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N°6-7 mai-novembre 2015 : Les médias : approches géohistoriques et géopolitiques:

Les grandes aires de développement des médias dans le monde depuis le XVe siècle

Philippe Boulanger


Par Philippe Boulanger (Professeur à l’Institut français de géopolitique-Université Paris VIII et directeur de la Revue de géographie historique)



Résumé : Quels sont les grands centres de développement des médias dans le monde ? Depuis la fin du Moyen-Age, qui voit la naissance de l’imprimerie en Europe, trois grands centres de gravité se distinguent en fonction de conditions générales (politiques, économiques, technologiques, socio-culturelles) favorables : le continent européen du XVe au début du XXe siècle, les Etats-Unis au XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, l’Asie orientale depuis la fin du XXe siècle. L’approche géohistorique des médias montre ainsi ces dynamiques spatiales successives traduisant aussi des mutations géopolitiques fortes dans la mondialisation des échanges.



Mots-clefs : Médias, géopolitique, innovations technologiques, Europe, Etats-Unis, Amérique du Nord, Asie, Chine, Inde, Japon.



Abstract : What are the major media development centers in the world ? Since the end of the Middle Ages, three great centers of gravity are distinguished according to general conditions (political, economic, technological, socio-cultural) favorable: the European continent of the XVth at the beginning of the XXth century, the United States in the XXth century until today, oriental Asia since the end of the XXth century. The geo-historical approach to the media reveals strong geopolitical dynamics in the globalization of trade



Words keys : Media, Technologies, Geopolitic, Europe, United States of America, North America, Asia, China, India, Japan.



            L’évolution des médias suit étroitement les différentes phases de l’internationalisation et de la mondialisation des échanges depuis la fin du Moyen-Age. Ceux-ci en sont même l’un des éléments de développement. L’internationalisation des échanges, dont le mot apparaît vers 1845, puis repris surtout à partir de l’Entre-deux-guerres, traduit l’interconnexion plus étendue à de nouveaux espaces des individus et des sociétés, entre la Renaissance et les deux Révolutions industrielles (1780-1914). Le premier essor des médias, en tant que technique de communication et support de l’information, apparaît en Europe à cette période, avec les débuts de l’imprimé, puis de la presse écrite à partir du XVIIIe siècle, enfin de la radiophonie et de la cinématographie à la fin du XIXe siècle. Ce premier centre de développement des médias constitue un pôle de rayonnement non seulement d’innovations technologiques mais aussi de nouveaux usages de l’information à travers le monde entier, notamment vers les différents domaines coloniaux que les Européens conquièrent progressivement jusqu’à la Grande Guerre. Il apparaît toutefois concurrencé par un deuxième foyer de développement des médias dont le rayonnement se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Les Etats-Unis deviennent la terre d’élection des médias dits historiques, destinés à devenir des médias de masse, ainsi que des nouveaux médias numériques qui bouleversent, à partir des années 1990, les échanges mondialisés. Tout au long du XXe siècle, les médias américains sont étroitement associés à la puissance des Etats-Unis. Ils sont à la fois le reflet de cette capacité d’expansion planétaire et un instrument de domination des territoires et d’influence des opinions publiques. La mondialisation, venant du mot Globalization en anglais, apparaît d’ailleurs indissociable des médias américains. Elle renvoie à cette harmonisation des liens d’interdépendance entre les sociétés grâce la diffusion mondiale de l’information. Elle s’appuie aussi sur l’innovation permanente des technologies de communication, dites Nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui conduisent à accélérer la diffusion de l’information comme à renforcer la territorialisation des dynamiques d’échanges. Au début du XXIe siècle, ce deuxième centre de gravité américain subit, à son tour, les effets de la concurrence du nouveau centre de gravité des médias en Asie-Pacifique, émergent depuis les années 1990 et lui-aussi associé à des dynamiques de développement économique et de rivalités d’influence. La Chine et l’Inde ainsi que d’autres pays asiatiques (Indonésie, Philippines, etc.) participent à la création d’une nouvelle dynamique planétaire qui concurrence de plus en plus le centre de gravité des médias américains. Quelles sont les trois grandes aires de développement des médias dans le monde ?



 



I. L’Europe, premier grand centre de gravité des médias (XVe-début XXe siècle)



A. Les conditions diverses de la prédominance de l’Europe



Les raisons qui expliquent la prédominance de l’Europe comme un premier foyer mondial des médias sont diverses. Elles renvoient au moins à quatre éléments majeurs qui ont bouleversé l’histoire du continent à partir de la fin du Moyen-Age. Elles s’inscrivent dans ce qui est appelé les révolutions tantôt agricoles (la physiocratie au XVIIIe siècle) et industrielles (une première liée au textile et au charbon entre 1750-1850 en Europe du Nord-Ouest, une deuxième liée à la chimie, au pétrole et à l’automobile à la fin du XIXe siècle).



