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n°3 novembre 2013 : La forêt et ses marges. Autour de la biogéographie historique : outils, résultats, enjeux:

La lisière forestière, espace-temps

JeanPierre Husson


Par Jean-Pierre Husson, Professeur des Universités en géographie à l’Université de Lorraine, site de Nancy, laboratoire LOTERR, EA 1135.



Résumé : Ce texte étudie les lisières stables, floues ou dynamiques qui séparent et relient le dedans et le dehors. Il part de l’inventaire typologique et critique des sources, énonce les scénarios d’évolution et évoque enfin les nouvelles recherches  pluridisciplinaires fédérées autour de  l’archéologie des paysages et de l’intérêt  porté aux trames vertes.



Mots-clés : lisière, histoire du paysage, trame verte



Abstract : This contribution focuses on stable, unstable, or unsettled forest edges, in the way that they both separate and unite the inside and the outside. It begins with an inventory  and typology of sources, enumerates evolution patterns and finally mentions recent multidisciplinary researches revolving around landscape archaeology and contemporary challenges like green corridors.



Keywords :  forest edges, landscape history, green corridors.



La lisière sépare le dedans du dehors en dessinant une limite plus ou moins floue, stable ou dynamique dans la trilogie sylva, saltus, ager. La récente étude établie sur les forêts de Cassini (Vallauri et al., 2012) a permis de confirmer que nos impressions d’immuabilité des plaques forestières sont erronées, ce qui conforte l’énoncé déjà ancien sur la coexistence des vieilles et nouvelles forêts . Cette lisière séparatrice, plus ou moins structurée et graduée en trois étages (lisière interne, essences héliophiles, arbustes), reste un espace hybride, à part (Bonnefont, 1974). Elle départage l’espace ouvert des sylvosystèmes, avec géométrification et fossoiement du tracé réalisé et entretenu chaque fois que le pouvoir régalien ou la conjoncture agricole se sont imposés à l’organisation et à la surveillance des bois. D’ordinaire, les bois prolongent les cultures. Les deux entités ont longtemps été en connivence, avec maintes complémentarités créées au sein des finages.  Initialement, et dans leur grande majorité, ces finages sont nés de clairières culturales (Roupnel, 1932).L’architecture forestière fermée obéit au respect de trois scénarios possibles. Elle avance, est stabilisée ou recule en négatif des surfaces défrichées, cultivées, mises en prairies ou encore réappropriées par des bandeaux de friches, parfois des superficies conservées  en réserves (outfield). Lues du ciel, nous pouvons apprécier les mobilités et translations des lisières ; le recours à la  comparaison des cartes et clichés anciens désormais empilables facilitant nos démarches transdisciplinaires. Habitat spécifique, l’épaisseur de la lisière reste un espace atypique, particulier. Il s’insère dans des organisations spatiales en mosaïques  qui créent et font évoluer la mise en scène des paysages. Elargie, la lisière est marge, micro écotone. Elle constitue également des lieux exposés au regard. Elle est prolongée par des diverticules, des formes en synapses, des traces d’anciennes limites longtemps malmenées,  souvent gommées pour avoir répondu à notre souci de faire beau, géométrique et dans un esprit de simplification. Désormais, les objets évoqués entrent en force dans nos préceptes d’aménagement/ ménagement avec l’application des  textes du Grenelle 2 de l’environnement sur les trames vertes et bleues (TBV). Cette analyse fonctionne  sous réserve de retenir la lisière dans une définition extensive. Il s’agit de lisières aux formes complexes effilochées, incluant des annexes, des bosquets et bouquets d’arbres,  des traces d’anciennes limites qui témoignent de reculs successifs des massifs et encore de haies reliques (Higounet, 1980). Bref, cette lisière ne répond plus à des attentes de simplification affichées et associée à une reconnaissance des massifs placés sur la défensive mais au contraire à une approche écosystèmique. Prises en altitude avec des clichés obliques ou verticaux, les lisières changent d’aspect. Elles apparaissent souvent débordées par des conquêtes récentes qui, pour l’essentiel, résultent de formes de déprise qui ont été combattues tant que la friche était synonyme d’échec agraire. Ainsi, à l’initiative de Marius Vazeille, fut opéré l’enrésinement du Massif Central pourtant longtemps qualifié de montagne chauve dans les manuels de la Troisième République. Partout, les  communaux, les terrains de parcours ou encore maints vignobles septentrionaux naguère placés sous l’ombre portée protectrice d’une lisière ont été reboisés, parfois excessivement et jusqu’à créer des formes d’enferment, entre autre dans les vallées de moyenne montagne (Labrue, 2010) submergées par les forêts qui ont enseveli les prairies de fond de vallée dessinées en peignés (Vosges). Ces exemples de scénarios  montrent la pertinence à croiser les échelles de temps et d’espaces pour interpréter, comprendre des dynamiques sylvo-agricoles très rarement linéaires.



