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N°17-18 novembre 2020-mai 2021 : Penser les savoirs géographiques à l'époque moderne (XVe-XIXe siècle):

La sélénographie au XVIIe siècle : support des interrogations géographiques et espace de projection des enjeux politiques, intellectuels et institutionnels

Nydia Pineda


Par Nydia Pineda De Ávila (Professeur Assistante, Department of History, University of California)



Résumé : Développée dans la première moitié du dix-septième siècle, la cartographie lunaire, dite sélénographie, a été conçue comme un instrument pour l’augmentation du savoir des longitudes par des méthodes astronomiques. Elle était en même temps une innovation technique et un objet de prestige dont la production et l’échange alimentait les pratiques de sociabilité de la culture du mécénat scientifique. La sélénographie a été aussi une pratique savante où se reconfiguraient des cadres conceptuels et pratiques de la géographie au moyen de l’analogie Terre-Lune, outil heuristique qui donnait une cohérence visuelle et conceptuelle à l’image du satellite reconstruite à travers la lunette. De même que la désignation de l’espace terrestre, l’établissement des nomenclatures lunaires a été un lieu d’enjeux intellectuels, confessionnels et politiques. Cet article analyse les trois nomenclatures lunaires connues du dix-septième siècle, lesquelles ont été publiées dans trois sélénographies des milieux culturels distincts : Plenilunni Lumina Austriaca Philippica de Michael Van Langren (Bruxelles, 1645), Selenographia de Johannes Hevelius (Gdansk, 1647) et l’Almagestum Novum de Giambattista Riccioli (Bologna, 1651). 




Mots clés : cartographie lunaire, sélénographie, longitude, analogie Terre-Lune, nomenclature



Abstract: Maps of the Moon or selenographies were developed in the first half of the seventeenth century as instruments for perfecting the determination of longitude by astronomical methods. They were at the same time technical innovations and objects of prestige that played a part in the sociability of production and exchange of scientific patronage. Selenography was also an erudite practice in which conceptual and practical frameworks from geography were reconfigured through the Earth-Moon analogy, a heuristic tool that gave visual and conceptual coherence to the image inspected through the telescope. As with the naming of the terrestrial space, the establishment of lunar nomenclatures was a sphere of intellectual, confessional and political controversy. This article analyses the three known lunar nomenclatures of the seventeenth century, which were published in contrasting cultural contexts: Plenilunni Lumina Austriaca Philippica by Michael Van Langren (Bruxelles, 1645), Selenographia by Johannes Hevelius (Gdansk, 1647), and Almagestum Novum by Giambattista Riccioli (Bologna, 1651). 



Keywords: lunar cartography, selenography, longitude, Earth-Moon analogy, nomenclature



Introduction 



En 1657, dans son discours inaugural à la Chaire d’Astronomie de Gresham College, Christopher Wren s’adresse aux marchands de Londres et explique que les cartes de la lune, ou sélénographies, étaient des présents offerts à la Lune par des astronomes pour la remercier de son aide dans la découverte de la longitude terrestre (Wren, 1750, 200)1. La rhétorique de son discours laisse entrevoir la double valeur de la cartographie lunaire au XVIIe siècle : d’une part, conçue comme un instrument pour le développement du savoir géographique, elle était une innovation technique et un support gravé où étaient matérialisés des savoirs et des pratiques pour mesurer la terre ; d’autre part, elle était un objet de prestige intégrant les pratiques de sociabilité, voire l’échange de savoirs et d’objets, dans la culture du mécénat. Ainsi, cette technologie en papier faisait partie de l’encomium astronomique dans des institutions savantes et les échanges sociaux des astronomes. La cartographie lunaire, et donc sa nomenclature, était un instrument portant des enjeux intellectuels et politiques importants.





Le discours sur la pertinence de ces représentations dans la « correction de la géographie » se retrouve à travers des écrits imprimés qui évoquent ou accompagnent ces images célestes vers la moitié du dix-septième siècle : dans la biographie du savant Nicholas Fabri de Peiresc, Pierre Gassendi, qui travaillait avec ce savant guidant Claude Mellan dans la préparation de la représentation gravée de trois phases lunaires  en 1637, parle de l’utilité de la sélénographie pour déterminer la longitude avec deux méthodes : l’occultation des étoiles et les éclipses lunaires (Gassendi, 1641, 305). Michael Van Langren publie en 1645 sa Plenilunni Lumina Austriaca Philippica, avec laquelle il essaie d’obtenir le prix offert par Philippe III et IV de 6000 livres de rente perpétuelle plus 2000 livres de rente viagère pour la détermination de la longitude (Van Langren, 1645 ; van der Vyver, 81-84). De même, Johannes Hevelius, dans le prologue de la Selenographia, le traité le plus lu sur la cartographie lunaire au XVIIe siècle publié à Gdansk en 1647, annonce l’utilité de son travail pour la recherche des longitudes et en explique plusieurs méthodes à la fin de son ouvrage (Hevelius, 1647, [**6], 441- 493). À Bologne en 1651, Giambattista Riccioli offre un sommaire des recherches sur la longitude avec des éclipses lunaires dans son ouvrage encyclopédique l’Almagestum Novum, où il présente sa nouvelle sélénographie comme la correction des exemples antérieurs (Riccioli, 1651, 247-251). Dans tous ces cas, la cartographie lunaire était conçue comme un modèle visuel, un instrument de mesure universelle sur lequel il serait possible de faire des registres pour comparer des observations à travers le monde. 