La première raison est liée à la croissance démographique où le nombre d’habitants augmente grâce, entre autres, à la transition démographique au XVIIIe siècle, qui permet l’allongement de la durée de vie. Le nombre d’habitants en 1700 est évalué à 120 millions, à 200 millions en 1800 (soit 1/5e de la population mondiale). Cette croissance contribue à créer à favoriser l’urbanisation et des bassins de peuplement et, en conséquence, des centres d’innovation dans tous les domaines. La deuxième raison renvoie à l’évolution intellectuelle et au progrès. Jean-Baptiste Duroselle, en 1990, parlait de « l’avidité des Européens » pour désigner cette poussée du raffinement de la civilisation qui porte en lui-même le ferment du progrès. La réforme protestante, au XVIe siècle, par exemple, encourage l’enrichissement, le capitalisme et l’esprit entrepreneurial. Une nouvelle donne financière se distingue aussi. Dès le XVIe siècle, les réseaux bancaires se structurent tandis que la pratique du crédit se développe permettant des investissements dans différents secteurs, tels les transports, mais aussi la naissance de l’imprimerie et des moyens de communication qui naissent à l’ère des révolutions industrielles au XIXe siècle. La troisième raison est liée à l’émergence d’une nouvelle pensée au XVIIIe siècle, appelé aussi le siècle des Lumières, suscitant l’innovation et la modernisation des techniques dans l’agriculture, puis l’industrie et les services. Enfin, cette prédominance européenne est liée également au progrès social, au développement des niveaux de vie et de l’alphabétisation, principalement en Europe du Nord, à partir des XVIe-XVIIe siècles. Cette évolution a naturellement un impact sur le développement de la presse écrite, puis des autres médias qui naîtront au XIXe siècle.



B. L’Europe, premier centre de développement mondial des médias



Cette prédominance de l’Europe prend des formes différentes dans le secteur des médias. Les innovations techniques se multiplient à partir de la Renaissance et s’accélère au XIXe siècle. En 1439, l’imprimerie est mise au point par Gutemberg et le premier livre imprimé sera réalisé en 1455. Des progrès mécaniques permettent de diffuser la presse et l’imprimé au plus grand nombre et à un coût de plus en plus faible au XIXe siècle, telle l’invention de la presse mécanique par Koening en Angleterre en 1811. Dans les autres domaines touchant aux médias (l’image, le son), de semblables progrès permettent de favoriser les réseaux de communication et ont un impact social décisif. Par exemple, dans le domaine de l’image, Daguerre met au point un appareil avec photographie en 1839 tandis que la cinématographie voit le jour en 1895 avec les frères Lumières. Dans le domaine du son, la première transmission sans fil est expérimentée par Ducretet entre la Tour Eiffel et le Panthéon à Paris en 1889, le premier message sonore par voie hertzienne (Douvres-Vimereux) en 1899 et la première émission radiophonique en Angleterre en 1920. L’éventail des innovations techniques apparaît étendu.



L’Europe devient ainsi le cœur de la première internationalisation des médias. Grâce aux innovations techniques et technologiques, l’information est diffusée au-delà des frontières, créant une révolution espace-temps. Cette diffusion se structure progressivement en réseaux selon les époques. Les réseaux de l’imprimé à partir du XVIIe siècle, ceux des télécommunications et des agences de presse au XIXe siècle (Havas en 1835, Wolff en 1849, Reuter en 1851) sont les plus anciens suivis des réseaux de télégraphie (fin XIXe-début XXe siècles). Ce phénomène dépasse le continent pour atteindre les espaces coloniaux témoignant d’une triple dynamique : la concurrence entre les Etats européens pour la maîtrise des réseaux de communication à l’échelle mondiale, l’essor de stratégies devenues internationales par les entreprises, enfin la nécessité de maîtriser les territoires par l’information et la communication. La logique de conquête des marchés et la guerre de l’influence entre les nations comme entre les entreprises privées font du continent européen le centre international des médias. Parallèlement, c’est aussi en Europe que le métier de journaliste se développe dans un contexte de libéralisation des échanges. Des lois libérales dans différents pays permettent la libre circulation de l’information comme en Angleterre (fin des taxes sur la presse en 1855), en Allemagne (fin de la censure en 1874) ou en France (liberté de la presse en 1881). Alors que la professionnalisation des journalistes s’accompagne des premières corporations reconnues (premier Congrès international de la presse en 1895, première fédération de journalistes en 1926), des organisations internationales statuent sur les premiers accords entre Etats pour développer les grands réseaux mondiaux : Union télégraphique d’Europe occidentale en 1855, Union télégraphique internationale en 1865, Union internationale de radiodiffusion en 1925.



C. Une prédominance mondiale des Etats européens liée aux médias



A partir du XIXe siècle, la prédominance mondiale des Etats européens est liée aux médias, c’est-à-dire à l’exportation de diverses innovations techniques vers d’autres continents, à la diffusion de l’information et à la nature des contenus novateurs. Par exemple, dès le XVIIe siècle, les Britanniques s’implantent sur la côte Est des Etats-Unis en favorisant la diffusion de l’imprimé. Dans l’Amérique anglaise, entre 1607 et 1732, une première imprimerie est installée au collège Havard en 1640. On recence 200 titres imprimés en 1692, puis 50 000 en 1799. Le collège de Cambridge constitue le 2e centre de production de l’imprimé après Londres dans l’Empire.



Les autres médias suivent un développement similaire et progressif dans les domaines coloniaux constitués aux XIXe et début XXe siècles. En tant qu’instruments d’administration coloniale ou d’information pour les colons, les missions chrétiennes et les élites africaines, la presse et la radiophonie se développent surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. La presse apparaît au Mozambique en 1868, en Afrique orientale britannique en 1890 ou au Congo belge en 1891 par exemple. Les Européens développent également la radiophonie. La première émission de la BBC est effectuée en Afrique du Sud en 1924 tandis que la 1e station est créée à Madagascar dans l’Empire français en 1931. Ces médias sont dominés par les Européens et les technologies mises en place continuent d’exercer un lien de dépendance entre l’ancienne puissance coloniale et les nouveaux Etats après la décolonisation. La maîtrise des réseaux de communication permet aux Européens d’avoir le monopole de l’information à l’échelle mondiale. La construction d’un vaste réseau de câbles sous-marins de télégraphie, reliant l’Angleterre à son Empire, entre 1850 et 1914, par les autorités militaires après 1870, est un exemple significatif de cette capacité de domination. En 1914, par exemple, soit avant la montée en puissance des Etats-Unis dans la transmission sans fil, le pays contrôle 60% du réseau mondial grâce à la mise en œuvre d’une véritable stratégie de maîtrise de l’information.



