parfois aplanies ou peu visibles pour les plus anciennes, car surmontées de routes comme à la frontière sud du Breklumer Koog -, la densité du réseau de drainage, qui était bien supérieure dans les polders antérieurs à 1600 enfin, les types de cultures diffèrent généralement entre les polders de dernier et de premier rang, ceux-ci étant généralement mieux drainés et topographiquement plus hauts, donc plus favorables aux cultures céréalières qu'aux prairies - majoritaires pour leur part en contrebas de la Geest.



Cette évolution à peine perceptible du paysage des polders s'avère plus formelle que structurelle. Elle s'explique en partie par les progrès techniques réalisés dans la construction des digues. Ainsi, leur hauteur moyenne aurait été grossièrement multipliée par deux à trois en cinq siècles, s'élevant peu à peu comme le niveau de la mer. Elle serait passée de moins de 3 m en 1438 (pour une digue de l'Elbe située près de Scheelenkuhlen) à 4,20 m en 1596 (sur l'ancienne île de Beltringharde), 6,50 m au XVIIIe siècle et enfin 7,80 m dans le Speicherkoog (1975). Les digues actuelles ont une hauteur d'environ 8 m. Le profil des digues a également évolué, étant aujourd'hui deux fois plus doux que par le passé pour leur pente externe et deux à trois plus faible pour leur pente interne, de façon à limiter l'affouillement par les vagues en cas de déferlement. Cette atténuation des pentes va de pair avec un élargissement de leur base, toutefois moins perceptible encore dans le paysage vu du sol. La largeur basale serait passée, pour les digues mentionnées supra, de 15 m en 1438 à 85 m en 1975, soit cinq fois plus en cinq siècles. La protection en dur de la base des digues les plus exposées s'est également modifiée au cours des siècles[5] sur le trait de côte : si des poteaux ou des madriers en bois étaient ancrés verticalement devant la digue (Stackdeich) au XVIe siècle, l'usage de la pierre, matériau plus durable, s'est généralisée au cours du XIXe siècle. En parallèle, des "parcs de sédimentation" (cf. photo 2) ont été construits depuis cette date pour freiner la houle et créer des conditions favorables à la sédimentation et donc à la formation de schorres. Vastes carrés de quatre hectares, ces parcs, dont les limites sont constituées de pieux et de fascines, encadrent des "jardins de vase" comprenant un système de levées et de rigoles, régulièrement recreusées[6]. Servant à faciliter la poldérisation jusqu'aux années 1980, ces parcs jouent aujourd'hui le rôle d'atténuateur de houle dans un contexte de changement climatique et d'élévation eustatique.



II. Une évolution paysagère majeure dans la seconde moitié du XXe siècle



Ce paysage de polders, a priori immobile, a connu pourtant une évolution majeure, bien que non généralisée, dans la seconde moitié du XXe siècle. En effet, aux traditionnels polders agricoles se sont adjoints des polders d'un nouveau genre, que l'on pourrait appeler "polders de nature" pour certains et même, assez paradoxalement, "polders maritimes" pour d'autres.



A. Du polder agricole au "polder de nature" ou au "polder maritime"



Le tableau 1 donne l'ampleur de ces évolutions en nombre de polders par Land, sur la base des derniers polders construits en Allemagne entre les années 1950 et 1990. Si la totalité de ces nouveaux polders comprennent évidemment une digue de mer, seuls la moitié d'entre eux sont encore voués à l'exploitation agricole et un tiers environ à d'autres activités économiques (aménagements touristiques, militaires, portuaires…). On remarque surtout que près de la moitié d'entre eux comprennent désormais de larges zones en eau, correspondant à des réservoirs permettant de stocker les eaux drainées avant de les évacuer en mer, notamment lorsque les tempêtes empêchent l'ouverture des écluses (photo 3). Un cinquième de ces polders englobe aussi des espaces naturels éventuellement protégés. Le Beltringharder Koog (cf. fig. 2) en est le cas le plus représentatif, puisqu'il n'a été construit que pour renforcer la défense côtière par la construction d'une nouvelle digue, ne comprenant en son sein que des espaces dédiés au stockage des eaux et à la protection de la nature. La partie sud du polder comprend des espaces végétalisés entourant un réservoir de stockage. Cet espace est passé, depuis la fermeture du polder en 1987, d'une végétation halophile (salicornes et Puccinellie) présente avant l'endiguement à une végétation de glycophytes, constituée de roseaux et d'herbacées sous l'effet d'une désalinisation progressive (Silinski, 2010).