L’idée partagée par les sélénographes était que l’image cartographique de la Lune constituait un repère au moyen duquel il était possible de mesurer des phénomènes astronomiques, et qui surtout pouvait contribuer à la détermination de la longitude par méthodes lunaires. Cette idée dérivait des pratiques connues depuis le Moyen Âge, amplement pratiquées au XVIe siècle dans les voyages d’exploration et dans les essais d’établissement des méridiens de villes telles que Mexico, Macao et Calcutta par des missionnaires, administrateurs locaux et cosmographes (Randles, 1985, 238; Wright, 1923, 83-84; Howse, 1996, 150; Walters, 1978, 272-3; Portuondo, 2009, 250; Bennet, 1987, 53-56). Pour calculer la distance d’un méridien, l’observateur devait enregistrer sa position sur la terre et mesurer le temps de passage de l’ombre terrestre sur le disque lunaire ou la position d’un astre par rapport à une tache du satellite. Les données obtenues étaient ensuite comparées avec la même observation faite par un autre astronome dans un autre point géographique. La différence en temps et lieux donnait ainsi la distance entre deux lieux d’observation. La dénomination des points précis sur la Lune était indispensable pour que les registres puissent être effectivement comparés, mais l’identification efficace des nuances sur le disque lunaire était extrêmement difficile avant le développement de la lunette à cause des mouvements libratoires, des décalages subtils en latitude et longitude, du satellite. Avec la technologie optique, les astronomes purent mieux étudier les mouvements perceptibles sur les extrémités du globe, et ils se mirent à concevoir des systèmes graphiques et textuels pour améliorer les méthodes anciennes. La nomenclature fut inventée, de façon plus évidente, pour perfectionner ces pratiques cosmographiques.





I. La terre et l’eau : une géographie dans la Lune 





Publiée à Bruxelles en 1645, la sélénographie portant le titre Plenilunii Lumina Austriaca Philippica de Michael Van Langren (Fig.1)est une représentation faite dans le style sobre de la cartographie régionale de l’auteur (Van Langren, 1635), avec des surfaces lisses ou hachurées qui servaient, dans les pratiques de gravure contemporaines, à distinguer les plans et textures de l’objet représenté (Stijnman, 2012, 33). Suivant les conventions cartographiques modernes, la Lune est entourée de cartouches qui augmentent le cadre d’interprétation de l’œuvre. Il s’agit d’extraits attribués à Theodorète, Plutarque, Sénèque, Pline, Cicéron et Achille Tatius, qui encadrent la représentation nouvelle dans des idées des Anciens sur la nature terrienne de la Lune. On pourrait ainsi dire que cette sélénographie constitue un lieu de réception et de représentation visuelle des débats évoqués depuis l’Antiquité (Coones, 1983, 361-372) et réelaborés avec le dévelopment de la lunette. La comparaison Terre-Lune s’exprime dans les inscriptions de la cartographie proprement dite, qui classifie l’espace lunaire entre terre et mers : les lumières et les ombres vues à travers la lunette sont organisées comme un espace géographique. Ici comme dans toutes les sélénographies du XVIIe siècle qui partagent cette convention, la géographie procure le cadre conceptuel de base pour la nomenclature lunaire.  



Il est hors du propos de cette étude de rendre compte des détails des débats sur l’analogie Terre-Lune au XVIIe siècle : la comparaison est notamment transmise par le dialogue de Plutarque De Facie in orbis lunae apparet, où cette analogie est mise en question (Plutarque, 2013). L’hypothèse selon laquelle le grand océan se refléterait dans la face visible du satellite est réfutée au commencement du dialogue. À cette idée est ensuite confronté l’argument d'après lequel cet astre serait d’une nature semblable à la terre ; c’est-à-dire, solide et obscure. Ces caractéristiques lui permettent de réverber la lumière solaire, de même que le globe terrestre. Une expérience optique se met alors en place et étend cette analogie : comme la lumière se reflète sur les surfaces solides, les régions les plus brillantes de l’astre doivent être des terres ; comme la lumière se réfracte dans l’eau, les espaces obscurs doivent être des mers. L'idée d'une Lune terrienne est défendue par les académiciens à travers le dialogue. À la fin du texte, dans le mythe raconté par Sulla, ce globe est comparé à un monde semblable à la Méditerranée d'où s’élèvent des âmes nobles après leur séparation du corps (Plutarque, 2013, 83-84).



La transmission des classiques, notamment de ce dialogue de Plutarque, offre à la recherche astronomique un vocabulaire et un cadre conceptuel (Fabbri, 2013 ; Pantin, 2013). Comme il est assez connu, l’analogie est utilisée par Galilée pour communiquer ses observations lunaires dans le Sidereus Nuncius en 1610 (Galileo, 1610, 7v). Ce topos, assez fréquent à l’époque de la rapide mise en circulation de la lunette, faisait déjà partie d’un vocabulaire astronomique et pictural. L’analogie, notamment, est très présente dans l’œuvre de Kepler, grand lecteur et traducteur de Plutarque (Kepler, 1604, 150 ; Kepler, 1965, 13, 24-26 ; Kepler, 1611, [*6] ; Aït-Touati, 2011). C’est notamment dans son Songe astronomique qu’il construit allégoriquement une image mentale de la topographie lunaire comparable à celle de la Terre (Kepler, 1634, 80-96 ; Kepler, 1967). Cet ouvrage peut être considéré comme la source la plus importante pour la diffusion de l’idée d'une « géographie lunaire » et même du mot « selenographia » dans la République des Lettres au XVIIe siècle.



Cette analogie Terre-Lune est alors amplement présente dans le langage utilisé dans le discours optique. Pour Pierre Gassendi, par exemple, l’analogie permettait de lire les degrés de tons blancs lumineux de façon semblable à un paysage de la Terre : « Quant aux continents, bien qu’ils soient généralement blancs, ils sont en même temps hétérogènes et l’un distinct de l’autre ; comme si les différents types de terrains, bois, lacs et autres, créaient une blancheur variée » (Gassendi, 1641, 303). La comparaison n’est pas seulement rhétorique mais constitue un outil heuristique fondamentale pour les observations astronomiques. En effet, la lunette ne suffisait pas pour comprendre l’image vue ; la construction de la sélénographie nécessitait aussi bien l'usage de la raison, de la mémoire, de la capacité de synthèse et de l’imagination comme repères épistémologiques.





