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n°4 mai 2014 : Géographie historique de la Lotharingie:

« Le bleu est Lorraine, le jaune France » : décrire et cartographier l’espace lorrain à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle)

Axelle Chassagnette


Par Axelle Chassagnette, MCF en histoire moderne à l’Université Lumière-Lyon 2, chercheuse au LARHRA, équipe RESEA, Institut des Sciences de l’Homme, 14 avenue Berthelot, F-69363 Lyon cedex 7, Axelle.Chassagnette@univ-lyon2.fr



Résumé : Cet article étudie les représentations cartographiques imprimées et les descriptions géographiques de l’espace lorrain à l’époque moderne. Entre royaume de France et terres d’Empire, il constitue une terre « d’entre-deux », dont les limites et les dépendances politiques sont complexes. Quelles furent les stratégies mises en œuvre par les savants, les graveurs et les imprimeurs pour faire connaître et comprendre cette géographie territoriale ? L’étude montre que les difficultés techniques et financières inhérentes à la construction des cartes et à l’élaboration des descriptions textuelles produisirent, jusqu’au XVIIe siècle, des représentations plus volontiers construites sur l’invocation de l’héritage historique des territoires que sur l’état politique contemporain. Au XVIIIe siècle, à l’inverse, s’impose une représentation strictement politique des territoires, attentive à la figuration linéaire des limites.



Mots clefs : Duché de Lorraine, Austrasie, représentation, cartographie, Ortellius, Ptolémée.



Abstract : This study examines printed maps and geographical descriptions of the Lorrainese space in the Early Modern period. Located between the French Kingdom and the imperial territories; this space is characterized by a complexe political and juridical geography. What strategies did learned men, gravers and printers use to describe, draw and explain this geography? The study shows that many geographical representations in the XVIth and the XVIIth centuries focus on merely historical issues due to technical and financial difficulties in the process of mapping and elaborating textual descriptions. Starting from the XVIIIth century, however, the cartographical sources shift to the representation of the actual political affiliation of territories and the depiction of continued and accurate political boundaries.



Keys words : Lorraine, Austrasie, representation, cartography, Ortellius, Ptolémée.



 « Le bleu est Lorraine, le jaune France » : cette mention accompagne un exemplaire d’une carte imprimée en 1696 (Fig. 1), conservée à la Bibliothèque nationale de France et due à Jean-Baptiste Nolin, géographe de « S.A.R. Monsieur » (Philippe d’Orléans, fig. 1) (1). Le cartouche déroule, selon les usages de l’époque, le long titre de la carte, mettant en lumière l’intention du cartographe : démêler et détailler la géographie complexe de la province de Lorraine, qui comprend « les duchés de Lorraine et de Bar. La seigneurie temporelle des evechez de Metz, de Toul et de Verdun, où sont remarquées les Terres qui ont été réunies par les arrêts de la chambre royale de Metz en l’an 1690, etc. Les présidiaux de Metz, de Toul, de Verdun et de Sarlouis ; avec les bailliages de Longwy et d’Espinal, qui sont indépendants des Présidiaux. Selon les Edits du Roi de l’an 1685. Recueillis de divers mémoires par le sieur Tillemon […] ». La carte présente donc un état des lieux très récent du morcellement territorial lorrain. On y retrouve, sous souveraineté lorraine, le duché de Lorraine, le duché de Bar – dont la partie dite du « Barrois mouvant », à l’ouest de la Meuse, exige depuis le Moyen Âge l’allégeance des ducs lorrains au roi de France – ainsi que les territoires des évêchés de Toul, Metz et Verdun, sous souveraineté française de fait depuis 1552, de droit depuis 1648 (Parisse 1977 ; Cabourdin 1991). Sont également mentionnés, autour de cette marqueterie centrale, les espaces de la « France », de l’ « Allemagne », du « duché de Luxembourg », enfin la liste des régions historiques ou des territoires politiques voisins.



Document 1 : "Le bleu est Lorraine, le jaune France" par le géographe Jean-Baptiste Nolin (1696)





La carte de Nolin, cependant, va au-delà de ces distinctions habituelles, puisqu’elle donne à lire les limites d’exercice de présidiaux et de bailliage.  Il en résulte un document d’une grande complexité de lecture, où la densité usuelle des toponymes (noms de villages, de villes, de lieux-dits, de cours d’eau) compose un semis d’indications géographiques écrits en une fine italique, auquel se superpose la mention des bailliages, présidiaux, duchés, évêchés, mais aussi régions culturellement définies (telle la « Lorraine allemande ») et ensembles naturels (« montagne de Vauge ») en larges caractères, dont le sens de lecture varie. La légende, donnée dans le cartouche de droite, y ajoute une multiplicité de symboles, et permet de noter deux types de tracés : une ligne de gros tirets discontinus, qui distingue les États de Lorraine des trois évêchés (mais aussi des autres territoires contigus), une double ligne de points plus fins et de tirets, qui distingue les espaces des présidiaux de ceux des bailliages lorrains. Il faut une bonne vue et une certaine patience pour repérer ces fils d’Ariane perdus dans le labyrinthe cartographique et la multiplicité d’informations, de natures très différentes, qu’il donne à voir. Cette difficulté explique que, selon un usage alors fort fréquent, une main secourable ait souligné de deux traits d’aquarelle (le bleu pour la Lorraine, le jaune pour la France) les limites les plus essentielles, distinguant les souverainetés principales. L’enlumineur n’a d’ailleurs pas eu un travail si facile, comme en témoigne une hésitation du trait, en haut et à droite du document : la ligne bleue s’engage par erreur, pour quelques centimètres, sur une ligne qui engloberait le comté de « Sarbruck ».