Cette prédominance de l’Europe en tant que centre de gravité des médias tend toutefois à reculer dès la première moitié du XXe siècle. Les facteurs explicatifs sont nombreux dans tous les domaines. Les médias dits historiques (presse, radio, télévision) apparaissent plus dynamiques en Amérique du Nord grâce à l’invention de nouvelles technologies. Les industries de contenus en Europe sont plus orientées vers des spécialisations et ne suivent pas la tendance d’une culture grand public comme aux Etats-Unis. Le succès des contenus américains, comme les Blockbusters ou les films d’animation Disney, réside dans cette capacité à atteindre le plus grand nombre. D’autres facteurs peuvent être avancés. Les industries créatrices ont été amenées à s’exporter vers l’Amérique du Nord, loin des deux conflits mondiaux, profitant ainsi de conditions libérales favorables à la culture de l’information. A la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ce sont des facteurs économiques (faible stimulation des industries créatrices, absence d’un véritable marché intérieur, crises économiques depuis les années 1970), démographiques (vieillissement de la population rendant moins dynamique le marché du divertissement) et culturel (repli identitaire face à la concurrence américaine et asiatique) qui expliqueraient la perte d’une prédominance mondiale de plusieurs siècles. Il en résulte, dès la première moitié du XXe siècle, un déplacement du centre de gravité des médias vers les Etats-Unis tant en matière d’innovations technologiques que de nouveaux usages de consommation.



 



II. Les Etats-Unis, deuxième centre de gravité de rayonnement des médias (XXe-XXIe siècles)



A. La montée en puissance des médias américains



Cette montée en puissance des médias américains est liée autant à une diversité des facteurs externes qu’aux innovations technologiques et à la culture d’entreprise américaine. Tout un ensemble de conditions politiques et économiques participe à hisser le pays au rang de première puissance mondiale dès la Première Guerre mondiale. L’accélération de l’essor démographique (8 millions d’habitants en 1810, 100 millions en 1914, 200 millions en 1967, 313 millions en 2012), lié aux différentes vagues d’immigrés provenant d’Europe (36 millions entre 1815 et 1914), la stabilité des institutions démocratiques, le développement économique en sont les principaux piliers. Cet Etat-continent de 7 millions de kilomètres carrés comprend de nombreuses ressources (agricoles, minières) qui sont mises à profit par des investissements financiers et des savoirs technologiques apportés par les immigrants. Un vaste marché intérieur s’est constitué offrant au secteur des médias des capacités de développement rapide.



Les capacités d’innovations technologiques sont nombreuses et diversifiées dans tous les secteurs (presse, radiophonie, sons, télévision, technologies numériques). Par exemple, Edison, qui fonde General Electrics, invente le phonographe (cylindre phonographique en acier) en 1881, le Kinétoscope (16 à 30 images par seconde) en 1881, le microphone en 1878 et la caméra en 1903). Luc De Forest invente la lampe triode en 1906 qui permet de transmettre par radio des programmes musicaux. Le premier studio de cinéma est créé à Los Angeles en 1902 (1e studio à Hollywood en 1910) tandis que le premier film avec scénario y est tourné en 1903 suivi du premier court métrage muet en 1908, du premier film sonore par les frères Warner en 1926 et du premier film parlant en 1928. Les innovations sont multiples comme l’invention du premier téléphone par Graham Bell en 1876, la fabrication du premier tube pour la prise de vue télévisée en 1927 ou de la première télévision en 1931, la mise en œuvre du premier ordinateur (Eniac par l’US Army) en 1945 ou le premier transistor par Bell en 1948.



Enfin, un troisième facteur majeur apparaît dans la culture américaine de la libre entreprise. Celle-ci est le moteur de la production industrielle des moyens de communication en favorisant la recherche de la rentabilité et l’esprit d’innovation. Elle est encouragée par la naissance et la croissance d’un vaste marché intérieur au XXe siècle. La confiance des grands groupes dominants, tel ATT pour les télécommunications, dans le système libéral permet des investissements dans la recherche et la production industrielle de masse. La liberté de la presse est garantie par le premier amendement de la Constitution de 1791, étendue à la radiophonie en 1927, la cinématographie en 1952, la télévision et internet en 1997. La synergie entre le gouvernement fédéral, les universités et les entreprises permet à l’économie américaine d’occuper les premiers rangs de nombreux secteurs d’activités. En 2012, le pays est au premier rang pour les publications scientifiques et les exportations de produits de très hautes technologies. Parallèlement, la culture américaine, qui se veut populaire et accessible au plus grand nombre, favorise la consommation. Elle valorise la publicité dont les principes sont conçus en Europe (annonces des journaux en Angleterre au XVIIe siècle) mais étendus à une échelle de masse aux Etats-Unis. La première agence de publicité est créée à Philadelphie en 1840 et se développe dans la presse à partir du milieu du XIXe siècle, le cinéma à la fin XIXe siècle, la radiophonie dans l’Entre-deux-guerres et la télévision dans les années 1950. En 1865, Walter Thompson théorise le concept de marketing qui incite à consommer, entre autres, les divers moyens de divertissements offerts par les industries des médias. Il en résulte une dynamique de développement sur le marché national et des conditions favorables à l’internationalisation des médias américains.