L’analogie Terre-Lune, au-delà de sa fonction comme méthode de recherche, renvoie aussi à des interrogations philosophiques sur la compréhension de la Lune comme un monde et à des questions qui sont étroitement liées aux cadres conceptuels également offerts par la géographie. Comment s’est formé ce corps céleste ? La présence de montagnes et de mers sur le satellite serait-elle une manifestation de la providence divine ? L’astre peut-il contenir des êtres vivants ? Et quelles seraient, dans ce cas, les conditions de vie sur cette terre lointaine ? Qu’est-ce que la connaissance du satellite peut offrir à la connaissance de notre planète ? Ce débat, déjà exploré dans le dialogue de Plutarque, fut développé dans des contextes intellectuels divers. Ainsi, pour John Wilkins, théologien oxonien de l’Église anglicane, la présence de lumière, d'eau et de terre sur l’astre était la preuve de la providence divine et de la vie sur la Lune. Dans son discours, la présence et l’origine des montagnes lunaires étaient examinées dans le contexte des débats sur l’histoire biblique. Selon Wilkins l’interprétation de la topographie du satellite devait être séparée de la lecture des textes sacrés ; par contre, la providence divine, manifestée dans les élévations apparentes de l’astre, devait être expliquée par l’expérience et la raison. Selon ce philosophe naturel, malgré les conditions topographiques adverses, les êtres lunaires s’adapteraient au satellite par volonté divine (Wilkins, 1638, 117-138, 187-209). La version augmentée de la première édition de l’ouvrage de Wilkins offre même un chapitre spéculant sur des moyens de transport vers l’astre (Wilkins, 1640, pp. 114-137, 144-167, 185-242). Par ailleurs, dans un contexte lié à la recherche astronomique française, Pierre Gassendi affirme que la vie sur la Lune ne serait pas identique à la vie terrestre. Selon lui, si les expériences d’exploration et découverte avaient montré qu'en Amérique il existait des animaux, des plantes et d’autres choses très différentes de celles trouvées dans les contrées anciennes, cela donnait encore plus de raison de penser que toutes les choses produites sur la Lune, celle-ci étant bien un autre globe ou monde, seraient distinctes des choses terrestres. Et pour lui il était au-delà de tout espoir ou de toute croyance de penser qu’une lunette permettrait de distinguer ce monde inconnu avec clarté (Gassendi, 1641, 303).



La conception de l’espace lunaire comme un monde constitué par les éléments terre et eau touche un point philosophique assez polémique dans la philosophie expérimentale du XVIIe siècle. Cette comparaison met en jeu des questions théologiques et des savoirs et pratiques institutionnels. Celle-ci entre notamment en conflit avec la théorie de la quintessence qui était incorporée à la tradition de pensée scholastique et à l’autorité des institutions qui l’ont défendue. Le rejet de l’analogie Terre-Lune est assez répandu : dans le contexte des mathématiques jésuites il était souvent affirmé que le corps lunaire, bien que d’apparence rugueuse, était constitué d’une matière d’une certaine transparence, avec des zones plus denses que d’autres, qui absorbait les rayons du Soleil en donnant un aspect varié à la brillance de l’astre (Pantin, 2013, 103-120). Cet argument se trouve aussi énoncé tout au long du siècle dans des contextes protestants. Vers 1670, un polémiste anglais comme Henry Stubbe, qui critiquait sévèrement les recherches et postures philosophiques de la Royal Society, soutenait qu’il n’y avait aucune preuve qui conduise à admettre la nature terrienne du satellite. Selon lui, ceux qui adhéraient à cette idée avaient mal compris des plaisanteries de discussions de café, « coffee house talk ». Selon lui, il était plus probable que la Lune fût un fromage qu’une Terre :





And all the Enquiries hitherto made, have so little of evidence, that ‘tis more clear that the Moon is a Cheese, (not fat, for then it would melt) odly figured and made with Asperities in its Superficies and perhaps a little vinnyed in some parts, then an Earth resembing ours: I could not but condemn those our Comical and Atheistic Wits, who use so little modesty or Scrupulousness in their discourses about this so uncertain subject. They are men of so little reading and inquisitiveness (Whatever they pretend unto; as if this Nation produced no persons equal to them for Learning and Abilities) that their never examined these debates; but the opinions which they take up and transform into Assertions, are onely the raillery or casual and imperfect pieces of conversation betwixt more intelligent persons, or some Coffe house-talk, which they confidently obtrude and impose upon speculative or more considerate Gentlemen, and render themselves insupportable in any Society. (Stubbe, 1670, 40).





Cette tension philosophique n’est pas absente de la sélénographie. Bien que l’analogie Terre-Lune ait été évoquée par les inscriptions qui accompagnaient la representation de la lune, cette idée n’est pas toujours considérée comme juste par les auteurs des cartographies. Si bien que ceux-ci reconnaissaient le bagage philosophique au travers duquel leurs images étaient conçues et lues, leurs attitudes envers ces débats étaient diverses. Dans la Selenographia, par exemple, Hevelius passe en revue les débats anciens et contemporains sur la nature lunaire et affirme que, bien que le satellite ait une apparence rugueuse et des élévations qui pourraient ressembler à des montagnes, pour lui l’analogie Terre-Lune ne signifie pas que la planète et son satellite ont une nature identique. Ne pouvant concevoir de meilleure image pour communiquer ses expériences à travers la lunette, il a recours à cette comparaison (Hevelius, 1647, 148). Cette analogie, bien que polémique, était très utile, comme une base de recherche, une figure rhétorique et un support de mémoire. La figure rhétorique sert surtout à construire chez le lecteur une image de l’astre qu'il puisse appréhender.