Jean-Baptiste Nolin (1657 ?-1708), proche du pouvoir royal – bien que les titres de « géographe de Monsieur » à partir de 1694, puis de « géographe ordinaire du Roi » en 1701 ne lui aient sans doute apporté que quelques avantages financiers, le prestige d’un titre et des facilités d’obtention des privilèges d’impression – est un graveur et fils de graveur qui s’est spécialisé assez tardivement dans le domaine de la cartographie et de l’information géographique (Pastoureau 1984, p. 357 ). La carte de Lorraine, qui jouit d’un privilège royal et porte une dédicace au souverain, témoigne sans doute du désir de fournir au prince une représentation, en même temps qu’une mise en valeur et une légitimation sur la scène publique, du grignotage progressif des territoires lorrains par le pouvoir monarchique français. La conception de la carte fut sans doute contemporaine des négociations qui aboutirent au traité de Ryswick (1697), qui devait mettre fin à la guerre de succession d’Augsbourg. Louis XIV dut rendre l’essentiel des territoires lorrains et germaniques occupés pendant le conflit. Nolin déclare appuyer sa carte (ou le travail de son dessinateur) sur les travaux du « Sieur Tillemon » (2). Dans un contexte de négociations prolongées, le document n’a donc pas pour but de faire un état des lieux de l’occupation contemporaine de l’ensemble des territoires lorrains, mais d’affirmer la présence légitime de la France dans certaines de ses parties.



La carte de Nolin constitue, pour son époque, une exception par son désir d’extrême précision et par l’attention qu’elle porte aux limites linéaires et découpages des territoires lorrains. De fait, les corpus cartographiques et descriptifs de l’époque moderne peinent à suivre la constante modification à laquelle est soumise la géographie lorraine. Comment la forte inertie qui caractérise ces documents, souvent recopiés et réédités sur plusieurs dizaines d’années et dont la réalisation demande un grand investissement temporel, technique et financier, pourrait-elle retranscrire les aléas territoriaux d’un pays d’entre-deux, pour partie indépendant mais pris entre les motivations politiques, financières, territoriales et militaires des grandes puissances européennes ?



La question de la recherche des limites linéaires est très contemporaine. Daniel Nordman a montré que la compréhension des territoires, à rebours de nos « cartes mentales » actuelles, s’est longtemps accommodée d’une grande complexité spatiale, d’un enchevêtrement de droits et de titulatures, qui ne signifiaient pourtant pas une méconnaissance locale des limites : les habitants des lieux et des paysages connaissaient souvent intimement les institutions et autorités dont ils dépendaient pour la fiscalité, la justice, les usages agricoles et pastoraux (Nordman 1997 ; Guenée 1997 ; Dauphant 2012). Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que se fait jour le désir d’établir de manière systématique, sur la base de négociations et d’échanges diplomatiques, le tracé linéaire de limites territoriales. Depuis la fin du Moyen Âge et pendant toute la période moderne, lors des conflits et des négociations sur les limites, des cartes peuvent accompagner et souvent légitimer les arguments avancés par les parties opposées. Dans le cas français, le recours à ces outils se systématise au XVIIIe siècle (Nordman 1997 ; Dainville 1970). Il s’agit cependant toujours d’une cartographie morcelée, en pointillés et à grande échelle,  souvent manuscrite, qui ne donne à voir et concevoir que quelques fragments de territoires. Mais que voit-on dans les très nombreux documents géographiques, cartes et descriptions, imprimés en nombre croissant en Europe depuis le XVIe siècle ? Ces images et ces textes touchent un public large, font l’objet de collections et d’affichage : ce sont eux qui, en dehors des cercles restreints des experts, diplomates et ingénieurs, donnent à voir et à connaître les territoires lorrains. Conçus souvent par des lettrés ou des cartographes expérimentés, mais largement repris, recopiés et modifiés par les imprimeurs-libraires qui ne maîtrisent pas toujours le savoir géographique, ils construisent pour un plus large public la connaissance de cette province.



I. Décrire et cartographier la Lorraine dans la première modernité : la définition d’un espace culturel et historique



La géographie savante de la première modernité ne s’aventure guère dans le détail des limites, soumises à des changements fréquents. En revanche, elle souligne volontiers la complexité des territoires. Ainsi Belleforest, qui fait paraître en 1575 la Cosmographie universelle de tout le monde en s’appuyant sur le célèbre modèle de la Cosmographie de Sebastian Münster, publiée à Bâle à partir de 1544 (Pastoureau 1984, p. 55), écrit-il sur la Lorraine :



Pour retourner à la duché de Lorraine et de Brabant, il nous faust noter, que de nostre temps aucuns se sont efforcez de desembrouiller l’embrouillement de ces provinces, en cette sorte : Quand Charlemagne et ses successeurs regnoyent encore, ils avoiyent sous leur juridiction, la France, l’Alemagne et l’Italie. L’Empire a esté plustost osté de leur posterité, que le royaume de France (Belleforest 1575, t. 2, p. 436).



La description de la Lorraine chez Belleforest est dispersée dans son ouvrage, et d’approche volontiers historique : l’auteur déroule ainsi l’histoire de l’Austrasie, évoque le siège plus récent de Nancy, célèbre pour avoir entraîné la mort de Charles le Téméraire, et illustre son propos d’une généalogie des ducs lorrains (3). Il parvient cependant, au détour de son récit, à l’évocation de la situation contemporaine :



Tout le pays lorrain ne se regist pas ainsi, car il y a plusieurs bailliages, tels que ceux de Nancy, Vaudemont, de Saint Michel, Vauge, Clermont, et autres, mais tout cela ne concerne en rien avec le pays messin, qui est emancipé hors de la juridiction des Ducs Lorrains, ia des le temps que les Empereurs Alemans usurpèrent sur les François la plus part du Royaume d’Austrasie, comme encor la richesse de Mets a souffert une grande alteration et ruine. […] le peuple y est un peu grossier, et rude, et se ressentant des façons de vivre des Alemans, desquels il n’est que trop voisin : aussi y en a il plusieurs qui parlent et Françoys, et Alemant, et participent des deux nations ensemble […] (Belleforest 1575, t. 1, vol. 2, p. 260).