B. La puissance globale des médias américains



            Cette puissance globale des médias américains s’inscrit dans tous les secteurs d’activités. Dans la presse, le modèle américain (le style, la forme et le débat d’idée) inspire bien d’autres pays étrangers, exporté par les grands groupes multimédias éditeurs de magazines. Sont recensés déjà 2 000 quotidiens en 1900 contre 613 en 2013 (selon Audit Bureau of Circulation). Les magazines illustrés (Look, Life), de l’Entre-deux-guerres aux années 1970, devenus la base de la culture de masse par l’image et la diversité des rubriques, les hebdomadaires (News, Time et Newsweek) dans les années 1950-1970 favorisent une image de l’Amérique dans le monde et sont gérés par de nouveaux géants des médias. Cette puissance d’innovation, de production des contenus et de rayonnement planétaire se rencontre également dans le cinéma qui devient un marché dès le début du XXe siècle. Les sept majors créées en 1925 assurent 80% du chiffre d’affaires du cinéma mondial en 1940 (jusqu’aux années 1980). Le studio system favorise une organisation verticale du secteur en réunissant la production, les agences de distribution, l’exploitation de masse, jusqu’aux années 1990 où se met en place un autre système de gestion plus décentralisé et horizontal. Se développe une véritable industrie qui s’appuie aussi sur le star system, né avec la 1e vedette (Marie Pickford) en 1917. Dans les secteurs de la téléphonie, la radiophonie, la télévision, d’autres grands groupes se mettent en place également. Par exemple, la radiophonie a longtemps été un monopole d’Etat (Radio Act de 1912 et 1917) permettant un premier essor : 556 stations en 1923, 962 en 1941 (pour 50 millions de postes de réception environ). En 1979, la nouvelle règlementation favorise la libéralisation et contribue à l’augmentation du nombre des stations (6 200 en 1970, 10 000 en 1999 dont 1680 stations publiques). En 1996, le Telecom Act renforce cette dynamique en ne limitant plus le nombre de stations par groupe de médias. Clear Channel possède 43 radios puis 1 200 après 1996.



Enfin, les Etats-Unis sont la terre d’élection de la révolution microélectronique, multimédias et numérique qui commence à partir des années 1990. De nouveaux géants voient le jour dans les secteurs de la production électronique et informatique et dans les services de la communication appelés les Big Four ou GAFA (Apple, Google, Amazon, Facebook). Cette révolution de la communication permet l’interpénétration du secteur informatique (logiciel, langage), des réseaux de communication (câble, satellite, ADLS), des médias (services, programmation, jeux vidéo, radiophonie, télévision, édition). La société Google, créée en 1998 dans la Silicon Valley, s’est fixée comme objectif d’organiser l’information à l’échelle mondiale et multiplie les services gratuits d’un nouveau genre (Google Earth, Google Book Search, etc.). Après la côte Nord-Est des Etats-Unis qui contribue à l’essor d’internet, la Silicon Valley devient le lieu des nouveaux usages et des innovations technologiques par la présence de nombreuses starts up et multinationales comme Electronic Art produisant des succès planétaires dans les jeux vidéo. Elle est d’ailleurs reconnue, à la fin du XXe siècle et au début XXIe siècle, comme la capitale mondiale du numérique. De nombreux sièges sociaux de ce type d’entreprises y sont installés comme Apple, Twitter, Facebook, Google, Dropbox ou Lyft. Les raisons de ce succès aux effets planétaires sont liées à la présence d’un réseau d’Universités comme Standford, associées au développement des starts up et des grands groupes, la diversité culturelle, le système de financement en faveur des jeunes entrepreneurs, de l’esprit favorable à la montée en puissance des starts up et à la capacité de réinvention permanente. Plus récemment, les centres d’innovation tendent à se déplacer vers San Francisco. Dropbox, Instagram, Wikipedia, Twitter, par exemple, y ont installé leurs locaux.



En somme la puissance des médias américains se révèle dans tous les secteurs d’activités et apparaît globale, c’est-à-dire touche toute l’aire occidentale ainsi que le Moyen-Orient, certaines parties de l’Afrique et l’Amérique latine, puis tous les continents depuis la chute de l’URSS en 1991. Elle contribue à renforcer la capacité d’influence de la diplomatie américaine à l’étranger et à étendre un modèle attrayant du mode de vie américain durant la Guerre froide pour porter les valeurs d’universalisme auprès des opinions publiques.



C. Les médias américains, acteurs d’une force d’influence dans le monde



Les médias américains sont considérés comme des vecteurs de l’internationalisation, de la globalisation et de la mondialisation des échanges depuis le XXe siècle. Ils favorisent la fluidité des échanges et des flux immatériels transfrontaliers. En touchant tous les publics, ils révèlent un niveau d’intégration et d’interconnexion plus large des individus en raison de la constitution de grands empires industriels des médias. Le terme globalization qui vient du mot latin Globus (le globe) est un mot d’origine anglo-saxonne apparu en 1959 qui désigne cette fluidité des échanges, lequel est traduit en français par mondialisation. Il renvoie à l’idée de rayonnement planétaire et de diffusion de la puissance des Etats-Unis dans le monde, à la notion d’universalisme de la culture américaine.