D’autre sélénographes prennent une posture encore plus sévère concernant ce sujet. Giambattista Riccioli nie ouvertement l’analogie Terre-Lune, donnant priorité aux arguments jésuites qui défendent la théorie de la quintessence. D’abord, suivant l’ordre argumentatif de son professeur Guiseppe Biancani dans le Sphaera Mundi (Bologne, Tamburini, 1620), il discute la substance lunaire et sa forme. Il maintient l’hypothèse d'après laquelle le satellite est d’une nature céleste et non pas un mélange des éléments qui forment la Terre (Riccioli, 1651, 187 ; Pantin, 1993, 109). Ensuite, il offre trois explications probables de la lumière cendrée perceptible sur le disque du satellite : d’abord, la vision traditionnelle trouvée dans Witelo, Aguilonius et Scheiner qui soutenaient que la transparence relative de la Lune permettait qu’elle fût traversée par les rayons solaires. La deuxième théorie considère que les rayons du Soleil rebondissent sur la Terre et se reflètent sur la Lune. Finalement, il expose l’idée de Fortunio Liceti, qui propose une analogie entre la Lune et la pierre de Bologne, un minéral qui absorbe et retient une certaine quantité de la lumière à laquelle il est exposé. De ces trois hypothèses, la deuxième est celle qui est la plus longuement examinée par l’auteur et il semble qu’il la favorise par rapport aux deux autres. Tout en avançant l'idée que la constitution de la Lune est différente de celle de la Terre, il accepte que sa lumière provienne de sa surface. Riccioli trouve ainsi une stratégie pour maintenir la théorie de la quintessence en même temps qu'il accepte que le satellite puisse refléter la lumière comme la Terre (Pantin, 1993, 109-110).  L’analogie Terre-Lune n’est pas une croyance mais une hypothèse de recherche, une stratégie rhétorique et une convention. Elle apporte des outils interprétatifs et un vocabulaire pour traduire la connaissance astronomique.



Bien que l’analogie Terre-Lune fût discutée jusque parmi les sélénographes, en général, ceux-ci étaient aussi conscients que ce topos, au travers des cadres conceptuels issus de la géographie, offrait des pratiques et des stratégies pour interpréter et représenter l’espace visible du satellite. Comme cette comparaison invitait à configurer l’image d’un monde sphérique, divisé en masses aquatiques et continentales –une image d’ailleurs très présente dans le marché du livre– les sélénographes représentaient la Lune en rapport avec un genre visuel connu et apprécié dans le commerce des savoirs : le planisphère que l’on trouve dans l’atlas. Par extension, les pratiques de la cartographie leur ont offert des stratégies linguistiques pour construire la figure lunaire comme un espace qui faisait l'objet d'un relevé topographique. Nous examinons ci-dessous les enjeux idéologiques latents dans les toponymies ou nomenclatures lunaires du XVIIe siècle.



II. La Lune comme paysage géopolitique et espace de circulation de savoirs



Le titre de la sélénographie, Plenilunii Lumina Austriaca Philippica ou « Luminaires autrichiennes philippines de la pleine-lune », de Michael Van Langren, situe cet exemple directement dans le contexte de la cartographie impériale de la monarchie Habsbourg. (Fig. 1) Ces « luminaires », points les plus lumineux visibles sur la face lunaire, éléments clés de la méthode de détermination de la longitude promue par l’auteur, sont nommés d'après des hommes et quelques femmes illustres, qui étaient liés par Van Langren au domaine du roi d’Espagne et à ses possessions coloniales (Van Langren, 1644). Dans ce discours visuel se rencontrent un projet astronomique et une métaphore spatiale de la domination d’un empire : le cartographe cherche à obtenir une récompense royale, et il modèle son instrument au moyen d'une rhétorique qui cherche à plaire à son souverain.  




Document 1 Michael Van Langren, Plenilunni Lumina Austriaca Philippica, Bruxelles, 1645.





Wikimedia commons: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Langrenus_map_of_the_Moon_1645.jpg




Si on lit la feuille de droite à gauche, la région que le folklore et la tradition astronomiques européennes figurent comme un homme inscrit dans la Lune (Whitaker, 1999, 6) est offerte aux Pays-Bas : la tête de l’homme est appelée Mare Eugenianum, d'après Isabel Clara Eugenia, archiduchesse d’Autriche et régente des Pays-Bas sous le régime espagnol (1566-1633). Vers le sud, cette région devient Mare Belgicum et au sud-ouest elle prend le nom de Sine Batavicus, la baie des Pays-Bas. À droite de ces terres lunaires néerlandaises se trouve un petit cercle qui touche le limbe du disque, appelé Manuel de Moura y Cortereal, gouverneur des Pays-Bas de 1644 à 1647, qui a aidé à la publication de cette cartographie. L’espace le plus vaste du globe lunaire est nommé Oceanus Philippicus, Philippe IV d’Espagne ; et les régions autour représentent sa généalogie. Cette distribution des noms démontre une connaissance des pratiques cartographiques coloniales dans lesquels un territoire recevait le nom du souverain ou de la terre d’origine. Christian Jacob a associé ces pratiques à une forme d’appropriation culturelle qui n’implique pas seulement un jeu de pouvoir mais aussi un désir d’identification culturelle avec la terre récemment découverte (Jacob, 1992, 305).



Bien que dans cette image de l’empire projeté sur la Lune il soit possible de trouver une évocation de la situation géopolitique d’un cosmographe qui désire obtenir une forme de reconnaissance royale, au-delà de ce niveau de lecture est perceptible une représentation du tissu social dans lequel la sélénographie s’insère comme pratique savante: il s'agit ici d'une allusion aux réseaux politiques et intellectuels au travers desquels des princes et des hommes de savoir interagissent sous la culture du mécénat, un système d’échanges et bénéfices réciproques entre patrons et clients. Par ailleurs, la toponymie renvoie aussi aux discours de la philosophie naturelle dans lesquels cette cartographique est engagée. Cette sélénographie, qui vise des interlocuteurs dans tous les ordres de pouvoir, permet une lecture plurivalente.