Rentrant dans le détail des circonscriptions administratives françaises, Belleforest en vient donc à rappeler le cas particulier de l’évêché de Metz, exempt de la souveraineté lorraine…sans pour autant rappeler le siège de 1552, ni d’ailleurs le cas de Toul et de Verdun, évoqués ailleurs. L’auteur, cependant, affirme clairement l’appartenance légitime de ces territoires au royaume de France, rappelant la constitution ancienne du royaume d’Austrasie. Bien que le rattachement des Trois-Evêchés à la France soit encore loin d’être officialisé par le droit, l’action française d’établissement de points de passage sûrs pour les armées françaises trouve ici une légitimation indirecte. Le recours aux généalogies territoriales, au passé très ancien et auréolé du prestige des temps carolingiens, s’associe à l’argument linguistique et culturel du partage – imparfait, comme le montre l’auteur lui-même – des nations française et allemande. Il s’agit d’un type d’argumentation hybride, qui ne sépare pas les listes de droits des pratiques des arguments de nature culturelle : il est fréquent à l’époque dans les traités savants, lorsque sont discutées les délimitations de souveraineté.



 Sebastian Münster, dans sa Cosmographie, ne produit pas un discours beaucoup plus clair. Les passages sur la Lorraine, bien que dispersés en différents endroits, se trouvent cependant tous dans la seconde partie, qui porte sur la « Gaule » (Von Gallia). Dans l’édition allemande de 1553 (publiée après la mort de Münster en 1552), l’ouvrage évoque brièvement le passage des armées françaises en Lorraine :



Et en l’année 1552, ce Charles, duc de Lorraine, est venu en France, alors qu’Henri II le roi de France a traversé le duché de Lorraine (Münster, 1553, lI, p. 136) (4).



Le voyage d’Allemagne d’Henri II et l’établissement de la tutelle française sur la cité épiscopale sont évoqués ici de manière extrêmement sommaire et sans prise de position. Originaire du sud de l’Allemagne mais citoyen de Bâle et tenant du protestantisme, Münster ne se posait sans doute pas comme défenseur des droits de l’Empire. Il savait d’ailleurs, depuis les premières éditions de la Cosmographie, écrire pour un public large, européen, de nationalités et de confessions diverses. L’édition allemande de 1553, prise en charge par l’imprimeur Petri et quelques lettrés décidés à poursuivre le travail titanesque de synthèse et d’organisation des matériaux documentaires collectés par Münster,  témoigne cependant d’une mise à jour rapide des informations, puisque les sièges des cités épiscopales ne sont pas évoquées dans l’édition de 1552 (Burmeister 1969 ; Burmeister 1964). Dans sa version française (toujours imprimée à Bâle), l’ouvrage fait d’ailleurs référence à un argument historique et d’autorité, d’usage courant dans les traités portant sur les frontières européennes :



Tous ceulx qui sont dignes auxquelz on adiouste soy, comme Ptolemee, Corneil le Tacite, Berose, Strabo, et aultres qui ont escrit de la Germanie, s’accordent en cela, que le Rhein separe la Germanie des Gaules, et que là sont les limites de ces deux nations (Münster 1552, p. 290).



Münster reprend ici le mode de pensée usuel des humanistes, qui se représentaient et représentaient volontiers l’Europe en terme de partages non politiques mais culturels, fondés sur l’existence et la localisation de « nations » dont la définition n’était d’ailleurs pas toujours précise (Helmrath, Muhlack et Walther 2002). Ce sont des représentations analogues qui semblent, le plus souvent, être au fondement des cartes contemporaines de la Lorraine dans la première modernité.  Dans cette perspective, la description de l’installation des peuples dans l’Antiquité tardive se calait volontiers sur des frontières naturelles, ici le cours du Rhin.



Dans le dernier tiers du XVIe siècle est créée une forme éditoriale nouvelle, l’atlas cartographique. Inventeur de cette forme avec la parution en 1570 du Theatrum orbis terrarum, le collectionneur anversois Abraham Ortelius propose à un large public européen une sélection de cartes d’Europe et du monde, qui s’appuie sur les meilleurs modèles qu’il a pu trouver. Une carte de Lorraine simplifiée, publiée en 1588 dans une édition française de l’Epitome de l’atlas, est de petit format et propose une représentation simple de l’espace lorrain (Ortelius 1588). Selon la conception de l’éditeur, il s’agit bien d’une carte d’un espace culturel (Lotharingiae typus, inscrit en majuscule), d’une région dont la délimitation est figurée par une ligne pointillée, mais non justifiée et supposée admise par le lecteur. Orientée l’est en haut, selon la tradition médiévale encore parfois en usage au XVIe siècle, la carte sépare l’espace lorrain des régions historiques voisines, Alsace, Luxembourg, Bourgogne, Trèves et Barrois. Aucune mention politique ne vient expliciter le statut territorial de ces espaces, et rien ne donne à voir la complexité du morcellement interne de la Lorraine : les Trois-Évêchés, le Barrois, le duché de Lorraine ne sont pas mentionnés. La cartographie se structure autour des cours d’eau et des principales villes, ainsi que des grandes étendues forestières. La version grand format de la carte, publiée dans le Theatrum à partir de 1587 – c’est-à-dire relativement tard dans l’histoire éditoriale de l’atlas – propose une toponymie plus dense et plus précise, mais répond aux mêmes critères de définition de son objet : on y désigne une « nouvelle description » de la Lorraine, distincte des régions voisines par une ligne en pointillés, mais que rien ne définit dans son identité ou sa complexité politiques (Ortelius 1587).