Photo 3 (L. Goeldner, avril 1994) Sur cette photographie du Ockholmer Koog (Schleswig-Holstein, NW de Husum) prise depuis sa digue arrière, on distingue à droite l'actuelle digue de mer plus haute de quelques mètres, et, à l'arrière-plan, les 25 ha du polder d'Ockholm gagnés sur la mer en 1990 et voués au stockage des eaux drainées. La présence d'un ancien parc de sédimentation se remarque par la géométrie des levées qui dépassent de l'eau. Au fond, quelques maisons situées sur des terpen dans le polder voisin émergent de la brume, mais sans marquer véritablement le paysage - que seuls animent quelques moutons égarés. À l'exception des digues, les composantes classiques du paysage des Marschen ont disparu de ces nouveaux "polders de nature".




Tableau 1 : Conservation ou évolution du paysage dans les derniers polders bâtis en Allemagne (1950-2008) ?


























































 




Conservation d'un paysage agricole traditionnel




Évolution vers un paysage



de nature et d'eau




Type de paysage




Nouvelle digue




Espace agricole, par-fois habité




Autres acti-vités




Réservoir de stockage des eaux, d'aspect naturel




Autres espaces naturels




polders de 1ère ligne remarinisés




Basse-Saxe



(16 polders créés de 1950 à 1991)




16




7




7




6




2




6




Schleswig-Holstein (17 polders créés de 1954 à 1990)




17




9




5




9




5




3




Hambourg




s.d.




s.d.




s.d.




s.d.




s.d.




4




Total (33 polders)




33




16




12




15




7




13




source : Goeldner-Gianella, 2000.



Outre cette première évolution paysagère qui couvre les quatre dernières décennies du XXe siècle, treize des polders de première ligne de la côte allemande, non habités, ont été transformées en "polders maritimes" depuis la fin des années 1980 (cf. fig.3). En ce sens, ils ont subi un processus de "dépoldérisation", certes plus ou moins marqué selon les cas et les Länder, mais permettant le retour des eaux marines au sein de l'espace endigué et donc la perte de leur vocation économique antérieure, voire de leur fonction défensive. Ainsi, dans le Beltringharder Koog dont la partie centrale est restée en contact quotidien avec la mer à travers des écluses permettant l'entrée de la marée, la végétation halophile s'est non seulement maintenue, mais s'est même étendue à l'abri des digues, sur les anciens jardins de vase endigués en 1987 (Silinski, 2010). En surface, ce processus de dépoldérisation paraît important en Allemagne, où il couvrait au total 2 800 ha[7] en 2008 (figure 3), alors que seuls 1900 ha, 1400 ha et 1300 ha avaient été respectivement rendus à la mer à cette date en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en France.









Fig. 3 : La dépoldérisation sur la côte allemande



B. Les raisons environnementales et juridiques de la première évolution paysagère des Marschen




Cette double évolution paysagère vers davantage de naturalité et d'eau, douce, puis marine, à l'abri des digues relève de différentes raisons (Goeldner-Gianella, 2000). En premier lieu, la création de vastes réservoirs de stockage des eaux douces (Speicherbecken) à partir des années 1950[8] a permis d'éviter de longues inondations des Marschen et d'améliorer les rendements agricoles. Trois raisons expliquent ce difficile drainage des Marschen et la multiplication de ces réservoirs : l'importance des précipitations sur la côte allemande, la longue durée de fermeture des digues durant les tempêtes et l'ajout, aux eaux drainées des Marschen, d'eaux continentales venant de l'arrière-pays. Ces nouveaux paysages aquatiques connaissent des variations de leur étendue au gré des saisons et de la conjoncture climatique (cf. photo 3).



