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N°9 novembre 2016 : Géographie historique du Japon d'Edo et ses héritages:

Editorial

Nicolas Baumert


Par Nicolas Baumert (Maître de Conférences à l'Université de Nagoya) (1)



Pendant plus de deux siècles, de 1633 à 1853 lors de la période dite d’Edo (1603-1868), le Japon s’est fermé au monde extérieur, retiré d’une histoire globale qui se mettait en place sous l’impulsion des Etats européens. Par une série de mesures politiques limitant les échanges avec l’extérieur (interdiction d’émigrer, de construire des bâtiments de haute mer, interdiction aux étrangers de pénétrer dans l’archipel sauf dans les enclaves prévues à cet effet,…), le Japon a assuré son indépendance autant qu’il a permis la maturation de pans entiers de sa culture. Ce choix historique, à la longévité exceptionnelle dans l’histoire, a été favorisé par l’insularité du pays et par sa localisation à l’extrémité des routes commerciales, mais aussi par la récente unification politique de l’archipel faisant suite aux guerres féodales qui avaient marqué l’ensemble du XVIe siècle. Il a permis une longue ère de paix et de stabilité, des progrès techniques et préscientifiques dans tous les domaines, mais il a aussi entraîné une diminution de la connaissance du monde qui continue, d’une certaine manière, à caractériser la société japonaise actuelle. Car, malgré les changements radicaux de l’ère Meiji, bien des aspects de la culture d’Edo ont continué à vivre et à se diffuser dans l’ensemble des couches de la société au point d’être aujourd’hui considérés comme traditionnels. Edo correspond pour le Japon à une mise en retrait mais certainement pas à une mise entre parenthèses de son histoire. Ses héritages géographiques restent importants : la double polarité entre la Kantō et le Kansai née du choix d’une nouvelle capitale à l’Est, le réseau urbain ainsi qu’une grande partie des limites administratives actuelles.



Au regard d’une lecture de l’histoire mondiale basée sur toujours plus d’ouverture et de circulation, la période d’Edo est une anomalie, et l’historiographie japonaise depuis Meiji a souvent traité le règne des Tokugawa sous cet angle, transposant la vision occidentale du monde et ses jugements de valeur afin de justifier le changement de régime. Cependant la recherche historique récente est plus nuancée et redécouvre depuis une vingtaine d’années les formidables possibilités de la période (Macé, 2006, p. 9). Les historiens cherchent des axiomes, en parlant de senkakuteki kaikoku (ouverture sélective) en lieu et place de sakoku (pays fermé) (2), là où il est surtout question pour le géographe du rôle politique d’une frontière qui, comme une porte, peut être plus ou moins ouverte ou fermée en fonction des circonstances. Ainsi que le note avec justesse Régis Debray dans son Eloge des frontières, redigé presque comme une évidence après une conférence à la Maison franco-japonaise de Tokyo, la mer dans l’histoire du Japon est « à la fois mur et porte, obstacle à l’accueil et incitation à l’échange, (…) sas ou valve » (Debray, 2013, p. 37). Et le Japon d’Edo est avant tout un pays terrien dont la vision agrarienne basée en particulier sur la riziculture s’est justement systématisée à ce moment de l’histoire, instaurant une hégémonie croissante de la partie sédentaire de la société (les guerriers et les paysans) sur la partie non sédentaire (hiteijūnin), composée de marchands, de religieux et de marins (Ohnuki-Tierney, 1993, p.78). Pendant Edo, les enclaves des marchands étrangers comme Dejima au sud, ou les marges sibériennes d’Ezo au nord, jouent le rôle de filtre avec le monde (Batten, 2003), tandis que la majeure partie de la population vit dans un monde fonctionnant de manière quasi continentale où la mer intérieure et le cabotage le long du Pacifique assurent le rôle qu’ont pu jouer les grands fleuves dans d’autres civilisations (Pelletier, 1995).



Derrière le rapport à la mer et à l’outre-mer, la question de l’insularité se profile, même si ce thème, central pour un archipel, est bien peu abordé dans sa complexité tant au Japon qu’à l’étranger. Bien peu utilisent le terme si juste de Japonésie, et l’île-pays ou l’île absolue (3) du pays de Yamato présuppose souvent de manière directe l’Etat-Nation. La pluralité des îles et des identités s’efface devant l’apparente unité de la culture sans que celle-ci ne soit vraiment questionnée (Pelletier, 1997, p.13-14). Pour le géographe, l’étude du pays fermé des Tokkugawa pousse à repenser les causalités, à dépasser le déterminisme insulaire et renvoie parfaitement au binôme encore trop peu utilisé de cloisonnement et de circulation de Jean Gottmann pour qui « le facteur psychologique est essentiel pour la compréhension du compartimentement du monde, les cloisons étant bien plus dans les esprits que dans la nature » (Gottmann, 1952, p. 67).