Ortelius, selon la tradition de la Géographie de Claude Ptolémée, organise ses cartes européennes selon un parcours qui va d’Ouest en Est, et un partage « national » qui repose souvent sur des critères antiques. La Lorraine, dans ce cheminement, est intégrée à la « Gaule » (Gallia). Le texte, imprimé au recto de la carte, ne mentionne aucun événement politique, aucune délimitation de souveraineté. Il énumère, de manière conventionnelle, les richesses et beautés du pays. La même logique est à l’œuvre dans les cartes issues d’autres atlas contemporains. Gérard de Jode, dans le Speculum orbis terrarum, publié à Anvers en 1578, donne à voir une carte du duché de Lorraine, ce qui constitue déjà la mention d’une entité politique, mais n’en délimite pas le territoire (Jode 1578). Selon un procédé courant, c’est la densité des signes cartographiques qui distingue, par une zone de transition, l’espace lorrain des territoires voisins, notamment avec l’espacement de la représentation des zones boisées.



Document 2 : La Lorraine par Maurice Bouguereaun auteur du premier atlas français (1594)





L’imprimeur Maurice Bouguereau est l’auteur du premier atlas français, le Theatre françois, publié à Tours en 1594 (Bouguereau 1594). Sans doute conçu au moment où Henri IV est contraint d’organiser son gouvernement à Tours, à la fin de l’année 1589, l’ouvrage a été interprété comme le témoignage de la fidélité au nouveau roi et comme un appel à l’unité du royaume (Dainville 1961). Moins homogène dans la conception et la réalisation des gravures, sans doute moins informé, il s’inspire largement des modèles du Theatrum orbis terrarum d’Ortelius et de l’Atlas de Gérard Mercator, publié dans sa première version intégrale en 1595 à Cologne. La représentation de la Lorraine, qui emprunte au modèle de Mercator, est divisée en deux cartes, partageant le territoire en une partie septentrionale et  une partie méridionale, sans délimitation ni mention de souveraineté. Sur l’exemplaire enluminé conservé à la Bibliothèque nationale de France, une limite a cependant été tracée par un double trait jaune et rouge (Fig. 2). Celui-ci, assez large, s’appuie surtout sur les symboles figurant les ensembles naturels, en particulier les « taupinières » traditionnellement utilisées aux XVe et XVIe siècles pour représenter les principaux reliefs. La limite manuscrite court ainsi, à droite de la carte (donc au Sud dans le système d’orientation choisi) le long des monts vosgiens pour séparer la Lorraine de l’Alsace. Le texte consacré au territoire distingue assez précisément ses différentes composantes, ainsi que l’histoire de leur constitution. Plus enclin, comme la plupart de ses contemporains, à remonter vers les siècles médiévaux qu’à évoquer la situation politique de son temps, Bouguereau évoque cependant la souveraineté royale sur Metz, qui fait l’objet d’une description développée.



Dans certains cas, la mention d’un territoire politique s’associe plus étroitement à la représentation d’une région historique ou culturelle. Cela passe le plus souvent par la figuration des symboles associés au pouvoir (comme les regalia) ou aux familles et individus régnants (comme les blasons). En 1600, Johann Bussemacher, graveur à Francfort et très actif dans la production cartographique imprimée, publie une Description de la Haute et Supérieure Lorraine. La mention de ces deux parties géographiques du territoire indique sans doute que le dessinateur s’est inspiré du modèle en deux cartes de Mercator. Sans limites tracées, la carte indique cependant les différents territoires politiques lorrains : le duché de Lorraine, le duché de Bar, le comté de Blamont. Mais les Trois-Evêchés ne sont pas même mentionnés. Est évoqué en revanche un surprenant « marquisat de Metz », auquel est associé un blason. En haut, à gauche et à droite de la carte sont figurés au même format les blasons du duché de Bar et du duché de Lorraine – sous l’écusson de celui-ci paraît par ailleurs la dédicace au duc Charles de Lorraine (il s’agit à cette époque de Charles III). De nombreux blasons, plus petits et correspondant aux principales localités, sont parsemés sur toute la carte. L’ensemble donne à voir une image partiellement hiérarchisée, mais incomplète et pour le moins confuse du territoire politique de la Lorraine.



La cartographie imprimée, comme on l’a vu, est caractérisée par une grande inertie des représentations : il est fréquent que les imprimeurs utilisent pendant des années, voire des décennies, les planches gravées par leurs prédécesseurs. Nombre de ces cartes intégrées aux premiers atlas européens, édités dans le dernier tiers du XVIe siècle, se retrouvent en totalité ou en partie dans les grands atlas du XVIIe siècle, en particulier dans ceux des firmes Blaeu et Jansson, dont les ouvrages géographiques et cartographiques inondent le marché européen depuis Amsterdam (Koeman 1997-2003, vol. II et IV.1). Entre 1635 et 1665, la firme Blaeu publie en plusieurs langues l’Atlas Maior ou Théâtre du monde dans sa version française, atlas du monde qui comprend des cartes continentales, nationales et régionales, ainsi qu’un certain nombre de plans de villes (Blaeu 1665 ; Van der Krogt 2005). La représentation de la Lorraine montre l’ambiguïté habituelle des représentations cartographiques. Ainsi, l’espace lorrain est intégré à la carte de la Germania Vulgo Teutschland, ce qui suppose qu’on la considère comme partie de l’aire culturelle germanique – et non du Saint Empire. Cependant, aucune carte particulière de la Lorraine n’est imprimée dans la section consacrée à la Germanie. Elle se trouve dans la partie réservée à la Gallia et Belgica. La carte générale de la France intègre donc aussi l’espace lorrain dans une limite tracée en pointillés. Le court texte qui accompagne la carte dans l’édition française de l’atlas explique que la Lorraine ait été intégrée à la fois à la carte générale de l’Allemagne et à celle de la France :