Plurielle et mobile, la lisière est affaire d’interrelations complexes  (Girel, 2006) et d’arbitrages homme-milieu largement infléchis par nos moyens et besoins agricoles désormais dictés par la concurrence, avec des enchainements, voire des déchainements technologiques. Tout cela est bien éloigné des temps longs, lents, prudents, bifurqués ou rompus que nous revendiquons (Barrué-Pastor, Bertrand, 2000) ou encore des  Terres mouvantes évoquées par J.-M. Moriceau. Croiser les échelles spatio-temporelles éclaire la richesse, la diversité du contenu des lisières. Désormais, ce choix mobilise des disciplines variées qui travaillent ensemble pour amplifier les questionnements formulés à son propos et approcher la lisière comme un sous-système ou interface du massif (Husson, Rochel, 2009).  Dans cette contribution sont abordés trois éclairages complémentaires de cet objet .Si la lisibilité du propos invite à distinguer trois angles de vue successifs, la réalité oblige à en empiler les effets et les alchimies sur le temps pluriséculaire. C’est d’abord le rôle exercé par le pouvoir afin de tenter d’arbitrer en faveur de l’intérêt général. Ce sont ensuite les lisières modelées à géométrie variable en fonction des paramètres agricoles, des productions attendues, sans perdre du vue que très longtemps s’est maintenu le spectre de la disette. Enfin, il s’agit depuis très peu de temps de l’émergence réaffirmée de la lisière comme bel objet écosystèmique instable.



I- Des lisières mesurées à l’aune du pouvoir : une question renouvelée, autrement problématisée ?



A La volonté d’inventaire et de simplification



La Grande Ordonnance colbertienne de 1669 a tenté d’afficher une ambition pour les forêts, objets stratégiques, espaces d’enjeux divers, tous jugés prioritaires et difficiles à faire cohabiter, à hiérarchiser par arbitrage. Il s’agissait d’abord de la forêt nourricière située dans le prolongement naturel du finage, une forêt usagère qui se satisfaisaient fort bien de lisières floues, progressives, indentées ; ce qui est attesté par la richesse des toponymes de dégradation des bois : rappes, rappailles, fourasses étant les plus connus (Plaisance, 1964). S’ajoute à cette première fonction immémoriale, la production de bois d’œuvre indispensable pour assembler les charpentes  et répondre aux besoins en bois de marine utilisés  pour construire les coques et dresser les mâtures. Enfin, le combustible indispensable aux usines à feu, forges et salines. Bref, tout ce qui relève de la puissance du pays et du bon fonctionnement du colbertisme impose de tracer, surveiller, pérenniser des lisières cartésiennes. Dans ce contexte où la forêt est portée par des intérêts proto  capitalistes, le préalable est d’imposer des lisières stables, solides et acceptées de tous s’impose, même si cet affichage relève plus du discours que de la réalité effective sur le terrain. Dans ses Oisivetés (Virol, 2000), Vauban préconise encore de débuter la convalescence des bois  en les environnant de fossés de 6 à 7 pieds de large sur 3 de profondeur et de border les régénérations de haies vives. La mise en coupe réglée oblige, et souvent sous la contrainte,  à délimiter, parceller, aborner et cartographier le quart en réserve et les coupons de taillis sous futaie, voire les  parcelles élevées en taillis pour produire des fagots s’il y a lieu. L’ambition de conduire la forêt afin d’obtenir un  compromis de récolte représente un beau modèle théorique qui fut validé dans les forêts du Berry mais s’écarte de ce cadre pour les autres territoires par les conditions stationnelles qui existent. L’ordre royal  créé pour la circonstance arrive très en décalé par rapport aux moyens dont on dispose alors pour le faire appliquer.  En particulier, la cartographie des bois n’est guère opérationnelle, efficace et accessible en prix avant le milieu du XVIIIe siècle (Husson, 1984, 2011).