La constitution d'espaces naturels dans les polders créés depuis les années 1970[9] - en particulier autour des Speicherbecken précédemment mentionnés[10] - tient pour sa part à la virulente opposition des environnementalistes qui s'est développée contre la poursuite de la poldérisation dans le Schleswig-Holstein à la fin des années 1970 ou en Basse-Saxe dans les années 1980, notamment contre les créations du Rickelsbüller Koog, du Beltringharder Koog et du polder de la Leybucht. Cette opposition qui a associé des scientifiques, des écologistes, des habitants - réunissant 50 000 protestations dans le premier cas et 190 000 signatures dans le second - n'a pas empêché ces trois vastes endiguements. Elle a néanmoins contribué à une protection grandissante des écosystèmes de la mer des Wadden (parcs nationaux, site Ramsar, site MAB) et a eu d'importants effets sur le paysage même des Marschen par la constitution d'espaces naturels au sein des derniers polders bâtis. Ces réactions socio-environnementales expliquent aussi, parallèlement à l'évolution de la conjoncture agricole, l'abandon définitif de la poldérisation sur ces côtes au début de la décennie 1990.



Le passage à la dépoldérisation, à partir de 1982, s'explique aisément dans ce contexte. Ainsi, il s'avère nécessaire, à cette période, de poursuivre la politique de défense contre la mer et de renforcer la résistance encore insuffisante des digues, tout en acceptant les arguments naturalistes de conservation ou de remplacement des marais maritimes détruits. Cette politique compensatoire est d'ailleurs apparue dans les lois de protection de la nature à l'échelle nationale ou régionale à la même période - lois insistant sur l'importance de la conservation des biotopes de vasières et de prés salés. Dix sur treize des dépoldérisation mises en œuvre en Allemagne entre 1982 et 2008[11] s'expliquent, de fait, par l'instauration de mesures compensant la dégradation de marais maritimes liée soit à des endiguements ou des élargissements de digues de nature défensive (Beltringharder Koog, Leybucht, Land de Hambourg), soit à l'implantation de conduites de gaz (Basse-Saxe), soit, enfin, à des extensions portuaire (Weser).



C. La faible extension de la dépoldérisation en Allemagne



Pour autant, les nouveaux paysages créés ne modifient pas radicalement la physionomie du paysage des Marschen. En effet, cette dépoldérisation ne concerne, pour une large part, que des "polders d'été", qui constituent en quelque sorte une frange de pré-polders aux digues très basses (2 à 3 m), traditionnellement présente en Basse-Saxe pour favoriser l'élevage ovin. Ces retours à la mer de polders d'été ne modifient que peu le trait de côte, n'influant pas directement sur le paysage des Marschen. De leur côté, les dépoldérisations pratiquées dans le Schleswig-Holstein sont restées largement "partielles", en ne permettant le retour de la mer qu'à travers un système d'écluses implantées dans le corps de la digue (cf. figure 3). Celle-ci demeure par conséquent en place et le mouvement des eaux marines est parfaitement contrôlé par l'homme. Seules quelques dépoldérisations véritables mais de petite ampleur ont été pratiquées dans l'estuaire de l'Elbe, à l'est de Brunsbüttel par exemple. Les dépoldérisations partielles n'ont que peu d'incidences paysagères : il est difficile à l'observateur de déceler la présence d'eaux salées à l'arrière des digues ou de faire la distinction entre des marais salés et des marais doux, surtout lorsque le pâturage ovin favorise la constitution de formations basses relativement uniformes de l'un à l'autre (entre des prairies de Puccinellie et des prairies humides).