Il vaut la peine de faire un commentaire sur la manière dont cette carte, invoquant la présence des astronomes, mathématiciens et philosophes contemporains de Van Langren, construit l’image d’un paysage intellectuel diffus et en même temps chargé de tensions et négociations. Dans la distribution de la nomenclature on peut apercevoir quelques groupements de noms par nationalités, affinités intellectuelles ou même par amitié. Par exemple, autour de la Mare Belgicum se trouvent des régions portant les noms des amis de l’auteur de cette carte lunaire : Aestuaria Puteani Bamelrodia, notamment, est nommé en l'honneur d'Erycius Puteanus (Puteanus, 1957 ; Simar, 1909 ; Papy, 2000). Ce grand correspondant de la République des Lettres dans la première moitié du XVIIe siècle, successeur de Juste Lipse à la chaire de latin du Collegium Trilingue de Louvain, fut le principal conseiller pour la mise en œuvre de la rhétorique visuelle de Van Langren. Au cours des mois précédant la publication de la sélénographie, il a commenté chaque aspect de la nomenclature avec l’auteur. Il a même choisi la place qu’il désirait prendre sur la Lune :





J’aurai ainsi mon nom tout aussi bien placé, près de Mare Belgicum, là où cette mer forme un petit cercle en ressaut, non loin de notre ami Vendelinus qui se trouvera entre nous deux. Que par conséquent notre savant et bon Père Lafailli conserve sa place, ainsi que Monsieur Goetschoven bien digne d’avoir son point lumineux. Comme cette affaire et votre honneur me sont à cœur, je vous conseille de ne pas oublier Daniel Heinsius. C’est un des hommes les plus distingués de notre temps et qui peut devenir lui-même une des Lumières de la Lune. Plus il sera près de moi, plus cela me sera agréable (Bosmans, 1903, 128). 





En effet, l’amitié et la collaboration sont des critères d’organisation dans cette toponymie : Lafailli (Jean della Faille, 1597-1652, mathématicien flamand jésuite et Cosmographe Royal de Philippe IV) et Vendelini (Geoffroi Wendelin, 1580-1667, astronome flamand et ancien élève de Juste Lipse), ont suivi de près les projets de Van Langren depuis au moins 1629, et ils ont aidé l’auteur à obtenir un privilège pour la publication de sa sélénographie.



Mais le Plenilunii Lumina Austrica Philippica n’était pas exclusivement une représentation de loyauté et d'appartenance. Bien au contraire, Puteanus conseille Van Langren de travailler pour un système qui soit respecté par tous : « Il faut faire en sorte que nos ennemis ne puissent pas avoir de prétexte pour faire une nouvelle carte de la Lune, d'après leurs vues » (Bosmans, 1903, 130). Ainsi, les inscriptions de cette carte incluent aussi des noms de personnages que l’auteur de la carte considérait comme menaçants ou en concurrence avec son dessein, tels Juan Caramuel Lobkowitz qui, selon Puteanus, était à Francfort sur le point de publier sa propre sélénographie lorsque Van Langren, à Bruxelles, voulait alors faire paraître la sienne (Bosmans, 1903, 131).



Cette carte désigne plus de trois cents luminaires sur la lune et pourrait être considérée comme un catalogue des noms emblématiques de la République des Lettres vers la fin de la Guerre de Trente Ans. Cette nomenclature semble représenter la manière dont un cosmographe et ses conseillers ont évoqué un réseau intellectuel européen à partir de leurs expériences, ambitions et espoirs. Or, il est possible d’identifier des patrons dans cette sociabilité implicite, des communautés savantes de maîtres et d'élèves, surtout dans les cas des mathématiciens jésuites proches du monde de Van Langren : sur un côté du Sinus Geographicus, à l’ouest de la Mare Austriacum, un promontoire est offert à Christoph Clavius (Clau), fameux directeur de l’Académie des Mathématiques au Collegio Romano et professeur des mathématiciens jésuites les plus distingués du XVIIe siècle. Son élève le bourgeois Grégoire de St. Vincent (1584-1667), figure clé dans la fondation du collège jésuite de mathématiques à Anvers, tient d'ailleurs un promontoire à l’extrémité de la même baie (P.S. Vincettii). Entre les deux se trouve un point dédié à André Taquet (1612-1660), étudiant de St. Vincent qui était professeur de mathématiques à Louvain en 1645. Dans cette nomenclature, la mobilité d’un bon nombre d’élèves flamands de St. Vincent et des Jésuites mathématiciens qui circulaient entre les Pays-Bas, le Colegio Imperial de Madrid (Vyver, 1980, 266-277), ainsi qu’à travers d’autres provinces de l’Europe, tels que Jan Ciermans (1602-1648), Thédore Moretus (1602-1667), Philippe Nuyts (1597-1661), Ignace Der Kennis (1598-1656), Claude Richard (1589-1664), Hugh Sempill (1596-1654), Eusebio Nieremberg (1595-1658), Jean Leurenchon (c.1591-1670) est représentée dans les inscriptions. Néanmoins, il faut relever que ce discours toponymique n’est pas clairement lisible. En effet, plusieurs jésuites, et même des professeurs très distingués comme Christoph Grienberger et Guiseppe Biancani, célèbres pour leurs écrits cosmologiques (Feingold, 2003, 1-46), se trouvent placés sans logique apparente. Les mathématiciens jésuites ne sont pas représentés dans des zones cartographiques particulières, mais partagent le territoire lunaire avec des philosophes de différentes traditions intellectuelles



Dans cette nomenclature il y a aussi des traces de contacts entre des réseaux de savoir avec lesquels Van Langren n’avait pas de rapports directs ni d’accès facile : le nom de Peter Cruger (Crugeri), professeur de l’astronome et sélénographe Johannes Hevelius, a été suggéré par Puteanus car ce savant lui avait fait parvenir son ouvrage imprimé (Bosmans, 1903, 124). À son tour, Hevelius, qui distribuait des épreuves de sa propre sélénographie grâce à des intermédiaires localisés stratégiquement, mais qui n’était pas en correspondance directe avec Van Langren (Pineda, 2017, 67-71), a été placé près de la Mare Borbonicum. La proximité entre le nom de Hevelius et ce toponyme, qui représente la monarchie française, a peut-être une signification liée à la circulation des savoirs, car la France, et surtout Paris, était un point important pour la réception et la circulation des travaux d’Hevelius à travers les cercles savants de Marin Mersenne et Pierre Gassendi. Par la correspondance de Van Langren, il semble que les noms de ces derniers, ainsi que d’autres célébrités intellectuelles comme Christiaan ou Constantijn Huygens et René Descartes, représentent les aspirations de l’auteur à plaire à ces hommes et à asseoir des relations avec eux.