A l’époque des Lumières, les faiblesses de la mise en règlement ont déjà montré leurs limites avec l’épuisement des sols par le maintien répété du stade juvénile de croissance sur l’essentiel du massif ; avec également les effets conjugués du rapprochement du plein démographique des campagnes qui conduit de facto à la décapitalisation des volumes, parfois l’érosion des surfaces. Surveiller, vérifier les lisières est un travail de Sisyphe. Les procès- verbaux de toutes sortes montrent la vaine ambition de vouloir arbitrer une irrépressible faim de terre qui s’explique par les faux-semblants de progrès agricoles souvent fort tardifs. En Lorraine, il faut attendre l’aube de la Troisième République pour que le reboisement permette de réaliser un profit supérieur à une médiocre culture céréalière sur revers de côte, là où les rendzines sont minces, filtrantes. Le croisement des paramètres évoqués montre le hiatus qui perdure entre l’ambition du régalien  mis en brèche pendant les périodes de faiblesse de l’Etat et les réalités de terrain. Les lisières sont controversées, rognées, reculées tant que l’impérieuse nécessité de se nourrir en produisant sur place existe, ce qui se traduit triplement par la décapitalisation des lisières, leur recul et encore très souvent leur incapacité à se régénérer suite à des abroutissements excessifs.



Document 1 : Extrait de l’atlas dressant l’arpentage général des bois de la baronnie de Fénétrange  en 1725 (Archives de la Moselle CP 995).





Le préambule de l’atlas stipule qu’ « après le mesurage achevé, les arpenteurs lèveront des plans figurés en cartes topographiques  de chaque bois et forêt, lesquels contiendront leur nom, leur consistance et situation ». Le détail offert dessine une lisière simplifiée, abornée de pierres numérotées, parfois signalées par un « guidon » (n° 21)  et reportant la distance  séparant chaque repère. Le bois est dessiné très clairsemé, avec des feuillus épars, sans trace de régénération. La limite terre-près correspond à une haie qui prolonge la forêt. Est-ce une trace du recul du massif ?



B. Les lisières déclinées au pluriel : mobiles, internes, externes



 Fin observateur des campagnes, Gaston Roupnel a intuitivement pris en compte les traces des lisières anciennes, des palimpsestes qui les accompagnent. Très concrètement, il s’agit des liserés de lisières reliques , plus discrètement des aires de faude (Dussart, Wilmet, 1970) perceptibles sur les clichés aériens anciens , quand les labours égratignaient le sol et conservaient le dessin tigré des carbonisations des souches brûlées après avoir été mises en tas ; rémanents, houppiers et autres bois ayant été au préalable  débités. Aujourd’hui, les perspectives pour reconnaître les lisières sont intenses, soutenues par les progrès réalisés en archéologie des paysages. Avec le balayage LIDAR s’ouvrent des recherches inédites pour renouveler totalement la perception des lisières, à la fois dans la précision des données produites et dans les pas de temps très élargis qui peuvent être retenus et confrontés à ce que nous apprend la très fidèle mémoire des sols forestiers (Dupouey, Dambrine, 2007). Le croisement des outils cités renouvelle l’histoire des lisières et de leurs translations  et l’étude des vieilles et des nouvelles forêts mais aussi le sujet des lisières internes, enclaves de toutes sortes (champ isolé, cense, ermitage, hameau, trace de Wüstungen- village déserté-, etc.). Le tout peut être traduit en cartes empilées, superposées et établies dans des échelles multiscalaires qui invitent à comparer et nuancer les processus.