Les médias américains exercent un rôle primordial dans la construction de la puissance américaine dans le monde. Durant la Guerre froide, par exemple, les grands Networks américains produisent et vendent de nombreux programmes à travers le monde. Dans les années 1970, ABC’s Worldvision, filiale de ABC créée en 1959, s’impose en Amérique latine et au Moyen-Orient, développant « un système global concentrant la gestion, la production, la distribution et la propriété » [Grisset, 1991]. En 1969, elle vend 900 programmes télévisés dans 90 pays, notamment en Amérique latine pour contrer le modèle révolutionnaire cubain. Le Network NBC distribue 125 films et séries pour 300 stations de télévision dans 83 pays différents en 1965. En 1974, 84% des programmes diffusés en Uruguay sont d’origine américaine, 70% au Pérou, Brésil et Venezuela, 90% en Thaïlande, 85% en Finlande. Cette prépondérance des produits audiovisuels américains, populaires par essence, constitue un outil d’influence planétaire donnant une vision positive du pays comme les programmes télévisés « Ma sorcière bien aimée » (254 épisodes entre 1964 et 1972) ou « Batman » (120 épisodes entre 1966 et 1968) diffusés par ABC. En 1990, les programmes américains représentent les deux tiers du marché des programmes, 60% des exportations mondiales, 40% du commerce mondial des programmes audiovisuels.



Les médias américains sont les supports privilégiés de leur diplomatie publique et les instruments de la théorie du soft power développée par le politologue Joseph Nye dès 1990 dans Bound to lead. Celui-ci, ancien secrétaire adjoint à la défense pour les affaires de sécurité internationale sous la présidence Clinton, montre l’importance du pouvoir d’influence pour le rayonnement international d’un Etat à partir de la diplomatie, des communications et de l’influence culturelle. Il considère que l’influence est un procédé qui peut se révéler plus efficace que le pouvoir dur, le « hard power », reposant sur l’utilisation des forces militaires, des techniques et de la finance. Dans Soft power : The Means to Success in World Politics (2004), il revient sur sa théorie en mettant en évidence l’importance de la persuasion et de la séduction par la diversité des moyens. Il précise les modes opératoires que sont l’attraction, les outils (les valeurs, la culture, les institutions) et les politiques publiques et diplomatiques. Cette théorie apparaît donc spécifique à la culture institutionnelle américaine qui valorise la décentralisation de l’influence et, par tradition, l’action de l’Etat en lien avec les acteurs de la société civile. Elle attribue un rôle décisif aux médias internationaux comme CNN, Facebook, Google, wikipedia. Par les industries culturelles, il s’agit de valoriser l’image de la culture américaine (culture populaire et d’avant-garde, culture des élites et des minorités, contre-culture) pour parvenir à séduire l’opinion publique étrangère. Dans Future of Power, en 2011, Joseph Nye montre que l’influence repose à la fois sur le hard power et le soft power, équilibre qu’il désigne par le terme de smart power, c’est-à-dire la forme d’influence et de rayonnement la plus efficace pour les Etats-Unis. Il montre que les Nouvelles technologies de l’information et de la communication imposent de nouvelles règles dans la gestion des affaires internationales. Internet ajoute une nouvelle dimension à l’action de la diplomatie comme l’atteste l’adoption de l’e-diplomacy par l’administration Obama en 2011.



Les médias américains participent à créer une « communication monde », en reprenant le titre d’un ouvrage de Armand Mattelart en 1992, dont la puissance de rayonnement et la capacité à imposer un modèle culturel ont fait l’objet de nombreuses critiques et d’interprétations depuis la Guerre froide. Les médias américains ont-ils été un vecteur d’une forme « d’impérialisme culturel » ? La question a soulevé nombre de débats tout en étant un facteur de cohésion des résistances face à l’influence américaine. Parallèlement, si les Etats-Unis sont encore un centre de gravité dans le temps long de la puissance des médias, ils doivent désormais faire face à une nouvelle dynamique géopolitique : l’émergence de l’Asie liée aux nouveaux médias numériques.



III. L’Asie, nouveau centre de gravité des médias au début du XXIe siècle



1. L’émergence de l’Asie



Depuis les années 1990, la croissance l’Asie participe à modifier les centres de gravité historiques des médias. Elle touche la Chine et l’Inde en particulier, mais aussi plusieurs pays en développement comme l’Indonésie, la Thaïlande, les Philippines, Singapour, Taiwan ou la Corée du Sud. Outre le Japon dont la puissance économique et sa capacité de rayonnement mondial remontent aux années 1970, malgré un recul de celle-ci dans les années 2010, cette zone asiatique se distingue par sa capacité à devenir un vaste pôle de croissance dans de nombreux domaines.