Il faut souligner que bien que le regroupement par nationalités ait été un des critères discutés entre Puteanus et Van Langren au cours de l’établissement de la nomenclature, la distribution des noms ne correspond pas toujours à des appartenances par pays ou, d’ailleurs, par religion. De même, dans la construction de l’image comme rhétorique visuelle l’attribution de noms dans l’espace au travers de principes comme la verticalité, la proximité ou la distance, a une valeur symbolique très importante : or voici une représentation cartographique qui réorganise des réseaux sociaux de façon assez ambiguë. Peut-être les auteurs de la toponymie ont-ils craint qu’une lisibilité trop claire n'entraîne des conflits. Par ailleurs cette ambiguïté pouvait peut-être protéger la nomenclature en évoquant des personnages vivants dans une grande mobilité géographique, et même intellectuelle et religieuse. Il est notable, en outre, qu’une deuxième édition de cette carte fut publiée en 1670, avec quelques noms ajoutés à la nomenclature (Van der Krogt, 2014, 1858-60)2.



Finalement, il est important de souligner que dans cette toponymie se trouve aussi une bibliothèque astronomique, c’est-à-dire des noms qui représentent des idées et ouvrages classique de la recherche céleste. La carte de la Lune est donc aussi un lieu de représentation du cadre épistémique dans lequel la cartographie lunaire a été produite. Sur le conseil de Puteanus (Bosmans, 1903, 130), au nord du globe lunaire, dans la Mare Astronomorum, Van Langren a placé des philosophes anciens, tels que Xénophon, qui défendait l’analogie Terre-Lune et le système héliocentrique . Les noms des Anciens ne représentent pas seulement des théories auxquelles l’auteur adhérait, mais aussi des traditions de lecture et d'éditions astronomiques vivantes : à côté d’Aristarque, défenseur d’un système héliocentrique, peut se lire le nom de Pappus d'Alexandrie (IVe siècle), le premier éditeur de ce philosophe classique, ainsi que le nom de l’éditeur critique moderne, le mathématicien français Gilles Personne de Roberval (1602-1675), contemporain de Van Langren. Le mathématicien Jean Della Faille avait rapporté à l’auteur de la sélénographie les difficultés de ce dernier à publier encore une autre édition critique, celle de l’œuvre d’Euclide, qui d’ailleurs se trouve aussi nommée sur la Lune (Van der Vyver, 1977, 179). Ainsi, des informations sur des travaux astronomiques anciens et modernes fournissaient aussi des matériaux pour cette nomenclature.



Un des aspects qui mérite d’avantage d’attention est la dénomination des terres, les seules zones du satellite qui ne portent aucun nom de personne. D’après la correspondance entre Van Langren et Puteanus, celui-ci fut l’un des derniers aspects pris en considération pour l'établissement de la nomenclature. En étendant le schéma antérieur, Van Lagren voulait assigner des noms de monarchies à ces régions. En revanche Puteanus, peut-être pour donner une plus grande variété au discours visuel, suggéra l’attribution de vertus à ces espaces. Tout d’abord il évoqua la Terra Pacis, ajoutant « nous nous en approchons », faisant référence au désir de mettre un terme à la Guerre de Trente ans. Il propose ensuite Terra ScientiaeTerra LaborisTerra Virtutis et Terra Honoris. Ses conseils se reflètent sur la page imprimée et leur  sont associés les termes Terra DignitatisTerra IustitiaeTerra Sapientiae et Terra Temperantiae (Bosmans, 1903, 129-130). Ces noms sont emblématiques du discours philosophique dans lequel cette cartographie fut conçue. L’honneur, le travail, la sagesse et la vertu, tout spécialement, peuvent être associés à la culture néo-stoïcienne qui a tant pénétré les Pays-Bas à la fin du XVIe siècle et durant le XVIIe, surtout à travers les travaux de Juste Lipse, maître de celui qui proposa cette nomenclature, Erycius Puteanus. Ces idéaux influèrent grandement l’iconographie et la cartographie contemporaines, et peuvent être remarqués dans l’œuvre d'Abraham Ortelius, chez son collaborateur et ami Franz Hogenberg et d’autres artistes néerlandais comme Peter Rubens (Morford, 1991, 7; Ettinghausen, 1971, 94-100; Nutti, 2003, 38-55; Mangani, 1999, 59-83). La terre lunaire de Van Langren doit aussi être saisie en dialogue avec ce contexte intellectuel. Au travers de la toponymie des terres, Plenilunii Lumina Austriaca Philippica atteint un niveau de signification éthique : emblème de l’aspiration philosophique au calme en temps de conflit, cette carte dit aux princes et aux hommes de savoirs qu’ils construisent la paix à travers la justice, le travail, l’honneur. La Lune est l’idéalisation d’un lieu dans lequel l’humanité peut être rachetée par la contemplation et l’étude.  



III. Réinvention d’une carte historique sur la Lune



Deux ans après la publication de la Plenilunii Lumina Austriaca Philippica, Johannes Hevelius publie une nomenclature lunaire basée sur des principes très différents de ceux de Van Langren. Comme nous l’avons constaté plus haut, dans le système de Hevelius l’analogie Terre-Lune est aussi rhétorique et, surtout, une stratégie mnémotechnique. Hevelius va jusqu’à établir des parallèles entre la chorographie de la Terre et celle de son satellite : les régions lunaires portent des noms de la géographie ancienne. L’auteur discute le processus d'établissement de sa nomenclature dans la Sélénographia. D’abord, il affirme qu’une classification universelle est indispensable pour une observation collégiale, qui par ailleurs est essentielle pour le progrès de l’astronomie et de la géographie. Sans une nomenclature commune, l’organisation et la collation de données prendraient plus de temps que les observations elles-mêmes (Hevelius, 1647, 222).  Son dessein est de se conformer à ce système urgemment requis. Hevelius retrace son projet jusqu’à l’épisode biblique où Adam a nommé le monde et rappelle à son lecteur que, sans nom, le monde serait incompréhensible ; il rappelle avec insistance que, de même que les descriptions géographiques ont besoin de noms de régions, villes, villages, mers, fleuves, montagnes et vallées, la sélénographie requiert une nomenclature (Hevelius, 1647, 223).



