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N°10-11 mai 2017 : Géographie historique et guerres:

Editorial : La géographie historique militaire, une autre approche de la recherche dite stratégique

Philippe Boulanger


Par Philippe Boulanger (Professeur et directeur de la Revue de géographie historique)



La relation entre la géographie et la guerre n’a jamais été autant d’actualité. Au-delà des colloques et manifestations universitaires qui abordent ce sujet, ce sont les autorités militaires qui soulignent son importance aujourd’hui. Guerre de montagnes en Afghanistan, guerre du désert au Sahel, guerre urbaine en Syrie, les exemples sont nombreux. Il est vrai que l’étude du facteur géographique, à travers ses composants physiques et humains, au cours des opérations militaires semble aller de soi, du moins a priori. En réalité, sa prise en compte représente toujours un défi pour les armées qu’elles que soient les époques.



 



La nécessaire connaissance géographique du théatre d’opérations pour le militaire



Si Sun Tsé mentionnait la contrainte du terrain pour le militaire, dans L’Art de la guerre (VIe siècle avant J.C.), nous ne savons rien ou trop peu sur sa réelle prise en compte dans la planification et le déroulement de la bataille pour le chef militaire chinois. La connaissance géographique a souvent été empirique dans le déroulement des guerres. A l’exception de quelques grands stratèges de l’histoire, comme Napoléon à la veille de la bataille d’Austerlitz (décembre 1805), qui partait observer le terrain à la veille de l’affrontement, il est bien rare que son analyse soit réalisée au préalable. « De quoi s’agit-il ? » s’exclame le général prussien Verdy du Vernois (1832-1910) en arrivant sur le champ de bataille de Nachod face à l’armée autrichienne le 27 juin 1866. Il faut attendre surtout le XVIIIe et le XIXe siècle pour que la géographie devienne une science non seulement académique mais aussi militaire. L’essor des différentes écoles de géographie militaire en Europe, entre 1810 et 1945, traduit cet intérêt sinon ce besoin de connaissances géographiques avant le grand dénouement de la bataille et de la guerre (Coutau-Bégarie, 1999 ; Boulanger, 2002).



En France, les Livre Blanc sur la Défense et la sécurité nationale de 2008 et 2013 érigent la connaissance géographique comme une priorité stratégique à travers la formulation du pilier connaissance et anticipation. « La connaissance des zones d’opérations potentielles est un élément déterminant pour toute forme d’action militaire. La France, par sa géographie et du fait de ses responsabilités internationales, accorde une attention particulière à cette dimension » précise déjà le Livre Blanc en 2008 (p. 144). Celui-ci mentionne toute la nécessité de connaître les zones d’opérations potentielles dans l’arc de crises (de l’Afrique de l’Ouest à l’Afghanistan), de collecter des données socio-culturelles de ces aires auprès des instituts de recherche et des universités, d’acquérir les informations géophysiques de l’environnement pour l’emploi des systèmes d’armes. Après la Guerre froide, nombreux sont les nouveaux théâtres d’opérations qui sont parfaitement méconnus tant l’attention des géographes militaires et des stratèges s’était concentrée sur l’Ouest du continent européen pendant près de 40 ans. Lorsque la guerre d’Afghanistan commence à l’automne 2001, seules les cartes de l’ex-URSS constituaient la base du savoir géographique sur le plan opérationnel et tactique (Merchet, 2008). Il est en de même avec les théâtres d’opérations yougoslaves en 1991, africains (Centrafrique dans les années 2000, Nord-Mali au début des années 2010 par exemples), du Levant (Syrie, Nord de l’Irak) plus récemment. Les sociétés et les territoires étant évolutifs, il apparaît cohérent de disposer de mises à jour permanentes des informations géographiques dont la plupart remontent aux dernières années de la colonisation française pour les cas africains. Ce défi de la connaissance géographique à des fins militaires demeure l’un des grands problèmes actuels pour tout décideur militaire qui dispose d’un délai réduit pour engager des forces sur un terrain et répondre aux attentes du pouvoir politique et de l’opinion publique. Parallèlement, les services de défense, en France comme dans d’autres armées nationales, dédiés à l’impérative connaissance géographique pour le militaire afin de préparer, conduire et exploiter une opération militaire, doivent s’adapter aux nouvelles exigences opérationnelles et aux nouvelles formes de conflits. 