Au Japon, le choix de la fermeture intervient au moment où le cloisonnement de l’insularité cesse en partie de fonctionner, au moment où le Japon se retrouve en relation avec l’extérieur et le réactive pour plus de deux siècles par une mesure politique, alors qu’il aurait pu se connecter à un monde plus fluide marqué par la puissance maritime. Les possibilités étaient là, et son rôle dans cette première mise en réseau à l’échelle mondiale qui avait débuté dès le début du XVIe siècle avec l’arrivée des Portugais en Asie aurait pu s’affermir (de Castro, 2013). Mais le pays se retourne sur lui-même, sur sa culture et son destin. Il se forge ainsi une unité qu’il n’aurait peut-être pas eue. Les seigneurs de la guerre de l’époque Momoyama (1573-1603), dont les représentations étaient avant tout terrestres, avaient tous le projet de l’unité et les Tokugawa le maintiennent pendant 265 années, pour le meilleur et pour le pire, en particulier par les mesures de fermeture du troisième shōgun Iemitsu (1604-1651).



Si le Japon s’isole volontairement, il le fait sous l’influence d’un système politico-culturel confucéen qui, il faut bien le reconnaitre, va s’essouffler et se figer au cours du temps, laissant le pays passer, entre autres, à côté de la révolution industrielle. On le verra dans les articles de ce numéro, la rigidité du système d’Edo va conduire à des erreurs d’appréciation, autant dans la mise en valeur du territoire que dans les choix géopolitiques. Mais l’histoire de l’ouverture forcée après 1853 donne tout de même en partie raison aux choix d’Iemitsu et de ses conseillers : malgré la guerre civile, les républiques éphémères, le jeu des puissances et les alliances improbables qui ont marqué les années précédant la restauration de Meiji, les deux siècles d’unité sous la main de fer du Bakufu avaient assez unis cette culture pour qu’elle ne cède pas aux tentations étrangères et lui permette de s’ouvrir au monde sans se perdre (4). Edo a véritablement joué le rôle de matrice de la culture nippone et c’est à cette période paradoxale aux héritages ambigus de l’histoire du Japon que s’intéresse ce numéro spécial de la Revue de Géographie Historique, en présentant dans leurs aspects géopolitiques, démographiques, alimentaires, agricoles, économiques ou juridiques, les logiques des territoires et de la vie du Japon d’Edo.



Dans un premier article, Noémi Godefroy se penche sur les rapports complexes de la rencontre entre le Japon et la Russie dans l’ère culturelle Aïnou. Les deux puissances vont chercher à se connaitre et s’affronter sur leurs marges extrêmes dans un espace pionnier de frontier qui continue de les opposer puisque la question des îles Kouriles n’est toujours pas résolue. Cette rencontre, que nous pourrions presque qualifier d’aiguillon de découverte, a permis au Japon d’Edo de progresser dans une connaissance du monde extérieur auquel son système de production des savoirs ne le prédisposait pas.



Fréderic Burguière montre ensuite que loin des théories économiques faisant l’apologie des systèmes ouverts, la réussite spectaculaire du Japon tire ses sources justement dans la période d’Edo. Il l’explique à partir de l’étude de deux textes : Le Testament de Shimai Sōshitsu (1610) et la « Constitution » de Mitsui de 1722. Les conséquences géographiques sont immenses, car l’essor des marchands explique aussi l’essor des villes et se retrouve dans la période d’Edo les racines de la géographie économique du Japon actuel : l’inertie des territoires expliquant l’importance de Tokyo et d’Osaka et celle du Japon de l’endroit faisant face au Pacifique. Dans un système ouvert sur le monde, les provinces du sud, mieux connectées au reste de l’Asie, auraient certainement été au cœur des échanges, inversant toute la dynamique territoriale de l’archipel.



 Nicolas Baumert, Yuki Hata et Nobuhiro Ito étudient pour leur part l’alimentation et les pratiques agricoles en se basant sur le paradoxe de l’application d’une science agricole chinoise venue de l’empire Ming (1368-1644) à la réalité japonaise. On peut parler d’aberration géographique dans cette application de savoirs biaisés non adaptés au climat et qui auront des effets néfastes, augmentant la vulnérabilité du nord du pays. Ainsi, malgré les progrès réalisés en matière agricole pendant la période d’Edo, l’uniformisation des productions et des mesures adoptées sous l’influence d’un système confucéen épris d’une science chinoise dont les conditions d’élaboration avaient été faites pour des milieux géographiques complètements différents a paradoxalement accentué la gravité des crises dans les régions de l’est et du nord de l’archipel.