Hevelius, qui au long de sa vie s’efforça de compléter la carte céleste de l’hémisphère nord, a ensuite identifié son entreprise avec les pratiques de l’astronomie ancienne, qui donna aux étoiles les noms de personnages exceptionnels, tels que Hercule, Cassiopée, Andromède et Persée. Ainsi, il a d’abord considéré que les macules de la Lune pourraient prendre les noms des observateurs éminents des cieux, anciens et modernes : Oceanum CoperniceumOceanum TychonicumMare KeplerianumLacum GalilaeiPalludem MaestliniInsulam ScheinerianamPeninsulam GassendiMontem MersenniVallem BullialdiSinum WendeliniPromontorium CrugerianumFretum EichstadianumDessertum Linnemanni (Hevelius, 1647, 224). Ces toponymes, qui ont d’ailleurs été écartés, reflètent une inclinaison intellectuelle : Hevelius a pris comme exemple les noms de philosophes qu’il admirait et à côté desquels il aurait voulu être placé dans les mémoires de l’astronomie.



On peut constater une différence importante entre Van Langren et Hevelius. Alors que pour Van Langren la toponymie basée sur des noms de dignitaires et philosophes signifiait une forme d’allégeance qui reproduisait des modèles de cartographie coloniale, pour Hevelius, l’usage de noms provenait d’une tradition classique qui néanmoins pouvait entraîner des conflits. Hevelius, conscient de la valeur symbolique de l’acte de nommer un territoire honorant une personne et craignant que l’attribution des noms de ses contemporains ne puisse susciter jalousies et colères, décida de reprendre une image ancienne, celle de la Lune comme Anticthona, ou contre-Terre, et établit une comparaison entre le monde ancien et la face rugueuse du satellite. Une fois encore, alors que le projet sélénographique de Van Langren nomme un nouveau monde selon les pratiques cartographiques coloniales, Hevelius concentre son projet sur le monde ancien, dont la Méditerranée est le centre. Dans la présentation de son système, Hevelius souligne qu’il a trouvé dans cet astre des formes semblables à celles trouvées dans la cartographie terrestre, et qu’il a décidé de concilier l’apparence des macules à géographie située entre les longitudes 10 à 19 et les latitudes 25 à 60 établies par Ptolomée (Hevelius, 1647, 225-226). 



Notons avec des théoriciens tel que Christian Jacob que l’exploitation des toponymes ayant un poids historique offre au cartographe une stabilité discursive provenante de la familiarité des traits, et de l’homogénéité et cohérence portées par la tradition (Jaco, 2006, 205). La nomenclature de la géographie ancienne paraît à Hevelius plus stable que la moderne parce que la toponymie de son temps souffre de changements vertigineux, conséquence des guerres et des efforts de colonisation. Il explique que l’usage des noms anciens aiderait son lecteur à mémoriser l’organisation de l’espace lunaire (Hevelius, 1647, 226). La carte lunaire de Hevelius est donc à la fois un instrument pour l’astronomie et la géographie et une reformulation d’une carte historique représentant la tradition intellectuelle d’Occident.



Les analogies qu’Hevelius établit entre la Lune et les régions autour de la Méditerranée ne sont pas, cependant, facilement lisibles (Hevelius, 1647, 226-227) et il semblerait plutôt qu’il a reformulé la cartographie du monde ancien (Fig. 2). Quelques coordonnés reflètent assez clairement la cartographie terrestre : ainsi, le point le plus à l’ouest du disque est le Palus Moeotis (la Mer d’Azov) et le pôle sud est désigné comme Arabia, régions qui étaient considérées comme les limites occidentales et australes du monde ancien et sacré dans le Parergon d’Ortelius ; d’autre part, le nord du globe porte le nom de Regio Hyperboria, un terme général, point cardinal, souvent employé pour nommer des terres inconnues, et qui pouvait aussi être employé pour renvoyer au territoire de l’extrême nord du globe terrestre. Ensuite, le limbe porte le nom d'Africa Pars, une continuation de la Lybia Pars et de l'Aegyptus, qui pourrait désigner la côte orientale du nord du continent africain. Dans ce cadre d’association, ces espaces de la Lune étaient représentés comme une réorganisation des plus grandes régions de la géographie ancienne.



Document 2. Joahnnes Hevelius, « Tabula selenographica », Selenographia: sive, Lunæ Descriptio, Gedani edita, Autoris sumtibus, Typis Hünefeldiani, 1647, 226-227. Courtesy of Adler Planetarium, Chicago, Illinois.





Au centre de ce miroir déformé, Hevelius a tracé une région d’eau qu’il a appelé Mare Mediterraneum. La mer lunaire, qui fait écho à l’étendue d’eau la plus importante de l’Antiquité, aurait une forme comparable à la mer terrestre telle qu’elle est représentée dans la cartographie moderne, mais avec une orientation de l’est vers le nord. À l’intérieur, on peut lire le nom des îles MaiorcaOphiusaMinorca, and Ebisus ; et prolongeant les attentes des lecteurs des atlas modernes, Hevelius inscrit des noms familiers sur des points qui, grâce au conventions visuelles, peuvent être interprétés comme les îles volcaniques de Sardinia et Corsica, entre autres. L’île centrale, Sicilia, contient un mont identifié comme l'Aetna M. Il semble aussi apparaître derrière cette nomenclature une allusion aux hypothèses contemporains sur la présence de volcans sur la Lune. 