 



Les défis de la géographie militaire



Si les nouvelles technologies géospatiales et numériques tendent à améliorer le processus et la qualité de cette information, la synthèse et l’analyse restent une affaire de spécialistes de haut niveau d’expertise. Toutes les armées modernes ont opéré cette révolution de la connaissance et du savoir depuis les années 2000 en fonction de ces nouvelles technologies et des nouvelles exigences opérationnelles. L’armée américaine, suivie de celles de l’Allemagne et de l’Angleterre, de la France et de bien d’autres pays européens ainsi que des puissances émergentes (Russie, Inde, Chine, Japon en particulier) ont restructuré leurs services géographiques pour les moderniser. En outre, les services de renseignement se sont aussi emparés de cette dynamique pour faciliter leur réactivité. La création de la National Geospatial Agency en 2003, issue de la fusion de plusieurs services d’imagerie spatiale et de cartographie, emploie aujourd’hui près de 14 000 personnes dédiées à l’analyse spatiale des zones d’intérêt des Etats-Unis. L’intérêt de cette mutation en cours consiste à produire une géographie militaire de grande qualité devenant une information à haute valeur ajoutée. Les défis de cette nouvelle géographie à des fins de défense sont donc nombreux. Ils sont d’abord technologiques et techniques en améliorant la cohérence et l’interopérabilité des systèmes d’information géographiques au profit de l’ensemble des acteurs de la Défense comme des systèmes d’armes. Ils sont également capacitaires en valorisant la place de l’analyse géographique, souvent peu prise en compte, et qui demande des savoir-faire de haut niveau et des formations en amont adaptées à des besoins évolutifs selon les crises géopolitiques. Ils sont enfin culturels en accordant une place croissante à la géographie, véritable domaine d’expertise, qui n’est pas traditionnellement envisagée comme un pilier de l’action militaire.



Dans ce contexte d’évolution de la géographie militaire, qui s’accélère tant par la nature des informations géographiques à acquérir (terrorisme, zones grises, etc.) que par la modernisation des technologies numériques, l’intérêt de la géographie historique militaire consiste justement à englober les expériences passées pour en retenir un intérêt pragmatique pour le temps présent. Etudiant les relations entre le militaire et son espace à des périodes données, elle mérite une attention particulière qui se distingue de l’histoire militaire en prenant en compte les territoires et les espaces sous un angle tactique, opérationnel et/ou stratégique. Les expériences passées des opérations dans le désert, en milieu urbain, en milieu forestier ou en milieu montagnard ont suscité ainsi une nouvelle réflexion dans la doctrine militaire française, mais aussi de bien d’autres armées comme en témoignent les doctrines de l’US Army, du Marines Corps ou de l’armée russe pour le combat en zone urbaine. Il n’est pas anodin que la doctrine américaine s’appuie constamment sur des expériences passées remontant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En France, les récents textes doctrinaux produits par le Centre de la doctrine et de l’emploi des forces (Centre de doctrine et d’enseignement du commandement depuis 2016) et du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations commencent à s’inspirer de cette démarche. Si l’expression de géographie historique n’est jamais employée, son approche bien identifiée montre un intérêt pour la connaissance des territoires dans le déroulement des faits militaires passés.



 



Penser et pratiquer l’espace dans les guerres



Penser l’espace et le territoire dans les opérations militaires est un champ de la recherche académique peu connu d’une manière générale. Lorsque l’analyse spatiale d’une bataille ou d’une guerre est abordée, elle apparaît trop souvent comme un cadre général tel un décor de théâtre où entrent en scène les acteurs. La géographie historique se veut plus profonde et donne tout son sens à l’ensemble des facteurs géographiques. Ce double numéro de la Revue de géographie historique tente d’apporter un approfondissement dans l’approche des questions militaires dans la continuité d’un premier numéro publié en mai 2016. Deux grandes catégories de thèmes relient les différents articles : l’importance de la connaissance géographique pour le militaire, la pratique du territoire pour le militaire.