Tout d’abord, cette ascension se rencontre dans les secteurs économiques parallèlement à une croissance démographique continue depuis plusieurs décennies. Le taux de croissance économique, autour de 10% puis 7% en Chine depuis les années 2000, les politiques de rattrapage du secteur Recherche et développement pour se hisser dans les premiers rangs mondiaux (en termes de publication scientifique, de dépôt de brevet, de hiérarchisation des universités), le potentiel offert par les ressources naturelles, la capacité de formation des élites en transformation sont des facteurs parmi d’autres qui font de l’Asie une zone pivot de la mondialisation des échanges. En novembre 2012, un rapport de l’OCDE précisait que la Chine serait la première puissance économique mondiale en 2060, suivie de l’Inde, les Etats-Unis et le Brésil. La Chine et l’Inde représenteraient 28% et 18% du PIB mondial en 2060, soit la moitié du PIB mondial contre 9% pour l’Union européenne, 16% pour les Etats-Unis et 3% pour le Japon. Le PIB par habitant des Chinois et des Indiens seraient ainsi multiplié par sept. Cette donnée est déjà mise à jour par le site d’information financière MarketWatch qui, à partir des statistiques du FMI, considère, en décembre 2014, que la Chine est devenue la première puissance économique mondiale selon le PIB exprimé en parité de pouvoir d’achat. Celui-ci devrait être de 17 632 milliards de dollars contre 17 416 milliards pour celui des Etats-Unis.



Deuxièmement, l’Asie se transforme en un nouveau centre d’innovation technologique en cours d’évolution en matière de médias. Si la Chine est reconnue pour avoir inventé l’imprimerie (premier livre imprimé en 868, la typographie et les premiers caractères mobiles en 1038), la capacité d’innovation technologique reste longtemps marginale, voire dépendante des puissances occidentales. Seul le Japon s’inscrit dans une dynamique pionnière en innovant dans nombre de secteurs dès les années 1970. En matière de télécommunications, entre autres, l’opérateur japonais NTT DoCoMo lance l’iMode en 1999 dont la technologie permet d’envoyer des mails et de naviguer sur le web à partir d’un téléphone mobile. Sony invente le walkman en 1979, puis le premier lecteur CD en 1982. En matière de télévision et d’image, NHK présente les premières images de TVHD au Japon dès 1975 tandis que Sony lance le premier magnétoscope numérique en 1987 ou la première console de jeux Playstation en 1995 (avec accès à internet en 2006). Les exemples sont nombreux et montrent le retard dans les innovations de la plupart des autres pays jusqu’aux années 2000. En effet, à partir de cette décennie, plusieurs innovations commencent à se distinguer comme le concept de PC ultramobile (Ecc PC) lancé par Asus (Taiwan) en 2007.



Enfin, un troisième facteur se distingue dans l’ancienneté des médias écrits. Si les Chinois sont les premiers à utiliser les caractères mobiles au XIe siècle et les Coréens les premiers à employer les caractères métalliques vers 1234, l’importance de la communication par l’écrit a favorisé le développement d’une presse écrite dès le XIXe siècle. Au Japon, par exemple, le premier journal « moderne » date de 1862, au début de l’ère Meiji. Il apparaît ainsi une permanence culturelle dans la transmission par l’écrit de l’information qui se retrouve dans les industries culturelles modernes.



B. Des médias conquérants



Les médias historiques connaissent une évolution différente de celle connue en Occident. Si la presse écrite en format papier se porte difficilement en Europe et aux Etats-Unis, conduisant à suivre la transition numérique, elle reste encore un média important dans l’ensemble des pays d’Asie. Entre 2006 et 2010, le nombre de quotidiens augmente dans le monde, passant de 13 223 à 14 853, avec une croissance de 7% en Asie-Pacifique. Alors que les ventes chutent de 10% à 20% en Amérique du Nord et en Europe, elles augmentent de 15% en Asie-Pacifique. Selon le World Peen Trends (2010), en 2009, sur les dix premiers quotidiens mondiaux par nombre de diffusion, huit sont asiatiques (sauf Bil1 allemand et The Sun anglais). Le premier est le journal japonais Yomiuri Shimbun qui diffuse 10 millions d’exemplaires chaque jour. Le Japon se situe également au premier rang mondial des pays consommateurs de presse écrite (461 millions d’unités par jour), suivi au troisième rang de la Chine (101 millions) et, au dixième rang, de l’Inde (11 millions). L’Asie-Pacifique représenterait également 63% de la circulation des quotidiens dans le monde (21% pour l’Europe, 10% pour les Etats-Unis), mais 26% des parts de marché (40% aux Etats-Unis, 30% en Europe).



Depuis les années 1990, le rôle des médias occupe une place croissante dans les économies nationales. Les produits sont conçus pour être consommés par le plus grand nombre, tels les films d’animation japonais, les téléphones mobiles sud-coréens ou chinois, la pop-music (K-Pop, J-Pop). Ils sont fabriqués pour répondre à des marchés intérieurs en plein développement avec la croissance des classes moyennes. Ils absorbent une production industrielle nationale en Corée du Sud et au Japon ou sont en cours de répondre aux besoins nationaux en Inde, en Chine ou en Indonésie. Les stratégies des grands groupes médiatiques se tournent de plus en plus vers l’exportation, dès les années 1980 au Japon, surtout depuis les années 2000 pour les autres pays. En 2012, Samsung devient le premier producteur mondial de téléphonie mobile (23% du marché global) et réalise deux fois plus de ventes qu’Apple avec le Galaxy S3. En Chine, Huawei connait une croissance de 73,8% des ventes de smartphones (+10% de chiffres d’affaires entre 2012 et 2013) et vise la première place avec l’Ascend P2 qui est, en 2013, le 4G le plus rapide du marché. En Inde, des entreprises comme Dharma Productions et Yash Raj films participent aussi à conquérir de nouveaux marchés, vers l’Asie depuis les années 1990 et vers l’Occident depuis les années 2000, et à mondialiser Bollywood.