C. Lisières et marges de massifs



La lisière ne peut pas être abordée sans tenir compte de la taille et de la nature des propriétés forestières qui, par addition, forment un massif et ses diverticules. A ce paramètre s’ajoute la prise en compte des types d’occupations passées des marges, ce qui continue à infléchir l’actuelle morphologie des lisières. C’est en particulier le cas des vignobles septentrionaux (Estager, 2008) qui ont toujours été à la recherche des lisières pour tamponner les risques de gels tardifs et les grêles. En marge de lisière étaient également  positionnés les communaux, les réserves foncières constituées par les pâquis, terres vaines parfois soumises à d’éventuelles cultures temporaires, enfin les ourlets de friches. Le cœur du massif est le plus souvent constitué de vastes propriétés, en particulier s’il existe une domaniale. Sur les marges, la propriété est souvent émiettée. Cette situation résulte en partie des cantonnements créés pour éteindre les droits d’usages et ainsi agrandir, en marge de massif, les forêts communales. La reconquête des bois par rétraction de la SAU provoque ensuite le débordement des deux types de lisières évoqués (grandes propriétés, cantonnements) par les reboisements spontanés et les enrésinements fortement encouragés par le Fond Forestier National dans la période de reconstruction. Petites et micro parcelles figées par les bois, ou pire enfouies dans l’oubli par la déshérence ourlent les massifs. Actuellement, les travaux conduits pour tracer le périmètre de mise en statut de protection du massif de Haye situé aux portes de Nancy se heurte à cette immense difficulté : 6500 ha. de forêt domaniale, 3500 ha. partagés entre 23 communes et 1500 ha. dispersés entre quelque deux mille propriétaires qui ne sont pas tous identifiés.



Document 2 : Lisière et vignoble septentrional : l’exemple de Guebwiller (cliché J-P H, 2011)





Les étroites parcelles talutées escaladent un versant très raide et s’arrêtent sur une lisière forestière sommitale, protectrice. On y prélevait des échalas et perches, ce qui privilégiait la présence du robinier, espèce héliophile à croissance rapide.



Cette première approche montre que la lisière s’inscrit dans l’histoire de la préservation et des aménagements successifs des massifs afin de tenter de répondre à des préoccupations d’intérêt général. Cet éclairage doit être complété par l’analyse du couple SAU-forêt avec comme partenaire annexe le saltus.



II- La dynamique des  lisières appréhendées en négatif des évolutions de la SAU  se vérifie-elle encore ? Comment ?



A Le scénario de lisières sur la défensive : une réponse simple, souvent coercitive, dictée par le pouvoir



Nourrir les hommes est longtemps resté une priorité, ce que l’Eglise rappelait dans la prière « Donnez nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». Remarque qui littéralement n’a plus beaucoup de sens même si la précarité croit à nouveau, avec souvent comme paradoxe l’obésité pour les plus pauvres. La lisière a été repoussée, rognée, parfois déshonorée. Les textes anciens font le constat de ponctions excessives sur des  lisières placées sur la défensive. Elles reculaient, rarement frontalement mais de façon insidieuse, avec le déplacement illicite des bornes et plus souvent encore l’ouverture de trouées intra-forestières, d’essarts temporaires taillés par des « baraqués », populations plus ou moins en marge qui survivaient à l’orée des bois et en  étaient régulièrement expulsées. A la veille de la Révolution, quand les feudistes vérifient les droits des seigneurs, ils se déplacent sur le terrain, constatent, dressent des cartes des lisières et sanctionnent les anticipations. Les cartes dites « thopographiques» (sic.) établies pour servir de titre de propriété ou comme pièces annexes à un procès sont très nombreuses et illustrent bien les tensions portées sur les lisières difficiles à stabiliser. Au cours du XIXe siècle, ce principe de reconnaissance est systématisé, avec déplacement sur le terrain des propriétaires et de l’autorité forestière afin de faire accepter par consentement mutuel des limites.