Ce nouveau paysage de "polders maritimes" modifiera sans doute moins les Marschen que ne l'ont fait les transformations antérieures faisant évoluer les polders de première ligne de paysages terrestres et agricoles à des paysages en partie aquatiques et d'apparence plus naturelle. En outre, ce processus de dépoldérisation s'avère sans doute plus figé en Allemagne qu'il ne l'est dans d'autres pays, notamment la Grande-Bretagne, mais aussi la France. La philosophie de la défense côtière reste en effet très défavorable au déploiement de ce type d'aménagement sur les côtes allemandes de la Mer du Nord, du fait de l'ampleur des tempêtes dans ces régions et du souvenir marquant qu'a laissé dans les esprits celles de 1962 et 1976. Ainsi, dans le Schleswig-Holstein, les orientations du Plan Général de Protection côtière de 2001 exposent que « les retraits ou abandons de digues ne sont possibles que dans des cas exceptionnels », nécessitant d'une part que le niveau de sécurité reste au moins équivalent à l’actuel, y compris dans le cas de l’existence d’une seconde ligne de digues, d'autre part que la population concernée accepte la dépoldérisation envisagée et, enfin, que le choix de cette solution n'entraîne pas une augmentation des coûts de la protection côtière (Probst, 1998). Si les dépoldérisations ne sont pas officiellement exclues, elles paraissent, de fait, quasiment irréalisables. En parallèle, le Schleswig-Holstein continue de privilégier l'entretien d'une double ligne de digues face à la mer, demandant d'ailleurs à ce que deux lignes restent présentes en cas de dépoldérisation volontaire (Generalplan, 2001). Les préconisations face à l'élévation du niveau de la mer ne vont pas davantage dans le sens d'une réouverture des digues, contrairement à ce qui se pratique en Angleterre (Goeldner-Gianella, 2013), mais bien au contraire  dans celui d'un renforcement de la protection en place : les ingénieurs envisagent ainsi, à l'avenir, une fois opéré un premier rehaussement de la digue de mer, de construire une nouvelle digue et quelques tertres artificiels au sein même des polders de la première ligne, afin de réduire la vulnérabilité, inévitablement amenée à s'accroître (Hofstede et Probst, 2002).



Les transformations paysagères auxquelles on peut alors s'attendre, pour des raisons non plus socio-économiques mais défensives, accentueront ainsi les traits actuels du paysage des Marschen, en y insérant des digues et y faisant éventuellement renaître les terpen d'origine, que les politiques de poldérisation et d'intensification agricole avaient malmenés au fil des siècles. De ce fait, le paysage des Marschen devrait conserver une certaine permanence de sa structure et de sa composition au cours du XXIe siècle - pour autant qu'on parvienne à conserver en l'état ce paysage agricole et culturel.



III. Le nouveau paysage énergétique des polders : une seconde (r)évolution paysagère ?



A. L'attachement des Frisons au "paysage culturel des Marschen"



Ce paysage traditionnel des Marschen, qui s'est formé sous l'effet d'une forte interaction entre l'homme et la nature et que Fischer a qualifié de "paysage culturel" (1997), s'est matérialisé au fil des siècles et s'est consolidé dans sa forme actuelle à travers un long et durable combat entre l'homme et la mer. Les polders, les digues, les fossés de drainage et les terpen désignent aujourd'hui encore ce paysage culturel de Frise orientale et de Frise du Nord et livrent au visiteur une "esthétique du paysage" (Fischer et Hasse, 2001; Hasse, 1999) volontiers mise en exergue dans les brochures touristiques. En accord avec le proverbe "Dieu créa la mer, le Frison la côte"[12], ce paysage culturel est le point de départ d'une identité frisonne, qui se nourrit de ce combat contre la mer et de l'amour des Frisons pour la liberté - "plutôt être mort qu'esclave", dit, là-encore, un proverbe[13].



Ce lien étroit entre le paysage et l'identité frisonne a été clairement mis en évidence à travers les conflits qui se sont élevés au sujet de la création du parc national de la mer des Wadden et de l'inscription de cet espace au patrimoine mondial de l'humanité (Krauß et Döring, 2003). À la protection scientifiquement légitimée de la mer des Wadden s'oppose ainsi une grande quantité de besoins et d'usages, qui s'étendent de l'exploitation agricole des polders et de la sécurité fournie par les digues à l'opposition véhémente contre toute atteinte au paysage identitaire frison. Dans ce contexte conflictuel, le paysage de Frise du Nord est décrit comme "le paysage politique et contesté des polders" (Warnke, 1992) et ses habitants comme une population refusant l'innovation, conservatrice ou simplement prompte à résister.