Au milieu des années 2010, la concurrence apparaît moins importante entre Hollywood et Bollywood qu’entre le premier et le nouveau Chinawood. Les Chinois découvrent le cinéma comme divertissement de masse. Cette évolution est liée à différentes raisons. Les technologies numériques soutiennent par des plateformes de financement (comme Yulebao sur le site de e-commerce Alibaba) la production de films. La jeunesse du public, âgé en moyenne de 21,8 ans comme l’âge moyen des internautes, influencé aussi par les publicités sur les réseaux sociaux, stimule la demande de production nationale. La politique étatique se fixe également comme objectif de développer le 7e art et de diffuser cinq films nationaux sur quinze proposés sur les écrans (depuis 2012, 34 films étrangers peuvent sortir en Chine par an). Le Chinawood connait un essor sans précédent depuis le début des années 2000, soit le lancement du premier blockbuster chinois (Hero en 2002 qui rencontre un grand succès en Occident). En 2013, les recettes sont estimées à 3,6 milliards de dollars (+27% par rapport à 2012). Depuis 2012, la Chine est le deuxième marché cinématographique mondial et devrait dépasser les Etats-Unis au début des années 2020. 16 salles de cinéma ouvrent chaque jour selon Hollywood Reporter en 2014 (contre 13 en 2013). La même année, il est recensé 20 000 salles de cinéma contre 1 400 en 2002 (contre 40 000 aux Etats-Unis).



Les stratégies conquérantes des grands groupes asiatiques dans le monde, l’augmentation du pouvoir d’achat d’une nouvelle classe moyenne, les politiques d’aménagement du territoire (raccordement à la fibre optique par exemple) et de développement des économies des savoirs (plan CyberKorea en 1999 en Corée du Sud, e-Japon Strategy en 2001 et New IT Reform Strategy en 2006 par exemple) expliquent aussi que l’Asie-Pacifique devient actuellement le centre de gravité du développement des médias numériques. Selon l’Union internationale des télécommunications, la concentration la plus forte des utilisateurs d’internet se produit dans cet espace (418 millions en 2007, plus de 1 milliard sur deux milliards dans le monde en 2012). En Chine, la transition entre un internet délocalisé et de sous-traitance pour le développement de grandes entreprises est en cours comme l’illustre l’essor d’Alibaba, de Taobao (équivalent de eBay), de Tmall (équivalent d’Amazon), de China Yahoo, de Rensrens (copie de Facebook) ou de Youku (équivalent de YouTube). Celles-ci sont à l’origine des répliques des géants américains du Net, en raison de la faiblesse de l’esprit de créativité et d’innovation, mais profitent d’un vaste marché intérieur et s’étendent rapidement sans être dominées par les groupes étrangers. Tencent, par exemple, fondé en 1998, est l’équivalent de Gmail et compte 800 millions de comptes actifs. Installée à Shenzhen, dans la zone franche, l’entreprise représente un géant du Net chinois, innovant avec des applications proposant des services gratuits, et profitant de la proximité de la place financière de Hong Kong et de nombreuses universités. Les Chinois ont accès ainsi aux mêmes services qu’en Occident tout en étant encadrés par les services étatiques appliquant surveillance et censure.



C. Des vecteurs d’influence devenus stratégiques



L’une des conséquences géopolitiques de cette place croissante des médias dans les pays asiatiques émergents porte sur la capacité d’influence recherchée dans l’opinion publique mondiale. En Chine, l’influence par les médias semble avoir été théorisée par Wang Huning, politologue à l’Université Fudan à Shanghaï, au début des années 1990, puis dans la doctrine de Li Changehun en 2008. Celle-ci prévoit le développement de la propagande vers l’Occident et des capacités de communication ainsi que des technologies. L’objectif vise la promotion du modèle chinois et l’encadrement de l’opinion publique. Un fond privé pour le financement des médias est créé (China Media Capital) tandis que des investisseurs sont appelés comme Shanghai Media Group pour soutenir le développement international des médias. Elle est ensuite portée désormais au rang de stratégie nationale afin de changer l’image de la Chine à l’étranger dans la durée, accroître la part de décision du pays dans la gouvernance mondiale, mener une politique de bon voisinage en Asie. Au 6e plénum du 17e Congrès du Comité central du Parti communiste, en octobre 2011, est annoncée la création d’une diplomatie d’influence qui reposerait sur son modèle culturel (voir l’article de Shuang He sur le soft power et les médias chinois dans ce numéro).



La puissance des médias chinois correspond à une vision internationale pour mener une diplomatie d’influence. CCTV forme un empire audiovisuel intégré comprenant une vingtaine de bureaux de correspondants à l’étranger, en partenariat avec plus de 200 groupes étrangers, cinq chaînes de télévision en arabe, français, anglais, russe et espagnol, un réseau de diffusion online depuis décembre 2009. La Radio Chine International diffuse des programmes en 48 langues, dispose de 150 partenariats avec des groupes étrangers, une trentaine de journaux et magazines en langues étrangères, d’une chaîne de télévision numérique (Super Channel) et un site internet d’information (CRI Online). En 2010, l’Agence de presse Xinhua (400 correspondants dans le monde) met en place une chaîne d’informations continue en anglais (China Xinhua News Network Corporation) afin de porter son propre message à l’international. Parallèlement, la pénétration internationale chinoise est renforcée par le place accrue des sites internet qui doivent être plus informatifs et moins propagandistes comme le web officiel China traduit en dix langues. Malgré tout, au début des années 2010, cette récente politique d’influence semble rester peu efficace du moins en Occident. Les médias gouvernementaux préservent une image austère, une crédibilité et une objectivité de l’information discutée. Selon un sondage de la BBC de février 2010, l’image de la Chine reste peu favorable en Europe (72% d’opinion en Italie, 64% en France) alors qu’elle apparaît, au contraire, favorable en Afrique (73% des opinions au Kenya et au Nigéria, 64% au Ghana).