Document 3 : Paysage de lisière de vieille forêt surannée peint par Claude Gelée (1660).





Les gros arbres surannés du second plan sont rares et n’offrent plus un couvert jointif des houppiers, ce qui permet la croissance d’une strate herbacée sur-pâturée par les ovins. Ces animaux ont été exclus du vain pâturage dans l’ordonnance de 1669. Le dessin montre encore que les régénérations sont peu abondantes, abrouties et, in fine, que la lisière est condamnée à reculer.



Ces situations du passé sanctionnées par le recul des lisières ressurgissent chaque fois que l’agriculture  très productive s’impose. Le grignotage des limites, l’élimination d’objets annexes (arbres épars, boqueteaux, pierriers réinvestis par les fructicées, etc.) reste encore aujourd’hui récurrente. La situation la plus exceptionnelle concerne l’ex-Champagne Pouilleuse où lisières, savarts et bois ont fini par disparaître du paysage, à l’exception de quelques lambeaux reliques. Depuis la révolution agricole impulsée par le ministre Edgar Pisani, la diffusion des modèles très productifs fait reculer les lisières en maints endroits. En Alsace, la précoce alarme écologique fut pour partie associée à la réduction des forêts alluviales défrichées, gagnées par la culture du maïs, avec comme corollaire la rétraction et les discontinuités des habitats des espèces inféodées. Les reconquêtes agricoles ont fait reculer les friches (revers des arcatures de côtes dans l’Est du Bassin Parisien, coteaux du Gers, plaine d’Aléria) et éliminé de nombreux objets connexes  avant d’entamer les forêts privées.



B Les lisières pérennes ; un cas de figure plutôt rare ?



A l’échelle humaine, les lisières semblent stables. En réalité, et si nous dépassons l’échelle séculaire, seules les lisières des forêts dites soumises, paraissent afficher une certaine stabilité depuis moins de deux siècles. Ces forêts concernent le domaine privé de l’Etat (domaniales), les forêts des collectivités territoriales (régions, départements, communes et encore sections), enfin les propriétés des personnes morales (hôpitaux, académies). Ces superficies  profitent de la protection associée au principe d’inaliénabilité institué à l’aube de la Troisième République, en accompagnement du détachement de l’administration forestière du Ministère des Finances pour rejoindre celui de l’Agriculture (1877). Précédemment, la monarchie de Juillet et le Second Empire avaient vendu 180000 ha. de bois domaniaux. Plus près de nous, au Royaume-Uni, M. Tatcher aurait laissé vendre 200 000 ha de forêts publiques. Malgré ces limites et les craintes qu’elles peuvent faire naître, les lisières de nos bois soumis sont presque pérennes. Les défrichements autorisés au nom de l’intérêt général sont très limités et obéissent au principe de la compensation.