        Les Lorrains sont mêlés des mœurs et humeurs des Allemands et des Français ; ils sont grossiers et n’ont point la vivacité, l’air et la gentillesse du Français. Ils sont de bons artisans et de bons soldats  (Van der Krogt 2005, p. 311).



On retrouve ici la logique d’une définition culturelle et « nationale » du pays, héritée notamment des descriptions de la Gaule antique et de la France médiévale, ainsi que la caractérisation des peuples selon des traits supposés constitutifs de leur nation : la description des Lorrains, pas tout à fait français, peut être rapprochée de celle qui est habituellement faite des Allemands dans les textes géographiques contemporains. Dans l’Atlas Maior, les territoires français sont cartographiés sous des titres divers : il s’agit parfois de duchés, de comtés, de gouvernements, mais aussi de « pays ». Le titre de la carte de Lorraine énonce sa propre ambiguïté, proposant un titre latin de territoire politique, Lotharingia ducatus, accompagné d’un titre en langue vulgaire qui laisse tomber la titulature ducale, avec la mention vulgo Lorraine. La souveraineté ducale est en revanche clairement rappelée par la figuration du blason de la famille régnante, en bas et à droite du document. Le territoire lorrain n’est cependant pas clairement délimité, bien que les territoires voisins soient mentionnés. Il existe, comme souvent, des exemplaires enluminés de la carte imprimée qui placent ces limites, adaptant ainsi la cartographie à l’état changeant des frontières : pour les imprimeurs, il s’agissait à l’évidence d’une facilité, qui leur évitait de devoir regraver trop souvent leurs planches cartographiques, tout en permettant aux acheteurs de mettre à jour l’information géopolitique.



La carte de Lorraine de l’Atlas Maior est complétée par des représentations de deux espaces politiques identifiés, celui de l’épiscopat de Metz et celui-ci du territoire de Metz. La première dessine les terres enclavées dans le territoire du duché lorrain et sous souveraineté messine. L’iconographie, de manière assez discrète, rappelle les menaces et la présence militaire auxquelles sont soumis ces territoires depuis plus d’un siècle : à la gauche du cartouche de titre, assis, debout et accoudés, quatre personnages en habit de soldats évoquent la fréquence de la guerre. Mais le court texte qui accompagne la carte entretient le lecteur de tout autre chose, parlant en termes bucoliques du cours de la Moselle, célébrée par les poésies de Fortunat et d’Ausone… La seconde carte, à plus grande échelle, représente le territoire groupé autour de la ville de Metz. Le texte donne ici quelques détails politiques, précisant que l’évêque de Metz « possède plusieurs très riches et très nobles seigneuries et se dit prince du Saint Empire ». La firme Blaeu reproduit ici une information qui est alors inexacte depuis plus de quinze ans, puisque le passage des Trois-Evêchés sous souveraineté française est une réalité juridique depuis 1648. L’iconographie de la carte n’ignore d’ailleurs pas tout à fait cette situation : le document comporte plusieurs blasons, parmi lesquels celui de la cité de Metz, mais également celui du cardinal Nogaret de la Valette, nommé gouverneur de la ville par Richelieu en 1634 et mort en 1642. On pourrait, d’autre part, s’interroger sur la présence de cette carte, alors que l’équivalent n’est pas donné pour les évêchés de Toul et de Verdun, ni d’ailleurs pour le duché de Bar. Il faut y voir, là encore, la preuve d’une forte inertie de la tradition cartographique, en particulier lorsqu’elle est entre les mains de graveurs et d’imprimeurs qui ne sont, de profession, ni cartographes (comme Mercator) ni nécessairement collectionneurs et connaisseurs de la cartographie manuscrite la plus récente (comme Ortelius). Si l’évêché de Metz est représenté dans l’Atlas Maior, c’est parce qu’il en existe déjà une carte, dont l’auteur est d’ailleurs identifié dans le cartouche de la seconde carte du territoire messin : le document est attribué à Ab. Fabert, c’est-à-dire Abraham de Fabert d’Esternay (1599-1662), militaire de carrière au service du Roi de France. Une carte du pays, datée de 1617, lui est attribuée, et a fait l’objet d’éditions intermédiaires.



Ces incohérences et ces erreurs sont fréquentes dans la cartographie européenne des XVIe et XVIIe siècles, qui peine à mettre à jour ses informations, et d’autant plus, dans le cas des grands atlas publiés aux Pays-Bas puis aux Provinces-Unies, qu’ils sont volumineux et que le rythme de traduction et de réédition ou de réémission de ces ouvrages est soutenu. Les cartes qu’ils produisent et diffusent largement sont le fruit, à l’origine, du travail de quelques savants et cartographes – qui n’en font qu’exceptionnellement profession. Les graveurs et imprimeurs spécialisés dans le domaine de la géographie, de plus en plus nombreux à partir des dernières décennies du XVIe siècle et très actifs, selon des chronologies différentes, à Anvers, Cologne, Francfort, Rome, Venise, Anvers ou Amsterdam, suivent et reproduisent pour l’essentiel les choix de représentation antérieurs. Les modifications qu’ils apportent lorsque la carte est regravée concernent surtout le style du dessin et de la calligraphie des toponymes, ainsi que les motifs iconographiques qui accompagnent fréquemment le contenu géographique proprement dit.