Photo 4 : Manifestation à Büsum contre la création du Parc national



de la mer des Wadden du Schleswig-Holstein (photo H. Piening)



Paradoxalement, cette attitude s'oppose en tout point au mouvement d'implantation de l'énergie éolienne qui se développe actuellement en Allemagne - un secteur en partie promu par les acteurs des côtes allemandes nord-occidentales et présenté comme un judicieux secteur d'activité. Cette énergie éolienne constitue de surcroît une atteinte au paysage et à son image : le bas horizon des paysages côtiers et les pâturages des polders aux fermes reverdies courent le risque d'être défigurés par l'installation des éoliennes (Fischer, 2007). Ce mouvement induit la transformation définitive d'un paysage culturel et agraire en un nouveau "paysage de l'énergie", né sous l'effet d'initiatives nationales et régionales.



B. "Récolter du vent" dans de nouveaux paysages de l'énergie



Le développement, l'implantation et l'utilisation de l'énergie éolienne en Allemagne constituent  l'histoire d'une réussite politique et technologique. Depuis le début des années 1990 - période des dernières poldérisations -, la production d'énergie éolienne a été vantée dans chaque projet de développement à l'échelle nationale, au point que ce pays est devenu l'un des deux plus grands producteurs d'énergie éolienne en Europe.  Ce développement de l'énergie éolienne à l'échelle nationale a été encouragé par des mesures législatives, telles la Loi sur l'alimentation en électricité de 1991 et la Loi des énergies renouvelables de 2000, qui ont obligé les producteurs d'énergie à acheter  l'énergie d'origine éolienne à un prix plus élevé. Cette régulation a jeté les bases d'un développement stable et durable de l'énergie éolienne en Allemagne, ce qui se traduit aujourd'hui par la forte occurence des éoliennes implantées en Frise orientale et en Frise du Nord (cf. photo 5).





Photo 5 : Parc éolien de Galmsbüll en Frise du Nord (M. Deshaies, avril 2013)



Ce processus s'est encore intensifié avec le développement significatif des éoliennes de type GROWIAN (GROß-WIndkraft-ANlage ou "grande éolienne") - le premier grand projet éolien alors soutenu dans les Dithmarschen par le ministère de la recherche et de la technologie. On implanta sur la côte, en 1983, une éolienne de 100 m de haut et de 340 tonnes, produisant 3 MW et représentant à cette date un record technique à l'échelle mondiale. Bien que le projet ait subi de nombreux problèmes techniques et que les installations aient été définitivement démantelées en 1987, GROWIAN a signé le point de départ technologique d'un développement qui s'avère, depuis cette date, étroitement lié aux Marschen des Dithmarschen et de Frise du Nord. Ce développement a initialement concerné des installations inférieures à 100 m de haut, produisant 50 à 80 KW au départ et rapidement 1 MW. La 3e génération d'éoliennes, qui s'est installée dans les anciens parcs, permet de remplacer les anciennes installations par un nombre inférieur de nouvelles éoliennes, pouvant atteindre 130 m de haut avec un rendement supérieur (repowering).



Dans les vingt dernières années, c'est précisément le paysage de la côte nord-occidentale qui s'est le plus imprégnée d'éoliennes. Le Land du Schleswig-Holstein produit aujourd'hui à lui seul 30 % du courant d'origine éolienne de l'Allemagne, en "récoltant" en particulier "du vent" avec les 590 éoliennes de Frise du Nord et les 750 éoliennes des Dithmarschen, sur un total  régional de près de 2 600 installations. Husum se décrit, de fait, comme "la" capitale de l'énergie éolienne au sein de la Frise du Nord, avec 1 600 emplois directement liés à cette filière et l'organisation annuelle d'une des plus importantes foires mondiales liées au vent - appelée "HUSUM Wind" -, qui attire plus de 500 exposants venus de 30 pays différents. Au nord de Husum, dans les polders déjà décrits, la figure 2 fait aujourd'hui apparaître cinq éoliennes alignées face au vent d'ouest dans le Cecilien Koog, huit dans le Desmerciereskoog et jusqu'à une quinzaine dans le Breklumer Koog. C'est toutefois dans un polder spécifique, le Kaiser-Wilhelm-Koog dans les Dithmarschen, que ce train victorieux s'est mis en marche, avec l'implantation du projet GROWIAN - un aspect de l'histoire énergétique des Marschen que nous souhaitons plus particulièrement développer.