C Les lisières conquérantes, déferlantes, ou à l’inverse en fort recul



Le passage du trop-plein démographique à l’effondrement rural s’est déroulé sur à peine un siècle. Cette révolution a profondément bouleversé l’organisation des finages avant que ce mot perde son sens avec la  croissance exceptionnelle de la taille des actuelles exploitations agricoles. La réorganisation du couple forêt/ SAU s’est traduite de façon très inégale selon les lieux, avec des évolutions  à géométrie variable entre d’une part les surfaces cultivées et d’autre part son négatif ; la friche, les terres incultes (Beck et al., 2013) ou  la forêt. Les scénarios de ces changements ont varié en fonction  de nos attentes sur l’arabilité des sols, autrement dit leur plus ou moins grande aptitude à être cultivés et drainés en ayant recours à la mécanisation. L’avancée sur les forêts et  friches fut très inégale. Elle a surtout évité les terroirs pentus, accidentés, de territoires parfois oubliés et laissés pour compte, du moins  tant que l’on n’intégra pas dans les calculs les bienfaits associés aux externalités comptables qu’ils pouvaient offrir en termes d’aménité, de qualité, d’authenticité, etc.. Vers 1970, ce constat fut traduit dans deux expressions qui ont fait florès mais sont aujourd’hui controversées, voire dépassées : le concept de rural profond vite opposé à celui de renaissance rurale et le constat d’une diagonale du vide écharpant la France. Nos certitudes sur ces sujets sont tombées. Elles relevaient d’un processus territorialement sélectif, parfois exagérément noirci (Fotorino, 1991). Localement, pourtant, ce schéma de délitement des territoires et de brouillage des paysages fut réel. Ainsi, Pascal Marty a bien montré le caractère peu lisible des mosaïques forestières privées du Rouergue, forêt souvent floue, d’entre-deux, fonctionnant en marge des logiques économiques pour accorder de la place à l’affectif dans la pérennité et l’accroissement des surfaces boisées pauvres (taillis purs précédés de friches). Des évolutions assez similaires ont été abordées par Claire Labrue quand elle traitait de l’enfermement forestier en moyenne montagne suite aux importants reboisements développés dans le juste après guerre. Il s’agissait d’une solution pratique de réappropriation du foncier dans le cadre des réponses à donner à l’exode rural, avec le soutien des aides du FFN. Les exemples évoqués montrent l’actuelle persistance de lisières mobiles alors que l’opinion publique imagine disposer de forêts statiques, presque immobiles. Enfin, les logiques et stratégies de mondialisation qui affectent désormais toutes les étapes de la filière agro-forestière risquent d’amener à redéfinir le couple forêt-SAU avec l’essor du modèle que G. Chouquer qualifie de « terres porteuses », un modèle où la terre distend son identité au lieu, avec en toile de fond la pénurie alimentaire.



Document 4 : Une lisière floue associée à la déprise dans les Pyrénées, région de Saint-Jean-Pied-de-Port. (Cliché X. Rochel, 2008).





Au premier plan, une prairie pâturée, entretenue, terminée par un large muret de pierres sèches. Au second plan, des parcelles pentues à divers stades d’abandon. Ensuite, des peuplements forestiers à structure hétérogène, prolongés par des linéaires arborés, héritages d’une séparation des parcelles alors fonctionnelles. Enfin, en altitude des prairies piquetées par la reconquête d’arbres qui croissent dans des conditions stationnelles médiocres.



La lisière, front lisible de la forêt est tout à la fois un linéaire mobile et un bandeau épais qui crée des continuités écologiques. Il est reconnu par les nodalités qu’il offre (alimentation, reproduction et refuge pour les espèces inféodées ou de passage) et par les expositions au regard qu’il donne à voir et affiche.



III- La démarche de géographie historique peut-elle aider à mesurer la valeur écosystèmique des lisières ?



 La lisière renforce les services écologiques, forme des linéaires très fréquentés et monte en intérêt dans le cadre des trames vertes et bleues (TVB) et des corridors. Sa connaissance et sa reconnaissance s’inscrivent dans les logiques de temps lents, longs et bifurqués de l’anthropisation historique.



A Des lisières bouturées ?



L’histoire du paysage, les actuels questionnements sur les vieilles forêts (D. Vallauri et al., 2012) et sur les dynamiques des couvertures boisées sont autant d’entrées pour valoriser les interrogations avancées à propos des lisières. Nous avons beaucoup à retenir des essais que font les Anglo-Saxons, en particulier les Britanniques dans la mise en scène de forêts claires maintenues dans un état proche de ce qu’elles étaient autrefois. C’est le cas avec l’emblématique forêt de Scherwood (X. Rochel, 2008). Pour y rétablir des écosystèmes forestiers en équilibre, ont été retenus des critères culturels afin de se rapprocher des paysages passés supposés (ancient woodlands, wood-pasture) . On a  gardé des espaces ouverts qui alternent avec des peuplements feuillus en partie surannées ou taillés en têtard. Cet aménagement tend à démultiplier les lisières  floues. Ce choix s’accompagne du recul des peuplements résineux intensifs hérités du siècle précédent. Grâce aux investigations menées de façon transdisciplinaire sur les passés empilés des forêts, nous disposons de suppléments d’information pour gérer la multifonctionnalité et lever d’éventuelles tensions. Dans sa démarche choisie pour réaménager la  FD. de Romersberg (Moselle), R. Degron (1995) avait, de façon pionnière, montré tout l’intérêt à privilégier une approche ascendante, négociée et patrimoniale afin de dénouer les tensions qui existaient et menaçaient de s’aggraver. L’histoire des salines lui servit de modérateur pour rapprocher et faire concilier des intérêts économiques (production de bois d’œuvre) et des revendications écologiques (protection du gobe-mouche à collier) que tout semblait séparer. Désormais, dans une approche patrimonialisée et écosystèmique des territoires, ces données sont reconnues pour les bienfaits apportés. Les démarches qui incluent la prise en compte de l’épaisseur du temps font penser que les lisières sont aussi des coutures ou des boutures de territoires.