Ce déploiement des médias chinois se développe au profit de la puissance politique et économique du pays à l’échelle planétaire. Dans l’industrie informatique, le constructeur d’ordinateur Lenovo rachète la branche PC d’IBM en 2005 et l’allemand Medion en 2011. Tencent investit dans les start-up de la Silicon Valley, comme Everyme à Menlo Park. En Afrique, par exemple, la Chine, devenue le premier partenaire commercial du continent depuis 2009, avec un volume d’échanges avoisinant 170 milliards de dollars, prend la place des médias occidentaux qui ont délaissé certains pays africains. Si certains médias, comme l’agence Xinhua ou radio Pekin sont déjà présents depuis les années 1950, pour informer la diaspora par exemple, les enjeux politiques et économiques sont aujourd’hui différents. Les médias sont devenus des outils de coopération sino-africaine pour créer un désir de Chine et éviter le prisme des médias occidentaux. L’Etat chinois soutient les médias locaux, apporte une aide technique et financière, encourage la formation des cadres. Radio Chine International est en coopération avec 150 radios et médias étrangers dans le monde dont un tiers se situent en Afrique. En 2006, elle lance la première fréquence à l’étranger depuis Nairobi, proposant 19h de programmes quotidiens en anglais, swahili et chinois. Des stations de radios FM diffusent également des programmes au Niger, Sénégal, Congo, Mali, Kenya, Libéria, Afrique du Sud. La presse écrite chinoise est également présente avec quatre journaux : China Chronicles en Afrique du Sud depuis 1994, West African United Business Weekly au Nigéria depuis 2005, Oriental Post au Bostwana et le mensuel (Chinafrica) depuis 2009. Xinhua tend aussi à se développer grâce à une politique tarifaire compétitive. L’agence dispose d’une vingtaine de bureaux dans le monde dont un est situé à Nairobi au Kenya.



L’essor de l’influence japonaise reposant sur les industries culturelles constitue un autre exemple, spécifique tant par le contexte dans lequel il s’est développé que par les objectifs fixés par l’Etat. A partir des années 1980, et pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, quelques produits culturels commencent à s’exporter vers l’Occident comme les dessins animés (Goldorak), les jeux vidéo (Nintendo, Sega, Sony), les mangas. Dans les années 1990, le pays est le deuxième marché télévisuel et le deuxième marché de l’industrie de la musique au monde derrière les Etats-Unis. Au début des années 1990, le METI (ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie) reconnaît les industries culturelles pour étendre sa puissance régionale, séduire les opinions asiatiques déjà enclines à critiquer l’américanisation, nouer de nouveaux liens de coopération avec les Etats voisins par des échanges réciproques (doctrine Fukuda). Cette stratégie d’influence dite de « retour en Asie » est alors orientée vers la Chine, l’Indonésie, la Corée du Sud, Hong Kong, Taiwan. En somme, la puissance japonaise s’affirme par la convergence des contenus et des technologies, des industries culturelles et des médias, en créant une dynamique liant la fabrique du rêve et la capacité à diffuser des produits culturels. Le succès planétaire des mangas, décliné sur tous les supports (internet, jeux vidéos, téléphone mobile, séries télévisées) à travers une stratégie offensive internationale, caractérise le rayonnement d’un media global, à l’exception du Royaume-Uni (peu réceptif) et de l’Allemagne et des Etats-Unis (en retard), mais continue de s’étendre en Amérique latine.



La montée en puissance des médias asiatiques n’est pas seulement liée à des facteurs économiques, mais aussi à des considérations stratégiques et politiques dans le but d’influencer progressivement les opinions nationales et internationales. Les conceptions de l’influence sont donc plurielles dans le monde. Chaque pays, qui tend à devenir une puissance régionale ou mondiale, comme la Corée du Sud, la Chine ou l’Inde présente son propre modèle de « soft power » et utilise ses propres ressources, liées à l’histoire et à la culture, pour y parvenir. Toutefois, un point de convergence caractérise chacun d’eux : la prépondérance des médias dans la construction et la diffusion d’une diplomatie d’influence.



Conclusion :



            La géographie historique des médias sur le temps long révèle ainsi trois principaux centres de développement des médias. L’Europe est un premier foyer d’innovations et de développement de l’imprimé, puis de la radiophonie et de la cinématographie, entre le XVe siècle et le début du XXe siècle. Les premiers réseaux de diffusion se mettent en place tandis que la colonisation, dès le XVIe siècle, permet d’exporter ces développements sur d’autres continents. Un deuxième foyer s’impose aux Etats-Unis à partir de la fin du XIXe siècle. Les médias constituent l’un des socles de prédominance mondiale du pays tant à travers les innovations technologiques, la diversité des produits et des contenus à destination d’une consommation de masse et leur portée politique mise à profit par une diplomatie d’influence. Au début du XXIe siècle, cette prédominance révèle des signes de recul face à l’émergence d’un troisième centre de gravité en Asie, en particulier en Asie orientale, grâce aux technologies numériques, des stratégies économiques inscrites dans la mondialisation des échanges, l’essor des nouveaux géants du Net et des sociétés en pleine évolution. Les médias participent à construire une autre dynamique dont la portée géopolitique se précise depuis quelques années.



 



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