C. La genèse d'un "paysage de l'énergie" dans les Marschen du Schleswig-Holstein



Certes, l'énergie obtenue du vent est une technologie utilisée depuis plusieurs siècles sur la côte allemande occidentale. Très tôt, des moulins à marée et à vent furent employés pour moudre les céréales. Mais aujourd'hui, ce sont les plus modernes des éoliennes qui façonnent l'image paysagère de Frise du Nord et des Dithmarschen, depuis la mise en place du projet GROWIAN au début des années 1980. Du fait de la crise pétrolière et d'une opposition croissante à l'énergie nucléaire, le gouvernement allemand a été convaincu, à cette période, de la nécessité de développer des énergies alternatives et a recherché une zone venteuse pour de premières expériences. Dans ce contexte, le maire du Kaiser-Wilhelm Koog a proposé une partie des prairies de la commune pour l'implantation d'une première éolienne en 1983. En dépit d'un arrêt rapide, après seulement 420 heures de fonctionnement jusqu'en 1987, cette installation eut un effet certain sur les liens qui rattacha ultérieurement non seulement cette petite commune, mais aussi l'ensemble des Dithmarschen, à l'énergie éolienne. Dans un second temps, le maire a ensuite accepté l'implantation d'un second projet d'envergure : un parc éolien cette fois composé d'une rangée de petites turbines. Ainsi, en dépit de l'essor de nouveaux conflits, par exemple avec les protecteurs de l'avifaune ou les distributeurs d'énergie en milieu rural, l'énergie éolienne se développa rapidement du fait d'une rémunération attractive imposée par la loi et de l'intérêt grandissant que les acteurs locaux de Frise Du Nord manifestèrent à son égard, dans le cadre d’associations de citoyens (on parle de parcs éoliens associatifs ou Bürgerwindparks). Une fois ce type de production énergétique bien établi, des investisseurs et des opérateurs nationaux s'intéressèrent non plus uniquement à l'énergie éolienne en tant que nouvelle technologie, mais aussi aux Marschen en tant que région de production et aux spécificités de leur situation, tant au plan naturel (espace plat et présence de vent) qu'au plan structurel (des régions structurellement faibles, à développer en profitant d'une extension publique des infrastructures). C'est ainsi que les Dithmarschen et la Frise du Nord devinrent tant les éclaireurs que les pôles d'attraction d'une branche énergétique en plein essor.



Parallèlement à l'expansion spatiale de l'énergie éolienne, un conflit d'un nouveau type vit toutefois le jour, conflit d'ordre esthétique cette fois, lié à l'idée métaphorique d'une "Verspargelung" du paysage des polders et du littoral (littéralement „aspergisation“ car les éoliennes blanches et leurs troncs maigres ressemblent à des asperges !). De façon répétée, les habitants rédigèrent des rapports et émirent des plaintes au sujet des impacts sanitaires sur la population et des atteintes au paysage (cf. photo 6), notamment parmi les propriétaires de résidences secondaires qui eurent le sentiment de se retrouver dans un paysage industrielparcs éoliens associatifs. Ces incidents conduisirent le régime à légiférer une nouvelle fois, obligeant les communes à identifier des secteurs dédiés à l'installation de parcs éoliens dans leurs processus de planification (cf. loi de 1996 modifiant le code de l’urbanisme). De surcroît, il s'offrit aussi la possibilité pour des acteurs locaux d'investir avec profit dans des parcs associatifs, et, aujourd’hui, dans des parcs éoliens offshore, - tel celui de Butendiek, situé à une trentaine de kilomètres à l'ouest de l'île de Sylt.