Ces cartes sont destinées à un public varié : lettré, honnête homme, étudiant, mais aussi voyageur. Or, qu’elles forment ou traduisent les modes de pensées de leurs lecteurs, elles semblent être en correspondance avec ce que l’on sait de la perception de l’espace à l’époque moderne. Axel Gotthard a ainsi étudié de manière systématique des récits de voyages européens de la première modernité : non publiés, ils échappent pour la plupart aux lieux communs du genre littéraire du récit de voyage (Gotthard 2007). L’historien allemand montre qu’aux XVIe et XVIIe siècles, la perception de l’espace par les voyageurs témoigne d’une conscience aiguë des buts des itinéraires, essentiellement des villes, séparés dans les journaux de voyage par de sobres indications de distances. L’évocation de la nature, sporadique, n’est jamais esthétisée avant le XVIIIe siècle, et n’intéresse le voyageur que dans la mesure où elle est anthropisée, dominée, utile ou dangereuse pour l’homme : dans les cartes, cela correspond au tracé scrupuleux des cours d’eaux, des villages et des lieux dits, qui innervent les itinéraires, et de quelques ensembles naturels majeurs, comme les forêts ou les principaux massifs. Les hommes semblent se déplacer d’un îlot urbanisé à un autre, conscients des ensembles politiques de taille modeste (comtés, duchés) qu’ils mentionnent, mais peu intéressés par la question des ensembles et des appartenances nationales (qui ne deviennent des questions importantes qu’au XIXe siècle), et moins encore par la question et la désignation des frontières – qu’ils connaissent pourtant bien. Cela explique que les acquéreurs de l’Atlas Maior de Blaeu n’étaient sous doute pas surpris de trouver la Lorraine intégrée à la carte générale de la Germania comme à celle de la Gallia.



II. Austrasie, Lotharingie : l’espace historique lorrain avant la Lorraine



Chez les cartographes et les géographes européens, le recours aux données et aux constructions historiques et culturelles du passé est fréquent, comme on l’a vu : ces dernières informent les cartes et les descriptions textuelles de l’époque moderne, camouflant souvent une actualité territoriale et géopolitique difficile à suivre. Les textes géographiques, dans les grandes cosmographies de la Renaissance, dans les notices accompagnant les cartes des atlas des XVIe et XVIIe siècles, évoquent presque systématiquement le passé des territoires, et dévident volontiers les généalogies princières. Dans les cartes, ces informations sont fréquentes mais souvent discrètes, sauf quand le document se donne directement comme la reconstitution d’un passé disparu.



Document 3 : "L'ancien royaume d'Austrasie" par Melchior Tavernier (1642)





 En 1642, Melchior Tavernier, graveur et imprimeur parisien qui produisit quelques cartes et plans de villes, publie une carte d’Austrasie (Pastoureau 1984, p. 469). Le titre évoque clairement les revendications territoriales qui sous-tendent cette publication : Carte de l’Ancien royaume d’Austrasie. Le vray et primitif heritage de la Couronne de France (Fig. 3). Imprimeur et graveur du Roi pour les documents géographiques, Tavernier se place ici en défenseur des droits de la Couronne de France sur la Lorraine. La revendication est renforcée par l’iconographie du document. Le cartouche de titre, en haut et à droite de la carte, revêt les ornements usuels, floraux et fruitiers, des cartes imprimées du XVIIe siècle. Il est surtout surmonté d’un blason aux armes de la Couronne de France. Le document se dispense des exposés historiques relatant la constitution de l’Austrasie carolingienne, et n’argumente pas d’un point de vue juridique ou généalogique. Mais il affirme en montrant : l’espace lorrain, dans lequel le détail cartographique distingue les contours des Trois-Evêchés ainsi que les principautés allemandes ou les territoires sous souveraineté étrangère, fond les duchés de Lorraine et du Bar dans la continuité de l’espace environnant. L’Austrasie n’est pas précisément délimitée, mais l’espace cartographié enveloppe une large zone qui s’étend de la Bourgogne aux Pays-Bas et de l’Île-de-France au Rhin, présentant comme une évidence l’extension potentielle du royaume français vers l’Est à l’époque de la guerre de Trente ans. Si la géographie des territoires allemands est dessinée, l’espace de leur souveraineté souligné par le tracé de limites linéaires, la puissance, même symbolique, du Saint Empire est  en revanche absente de la carte.



Document 4 : "Carte pour l'intelligence de la Lorraine"