L’importance de la connaissance géographique pour le militaire est une constante depuis l’Antiquité comme le soulignait Sun Tsé. Nombreux sont les théoriciens de la stratégie qui le reconnaissent avec une approche plus ou moins empirique. Christophe Furon (doctorant en histoire médiévale à l’Université Paris4-Sorbonne) nous démontre comment les capitaines de compagnies dans le Royaume de France aux XIVe et XVe siècles se sont appropriés les connaissances géographiques à des fins militaires. Leur culture géographique essentiellement livresque apparaît finalement empirique comme nous le constaterions aussi dans d’autres cadres militaires dans d’autres régions et d’autres périodes jusqu’au XVIIIe siècle en Occident. Jean-Pierre Husson (Université de Lorraine) nous montre justement cette période de basculement vers une représentation de l’espace lorrain à des fins militaires. La cartographie qui évolue grâce aux nouvelles techniques et aux nouvelles conceptions est souvent l’œuvre des militaires, surtout dans les marches ou les zones tampons hautement stratégiques pour les puissants. Frédéric Saffroy (chercheur associé à l’Irhis, Lille 3) aborde également la manière dont le littoral français est envisagé par le militaire. Il nous explique que cet espace a été longtemps source de discussion entre les ministères de la Guerre et de la Marine non seulement pour en assurer la défense mais aussi pour le cartographier depuis le XVIIe siècle. A partir du XIXe siècle, la mise en place d’une géographie militaire qui se veut plus rationnelle conduit à élaborer une méthodologie et une conception plus élaborées. Jean-Noël Grandhomme (Université de Lorraine) revient sur une des grandes figures de la géographie militaire française de la fin du XIXe siècle. Gustave-Léon Niox (1840-1921), professeur à l’Ecole supérieure de guerre une grande partie de sa carrière, a contribué au rayonnement de cette nouvelle discipline académique. Nous en comprenons l’influence grâce à l’article de Frédéric Dessberg (Ecoles militaires de Saint-Cyr) à travers la conception de l’espace balkanique dans les rapports des attachés militaires français, formés justement à l’Ecole française de géographie militaire.



Une autre partie thématique forte de ce numéro porte sur l’emploi de la géographie à des fins militaires à partir de différents exemples significatifs. Nicola Todorov (académie de Rouen) nous explique comment Napoléon pouvait concevoir le franchissement de la Manche pour débarquer en Angleterre durant la période impériale. Jean-Yves Puyo (Université de Pau) donne à comprendre une approche similaire dans un autre contexte en s’intéressant à la stratégie française et le milieu naturel mexicain lors de l’expédition militaire (1862-1867). Denis Mathis et et Emmanuel Chiffre (Université de Lorraine-Nancy) nous souligne l'importance des aménagements militaires dans la région de Langres-Dijon en soulignant les empilements des systèmes défensifs et leur devenir jusqu'à aujourd'hui. Hubert Heyriès (Université de Montpellier) nous rappelle la manière dont les troupes alpines italiennes se sont appropriées l’espace montagnard durant la Grande Guerre (« la Guerre blanche ») au point d’en devenir le symbole national d’une lutte héroïque. François Cochet (Université de Lorraine), à partir des témoignages des combattants de différentes guerres, nous livre une analyse inédite de « l’espace vécu en guerre ». L’approche géographique de la Grande Guerre ne cesse de nous en apprendre encore sur les traces qu’elle a pu laisser derrière elle. Pierre Taborelli, Alais Devos, Yves Desfosse, Jérôme Brénot et Sébastien Laratte (Université de Reims) nous exposent leur analyse de ces traces sur le terrain bouleversé par la guerre à partir de l’outil Lidar (observation radar). Alors que l’aviation militaire se développe à partir de la Grande guerre, la pensée géographique liée à la maîtrise de cet espace commence à apparaître. Mickael Aubout (Docteur de l’Université Paris4-Sorbonne) nous apprend qu’il existe une réelle spécificité de la géographie militaire aérienne depuis le début du XXe siècle.



Notes :



Boulanger Ph., 2002, Géographie militaire française, Paris, Economica.



Boulanger Ph. (dir.), 2016, Géographie et guerres, Paris, Société de géographie de Paris.



Boulanger Ph. (dir.), Histoire militaire et géographie historique, Cahiers du Centre d’études d’histoire de la défense, n°36, 2008.



Couteau-Bégarie H., 1999, Traité de stratégie, Paris, Economica, Institut de stratégie comparée.



Défense et sécurité nationale, Le Livre Blanc, 2008, La documentation française.



Merchet J.D., 2008, Mourir pour l’Afghanistan, Jacob-Duvernet.


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