B Lisière et chasse ; un plaidoyer en faveur du maintien d’espaces effilochés et complexes



L’activité cynégétique cohabite bien  avec des lisières frangées, indentées, prolongée de ripisylves, bosquets, boqueteaux, linéaires de haies vives conservées sur des pierriers ou en limite de propriété. Tous ces élément ont longtemps été mal aimés, malmenés, détruits pour simplifier et agrandir les parcellaires, augmenter les surfaces cultivées. Les cadastres anciens et autres cartes établies depuis deux à trois siècles montrent leur étendue et permettent de dater leur disparition progressive, une évolution entamée dès que la pénurie de bois engendra la cherté du combustible. Ainsi, l’openfield complanté disparait des paysages lorrains dès le début du XIXe siècle. Désormais, la chasse est souvent une composante importante du revenu procuré par la forêt. Le modèle solognot que l’on peut opposer à celui de la Brenne amène dans les deux cas à conserver des alternances d’espaces flous, ouverts (gagnages) et des nappes d’eau ; bref il s’agit d’entretenir de vastes surfaces favorables à la vie et au déplacement de la faune, et en particulier aux anatidés. Dans l’Illwald proche de Sélestat, cette organisation tripartite (forêts, marais, prairies) de l’espace permit de maintenir de vastes surfaces d’étale des crues à partir des « Guissen » (bras morts anastomosés). Un classement en RNV (réserve naturelle volontaire) traduit la mobilisation des propriétaires en faveur du maintien d’écosystèmes complexes. La présence de la cigogne noire atteste de la réussite du projet.



C Lisières, trames verte et bleues (TVB)



Les TVB induisent entre autre des zones nodales, des surfaces d’extension et des corridors. Ce sont la des donnés essentielles pour faire partager les principes de l’écologie du paysage. Quels liens et quels argumentaires construire pour relier ces attentes contemporaines aux interprétations régressives à propos de l’organisation de l’espace ? Quels objets comptent dans cette démarche ?  Il s’agit des haies reliques héritées des extensions passées des massifs, des lisières feuillues ou mixtes dépassées par des reboisements résineux contemporains de l’abandon des parcours, des anciens contacts des vignobles septentrionaux abandonnés suite à la crise phylloxérique et des forêts conquérantes sous lesquelles apparaissent des semis de faux acacias (leurs perches étaient naguère débitées en échalas) dès que des trouées sont dégagées.  La TVB est indissociable de la dynamique des lisières. Elle est pertinente et s’applique dans des échelles emboîtées  qui relient l’analyse du local à la circulation de la faune sur de longues distances, par exemple la mobilité du lynx entre Vosges et Jura (Assmann, 2011). La TVB  peut être éclairée, précisée par l’histoire des lisières successives translatées, gommées, recréées. Les dégâts causés par le passage de Lothar (décembre 1999) ont amené à faire émerger cette question.



L’objet géographique formé par la lisière est porteur de dialogues entre des disciplines complémentaires, parfois éloignées les unes des autres et qui longtemps se sont ignorées. L’approche géo-rétrospective ouvre de nouveaux champs de recherches. Ceux-ci  s’inscrivent dans les questions de genèse, de construction et d’évolution des trames paysagères et encore dans toutes les démarches qui font le lien entre le dehors et le dedans, l’ouvert et le fermé, l’exposé au regard et son inverse.



 



 Bibliographie



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