À partir de 1708, Henri Châtelain fait publier à Amsterdam l’Atlas historique, un composé original de cartographie, d’histoire, de généalogie et de géographie, qui comprend de nombreuses cartes et textes (des « dissertations » introduisent chaque section géographique), ainsi qu’une riche iconographie (Châtelain 1708). L’ouvrage atteint les sept tomes et connaît plusieurs rééditions jusque dans les années 1730. L’histoire du monde s’y trouve illustrée et cartographiée avec minutie, depuis l’Antiquité biblique et gréco-romaine. Dans le troisième volume (seconde partie du deuxième tome, carte n° 71) paraît une carte de Lorraine, ou plus précisément une Carte pour l’intelligence de l’histoire de la Lorraine, où on fait observer la généalogie de ses ducs et l’ordre du Gouvernement présent (Fig. 4). L’information cartographique proprement dite occupe une place ténue dans le document imprimé. En haut et au centre, la carte nomme les duchés de Lorraine et de Bar sans en dessiner les contours politiques. De part et d’autre est dressée la liste alphabétique des prévôtés des deux duchés, que des repères permettent de localiser et des lignes en pointillés de distinguer.  La planche gravée fournit de nombreuses autres données, notamment politiques, égrenant les portraits des princes de Lorraine en médaillons, dans un style iconographique caractéristique de l’Atlas historique, et donnant, dans ces mêmes médaillons, les listes des principales charges et fonctions administratives et militaires des duchés. Aucune allusion, ou presque, n’est faite ici au royaume de France ou à sa souveraineté, ni dans les informations textuelles et iconographiques, ni dans la carte elle-même (5). Fondus dans la toponymie lorraine, les Trois-Évêchés sont inégalement signalés : on mentionne celui de Toul mais pas celui de Metz, qui reçoit le toponyme de « pays messin ». En revanche, le souverain contemporain de Lorraine, le duc Léopold, est révérencieusement désigné comme « Son Altesse royale » : il est en effet le fils de Charles V de Lorraine et d’Éléonore d’Autriche, la sœur de l’empereur Léopold Ier. Le choix de montrer la Lorraine comme État indépendant mais proche de la dynastie de Habsbourg s’explique en partie par le contexte éditorial. Protestant et pasteur originaire de Paris, Henri Abraham Châtelain s’est installé à Amsterdam en 1728, après des années d’errance, notamment à Londres et aux Provinces-Unies. Il y mène  avec sa famille une activité d’imprimeur spécialisé dans la géographie, et conduit la publication de l’Atlas historique. Les longues dissertations qui jalonnent l’ouvrage témoignent de sa révérence de principe envers la monarchie française, en même temps que d’une critique claire du pouvoir absolutiste, des pratiques guerrières et des ambitions territoriales de Louis XIV et de Louis XV, auxquels l’éditeur oppose l’affirmation d’une Lorraine souveraine.



III. Géographie des Lumières : cartes et descriptions des États, tracé des limites



La représentation cartographique imprimée des pays européens évolue clairement à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, alors que celle du premier XVIIe siècle restait dans la continuité des productions de la Renaissance et des premiers atlas. Cette évolution est lisible dans les titres des cartes, qui, le plus souvent, annoncent clairement la figuration de territoires politiques, et non plus d’espaces définis par l’histoire des peuples antiques ou médiévaux. S’y ajoute une attention nouvelle pour le détail des tracés frontaliers. Ces changements se font en aval d’une cartographie manuscrite, administrative, qui ne répond plus à des besoins ponctuels mais relève souvent d’entreprises de longue haleine d’arpentage des territoires, validées et parfois financées par les princes et les États. En France, il s’agit notamment de l’établissement sur plusieurs décennies de la carte des Cassini, qui aboutit à la fin du XVIIIe siècle (Pelletier 1990). Les compétences des ingénieurs géographes s’allient, par ailleurs, à un désir d’établissement et de « lissage » pacifique des limites du royaume, qui donne lieu à des repérages, négociations et tracés de frontières linéaires (Nordman 1998). La cartographie imprimée, qui le plus souvent hérite avec un peu de retard des techniques et surtout des données de la cartographie militaire et administrative, modifie en aval le contenu de ses représentations.



En 1674, Guillaume Sanson, « géographe ordinaire du roi » et Alexis-Hubert Jaillot font paraître à Paris une carte de la Lorraine politique qui connaît de nombreuses rééditions jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Du format d’un atlas (88 x 57 cm), la carte, dédiée au roi, présente un luxe de détails, notamment toponymiques, qui contraste avec les documents géographiques de la Renaissance et des premiers atlas européens. Des symboles particuliers identifient les évêchés, les châteaux et les abbayes, informations utiles au voyageur consultant son itinéraire ou à l’érudit cherchant à localiser un lieu mentionné dans quelque histoire ancienne : rien, dans cette pratique, ne se distingue de la cartographie de la Renaissance. Le cartouche de titre, assez sobre, n’évoque plus la guerre mais une scène de chasse. Surtout, la représentation de la Lorraine y est annoncée dans son détail politique : La Lorraine, qui comprend les duchés de Lorraine et de Bar, et les Balliages des évêchés et des villes de Metz, Toul et Verdun. Sont ainsi énumérés les principaux territoires qui constituent la Lorraine. La carte les distingue par leurs contours, lignes en pointillés qui appellent l’usuelle enluminure à l’aquarelle. Elle figure d’ailleurs bien plus que les territoires évoqués dans le titre, donnant à voir également les territoires voisins de la Lorraine. Mais si ces derniers sont nommés dans leur titulature politique, ce n’est pas toujours le cas des premiers. Parmi ceux-ci se glissent même des régions culturellement définies, comme le Sundgow (Sundgau).



Un souci analogue du détail et de la délimitation politiques apparaît dans les cartes produites en territoire germanique. En 1715, Johann Baptist Homann publie à Nuremberg une carte générale de la Lorraine, annonçant explicitement le tracé des frontières et des enclaves territoriales, qui donnèrent du fil à retordre aux cartographes pendant deux siècles : Lotharingiae tabula generalis in qua ducatus Lotharingiae et Barri nec non metensis, tullensis et verdunensis episcopatus cum insertis et finitibus Diaconibus exhibentur. Au XVIIIe siècle, les cartes d’Homann lui confèrent une renommée qui tient précisément à ce souci du tracé territorial et politique, ainsi qu’au système d’enluminure systématique qu’il lui a associé et qui permettait au lecteur d’identifier plus facilement les territoires, en particulier en cas d’imbrication complexe (Diefenbacher, Heinz et Bach-Damaskinos 2002). Ces enluminures se faisaient dans l’atelier de l’imprimeur, ce qui confère aux cartes enluminées de la firme Homann une homogénéité assez rare, combinant des plages de couleurs contrastées, le jaune, deux dégradés de rouge et deux dégradés de vert.