Tsunetoshi Mizoguchi s’intéresse aux évolutions démographiques à travers l’étude du cas d’un village côtier du sud du pays. Il montre à la fois les dynamiques démographiques de la fin de la période d’Edo, et les dynamiques économiques, en particulier liés au fret maritime par le cabotage le long des côtes et sur la mer intérieure. Son étude renseigne aussi sur la difficulté du travail sur les sources de nos collègues géographes japonais effectuant leurs recherches sur des registres bouddhistes souvent incomplets et obligés à un travail complexe d’archive et de retraduction.



Au travers d’un article sur les lieux des exécutions publiques, Maki Fukuda s’intéresse à la mort. Son travail sur la ville de Nagoya montre que, dans cette ville qui souhaitait se démarquer de la capitale shogunale, le supplice est demeuré tout au long de la période d’Edo étroitement lié avec la vie quotidienne et lié à l’affirmation concrète des lieux de pouvoir. La prison était située dans un des lieux les plus animés et socialement diversifiés de la ville et, contrairement à la capitale Edo, les exécutions se déroulaient après une procession festive des condamnés à travers les quartiers populaires. Le parallèle avec la France d’Ancien Régime montre des conclusions similaires à celles de Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975) et à celles de René Girard sur le rapport à la violence, au sacré et à la fête (Girard, 1972).



Enfin, Sylvie Guichard-Anguis insiste sur les héritages d’Edo à l’échelle locale et à celle de la vie quotidienne en étudiant la spécificité des entreprises artisanales et la culture des douceurs. Elle montre autant la longévité de ces maisons que leur insertion dans la culture alimentaire actuelle car la plupart sont nées pendant la période Tokugawa. Elles constituent des lieux de mémoire, non seulement sur le plan architectural et paysager, mais aussi parce qu’elles jouent aussi un rôle important sur le plan touristique, perpétuant de génération en génération la continuité de la culture alimentaire d’Edo et alimentant les représentations traditionnelles du Japon actuel.



Ces permanences de la culture d’Edo et ses héritages géographiques montrent à quel point le Japon peut être pensé comme un Extrême-Occident (5) autant qu’il est un Extrême-Orient. Sa géographie historique avec des choix souvent opposés, mais obéissant pourtant à des logiques similaires est la confirmation de la symétrie de ce « monde en miroir » que Claude Lévi-Strauss reconnait dans L’autre face de la Lune  (Lévi-Strauss, 2011, p.131). La période d’Edo et ses presque deux siècles et demi d’ « ouverture sélective » en est certainement la matrice autant qu’elle en est l’empreinte quasiment indélébile.



 



Références bibliographiques



Batten, B., To the Ends of Japan, Honolulu, Hawaii University Press, 2003.



de Castro, X. (Ed.), La découverte du Japon par les Européens (1543-1551), Paris, Chandeigne, 2013.



Debray R., Eloge des Frontières, Paris, Folio, 2013.



Girard R., La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.



Gottmann J., La Politique des Etats et leur géographie, Paris, A Collin, 1952.



Hamashita T. & Kawakatsu H. (dir.), Ajia kōeki ken to Nihon kōgyōka 1500-1900 [La sphère commerciale du commerce asiatique et l’industrialisation du Japon 1500-1900], Tokyo, Liburo, 1991.



Lévi-Strauss C., L’autre face de la Lune, Paris, Seuil, 2011. 



Macé F., Le Japon d’Edo, Paris, Les Belles Lettres, 2006.



Ohnuki-Tierney E., « Nature et Soi primordial : la nature japonaise dans une perspective comparative », Géographie et Cultures, n°7, 1993, p.73-92.



Pelletier P., L’insularité dans la mer intérieure japonaise, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, Coll. Îles et Archipels, 1995.



Pelletier P., La Japonésie, Paris, CNRS Editions, 1997.



Notes




(1) Le directeur du numéro voudrait remercier le Département de Géographie de l’Université de Nagoya, la Maison Franco-japonaise et Kyle Nuske (Nagoya University Writing Center) pour l’aide apportée à la préparation de ce volume spécial sur le Japon.



(2) Hamashita T. & al., 1991. Voir l’article de N. Godefroy dans ce numéro.




(3)  Ile-pays est la traduction de l’expression de Nakano H. (1986) et île absolue renvoie au titre de l’ouvrage de Thierry de Beaucé, L’île absolue, essai sur le Japon (Paris, Editions Olivier Orban, 1979). Cités par Pelletier, 1997, p. 11 et 14.  





(4) Voir sur cette question l’ouvrage à paraître de Pierre Sevaistre, Le Japon face au monde extérieur (Paris, Les Indes savantes, dec. 2016).





(5) L’expression est de Robert Guillain dans un article du Monde de 1962. Elle est aussi le titre d’une revue d’études comparées sur l’Asie créée par François Jullien.





 


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