Photo 6 : À Dagebüll (Frise du Nord), le refus de la proximité des éoliennes



(M. Deshaies, avril 2013)



En résumé, il est clair que cette dernière partie de l'histoire des polders allemands, notamment dans les Marschen du Schleswig-Holstein, a eu une influence considérable sur l'essor des énergies renouvelables en Allemagne. C'est dans les Dithmarschen et en Frise du Nord que s'est déroulée "l'expérimentation réaliste" de l'énergie éolienne (Groß et al., 2005), qui n'a pas seulement converti le paysage traditionnel des Marschen en un "paysage de l'énergie", mais a également converti l'ancienne "conquête des terres" en une "conquête de l'énergie". De surcroît, celle-ci ne se limite pas aux éoliennes : on "récolte" aussi, depuis peu, de l'énergie solaire grâce à l'installation de panneaux photovoltaïques sur les toitures des fermes (dans le Cecilienkoog par exemple), en même temps que se développe la production d'énergie à partir  de maïs et d'oléagineux.



Conclusion



Certains traits de l'évolution du paysage des polders allemands sont proches de ceux qu'ont connus les pays voisins des rives de la mer du Nord ou de l'Atlantique (Danemark, Pays-Bas, Royaume-Uni, France). Partout en Europe, la poldérisation a créé de semblables paysages agraires, du milieu du Moyen-Âge au XXe siècle, tous relativement figés ; la poldérisation a ensuite cessé entre les décennies 1980 et 1990, en même temps que se déployait lentement un processus de dépoldérisation. Le paysage des polders recèle pourtant des caractéristiques spécifiques, en Allemagne, comme la constitution de "polders de nature" pour des raisons liées à l'amélioration du drainage ou de la protection côtière, ou la rareté des dépoldérisations totales par création de brèches dans les digues de mer.  Les deux dernières décennies ont toutefois conduit à une situation paradoxale : la multiplication frappante des éoliennes a certes été responsable d'une complexification de la composition du paysage des Marschen (comme l'ont été les réservoirs de stockage, les espaces naturels et les secteurs dépoldérisés), mais aussi d'une certaine déstructuration de ce paysage, qui a ainsi perdu son horizontalité prégnante. Pour autant, les polders allemands restent frappés de fixité dans le domaine de la défense contre la mer et des mentalités qui s'y rattachent. Ce paysage nous paraît actuellement osciller, de façon contradictoire, entre un renouveau manifeste et une immobilité durable - un statut incertain qui rend difficiles son analyse et sa classification.



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[1] L'Allemagne étant considérée, dans cet historique, dans ses frontières actuelles.





[2] Les Halligen sont de petits îlots situés dans la mer des Wadden de Frise du nord, généralement issus de l'érosion du continent ou d'anciennes grandes îles.





[3] Paysage de Marschen sous le ciel du soir, 1934 ; Soir dans les Marschen, 1935 ; Paysage de Marschen au crépuscule, 1935-40 ; Ciel coloré du crépuscule au-dessus du Marsch, 1938-40 ; Paix du soir, 1930 ; Ferme de Hülltoft, 1932 ; Paysage de Marschen, 1930 ; Paysage de Marschen avec ferme ; Cieux colorés au-dessus des Marschen ; Ferme sous un ciel de crépuscule rouge ; Tard dans l'été ; Dans le Gotteskoog ; Paysage sombre (Frise).





[4] Il est parfois difficile de savoir si l'on se trouve dans des polders stricto-sensu ou sur les Halligen, donc dans des marais à l'époque faiblement protégés de la mer par des digues basses, plus proches en réalité de prés salés que de prairies endigués et pâturées.





[5] Les digues en argile des zones les moins exposées sont généralement couvertes de gazon.





[6] Le drainage efficace ainsi effectué est favorable à la fixation des sédiments puis à la croissance des halophytes.





[7] même si cette surface n'est pas nécessairement entièrement submersible.





[8] depuis 1959 dans le Schleswig-Holstein et 1956 en Basse-Saxe.





[9] depuis 1972 dans le Schleswig-Holstein et 1976 en Basse-Saxe.





[10] Le Hauke Haien Koog, créé en 1959 en Frise du Nord, comprend deux vastes réservoirs de stockage dédiés à la protection de la nature et convertis depuis 2006 en zone NATURA 2000.





[11] date à laquelle s'arrêtent nos enquêtes sur ce sujet.





[12] Gott schuf das Meer, der Friese die Küste.





[13] Lewer duad üs Slav.





 


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