On ne distingue plus, dans les cartes imprimées de Lorraine de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, ni de réelle ambiguïté des représentations et des délimitations territoriales, ni de volonté déclarée de contestation des souverainetés. Le constat des appartenances pacifie les points de vue en même temps qu’il précise l’objet de la cartographie, clairement donnée à lire comme celle d’un territoire politique ou d’un État. Et il faut un bouleversement politique et mental majeur, comme celui de la Révolution française, pour soumettre les cartes de la Lorraine – comme d’autres territoires – à une nouvelle mise à plat des découpages. Ceux-ci ne sont plus tant politiques qu’administratifs, donnant à voir l’homogéinisation de l’espace au moyen de la création des départements en 1790. En 1792, Charles-François Delamarche, imprimeur parisien spécialisé dans les cartes et les ouvrages de géographie, publie ainsi une carte de Lorraine où, sous le découpage des six départements du Haut et du Bas-Rhin, de la Meurthe, de la Moselle, des Vosges et de la Meuse, sont données à voir, comme l’indique le titre, les « anciennes divisions » de la province. Les noms des anciens territoires politiques disparaissent, au profit des appellations de « pays », qui font resurgir les vieilles unités historiques et naturelles chères aux humanistes de la Renaissance. La Lorraine est ici, sans doute aucun, intégrée au territoire politique français, et s’il y a conflit, ou opposition, ils ne montrent plus un territoire d’entre-deux, souverain mais pris entre royaume de France et Empire : c’est tout entier le système administratif et territorial de l’Ancien Régime français qui est donné à voir dans sa complexité, en opposition au découpage rigoureux, donné pour « naturel », des nouveaux départements.



Les descriptions et cartes de la Lorraine à l’époque moderne suivent les évolutions que connaît le savoir géographique du XVIe au XVIIIe siècle. Elles suivent également, dans le cas de ce territoire complexe et objet de tentatives d’appropriation, la manière dont les administrations et les élites culturelles conçoivent la nature des limites territoriales, de l’espace envisagé et des relations avec les Etats voisins. Au XVIe siècle, les humanistes construisent la nature de « pays » en référence à des entités naturelles qui permettent l’établissement de limites repérables, en référence surtout aux récits de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, qui relatent l’installation de peuples dont la langue et la culture innervent la toponymie locale : dans cette approche culturelle et antiquisante de la définition des espaces, quoi d’étonnant que s’estompe, voire se brouille l’image de la Lorraine politique des XVIe et XVIIe siècles ? La confusion des discours et des représentations dans les documents imprimés destinés à un large public, qui ne suppose d’ailleurs en rien la méconnaissance de la situation réelle des limites et des souverainetés dans les élites politiques et administratives, permet parfois le discours revendicatif : on affirme la Lorraine politiquement française – plus souvent qu’allemande, d’ailleurs – par le droit, la conquête ou l’histoire. Ces revendications ont d’autant plus de puissance qu’elles s’appuient sur des documents imprimés et plus largement diffusés.



Le long XVIIIe siècle apporte des changements. Considérée comme territoire français, souvent même avant l’intégration complète du territoire au royaume, la Lorraine est donnée à voir comme territoire politique contemporain, dont on cherche à retracer les frontières intérieures, puisque l’annexion au royaume n’efface pas le morcellement : les duchés de Lorraine et de Barr, le Barrois mouvant, les Trois-Évêchés demeurent.



Bibliographie :



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Châtelain H., 1708-1720, Atlas historique ou nouvelle introduction à l’histoire et à la gégraphie ancienne et moderne représentée dans de nouvelles cartes, Amsterdam, frères Châtelain


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Diefenbacher A, Heinz M et Bach-Damaskinos R. (dir.) „auserlene und allerneueste Landkaren“. Der Verlag Homann in Nürnberg 1702-1848, catalogue d’exposition du Stadtarchiv et des musées de la ville de Nuremberg, 19 septembre-24 novembre 2002, Nuremberg, W. Tümmels, 2002, 275 p.  


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Nordman D., 1997, « Des limites d’État aux frontières nationales », dans Nora P. (dir.), Les lieux de mémoire, vol. 1, Paris, Gallimard, p. 1125-1146


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Notes :


(1) Carte gravée sur cuivre, 62 x 49 cm, conservée au Département des Cartes et Plans de la BnF, cote Ge. D. 14997.


(2) Il s’agit très vraisemblablement de Jean-Nicolas de Tralage, un géographe qui se faisait désigner par le nom de Tillemon et confia plusieurs cartes à graver à Nolin (Pastoureau 1984, p. 357).  


(3) Les références à la Lorraine, outre celle mentionnée précédemment, sont dispersées entre le t. 1, vol. 2, p. 246, et le t. 2, p. 1195 et suivantes.


(4) « Und im jar 1552 ist diser Carolus herzog in Lothringen so Henricus II in frankreich zogen ist durch das Herzogthum Lothringen / in Frankreich kommen ». Les cités de Toul et de Verdun, ainsi que les sièges auxquels elles ont été soumises, sont évoquées un peu plus tôt dans l’ouvrage, p. 101.


(5) Carte conservée au département des Cartes et Plans, 42 x 56 cm, cote Ge DD-627 (25 RES).

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