La gravure de cette carte, qui reproduit le langage graphique d’une cartographie terrestre, a été attribuée à Jeremias Falk, qui a signé le frontispice de la Sélénographia, (Whitaker, 51 ; Van Ghent et Van Helden, 2007, 133). Cette rhétorique visuelle invite à trouver de multiples analogies assez évidentes, telles que celles qu’on vient de citer, et d’autres plus obscures qui auraient piqué la curiosité des lecteurs ayant des lacunes dans la connaissance de la géographie ancienne. 



Après avoir expliqué son système, Hevelius présente une table de nomenclature. Les toponymes sont placés alphabétiquement à côté de leur équivalent dans la cartographie moderne (Hevelius, 1647, 228-235), pratique courante dans la littérature géographique des seizième et dix-septième siècles (Toscanella, 1567 ; Sophianos, 1570 ; Pirckheimer, 1585). L’organisation de cette nomenclature lunaire reflète un intérêt contemporain pour la toponymie ancienne qui augmente à partir de la redécouverte de la Geographia de Ptolomée au XVe siècle. La Sélenographia suit notamment des ouvrages de concordance toponymique, c’est-à-dire des tables comparatives de nomenclatures anciennes et modernes qui ont été publiées en nombre au XVIe siècle, et la source principale de Hevelius était le Thesaurus Geographicus d’Ortélius (Ortelius, 1587 ; Depuydt, 1997, 37).Sa tabula lunaire n’était pas une reproduction des sections de ce dictionnaire géographique mais une sélection des toponymes avec des synthèses de plusieurs entrées, des définitions propres et quelques toponymes provenant d’autres sources, tels que le Rerum Moscovitarum Commentarii (Herbertstein, 1556).



Pour Ortelius, la cartographie était un lieu de mémoire, un œil rivé au monde ancien et sacré, et ses dictionnaires toponymiques étaient une porte d’entrée vers cet espace intellectuel et spirituel (Nutti, 2003, 44 ; Crosgrove, 1994, 856). Héritant de ce topos, la table dans la Sélenographia offre une clé de lecture historique à l’image de la Lune. Au travers de ce paratexte, le support graphique devient un réservoir en papier des lieux emblématiques de l’antiquité classique et de la tradition biblique. La présence d’une géographie sacrée, surtout dans l’hémisphère sud du globe, est remarquable car dans les régions du disque portant les noms d'Arabia, d'Aegyptus, et d'Asia Minor, les toponymes rappellent des épisodes de révélations, miracles, exils, et pèlerinages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Considérons, par exemple, la plus grande proéminence au sud de l’hémisphère lunaire, un trait circulaire entouré par des lignes des montagnes. Nommé Mons Sinaï par Hevelius, ce point topographique est traditionnellement associé au lieu symbolique de l’Alliance biblique. Les toponymes entourant celui-ci se retrouvent dans des épisodes également cités dans l’Ancien Testament. Par contre, ceux de l’hémisphère nord sont plutôt associés au Nouveau Testament, surtout aux livres racontant les missions apostoliques. La face de Lune peut ainsi être lue comme un miroir de la géographie sacrée, sujet en vogue dans les cultures du livre imprimé de la Réforme et la Contre-Réforme.



Cette projection de la géographie sacrée à travers la distribution des toponymes ne peut être dissociée des efforts pour christianiser les cieux au XVIIe siècle, pendant lequel nombre de cartographies célestes transfèrent des histoires bibliques vers les étoiles. Dans ce domaine, la carte céleste de Julius Schiller, avocat catholique à Augsburg, publiée en 1627, est remarquable. L’atlas Coelum Stellatum Christianum, contenant 51 cartes, remplace les constellations ptoléméennes traditionnelles par des personnages et événements bibliques. Les douze apôtres représentent les signes du zodiaque dans l’hémisphère nord et des personnages et images de l’Ancien Testament, dont l’emblématique arche du Noé (avant Argo Navis), sont placés au sud. Il faut souligner que cette nomenclature a été établie en collaboration avec des jésuites tels que Johann Baptist Cysat, Paul Guldin, Jérémie Drexel et Matthew Rader, et pourrait donc inscrire ce projet dans des efforts plus vastes pour christianiser les cieux dans le contexte de la Contre-Réforme.  Par contre, un exemple de cet enthousiasme en milieu protestant se trouve dans la figure de Wilhelm Schickard, luthérien, mathématicien et professeur des langues anciennes à Tübingen, dont l'Astroscopium pro facillima stellarum cognitione noviter excogitarum publié en 1623 ajoute des figures bibliques aux constellations ptoléméennes faisant un syncrétisme des traditions greco-latines et chrétiennes. La reproduction d’une géographie sacrée dans la Selenographia de Hevelius pourrait donc être comprise comme un exemple supplémentaire, plus nuancé, de ces efforts pour renommer les cieux après la Réforme et la Contre-Réforme (Werner, 1979, 224-232 ; Kanas, 2007, 156-157 ; Brown, 1932, 31-33, 35).



III. La nomenclature comme défense de l’astronomie inscrite dans une histoire institutionnelle



Les nomenclatures de Van Langren et Hevelius représentent deux attitudes opposées à l'égard de l’acte de nommer l’espace planétaire. En dialogue avec ces approches contemporaines, le philosophe de la nature jésuite Giovanni Battista Riccioli présente une variation de ces systèmes dans son ouvrage encyclopédique, l’Almagestum Novum (Riccioli, 1651, 204). Dans le chapitre consacré à la Lune, il inclut une nouvelle sélénographie en deux cartes avec un nouveau système toponymique. L’esprit de synthèse imprègne ce chapitre, de même que l’intégralité de cet l’ouvrage encyclopédique. Les représentations sélénographiques sont précédées par une scholia, un résumé des études lunaires anciennes et contemporaines, ainsi que par l’exposition des critères de construction de l’image et de l’établissement de la nomenclature. Ainsi, le processus de fabrication de l’image est rendu visible au lecteur dans sa présentation même. Suivant l’ordre d’exposition, immédiatement après l’insertion des deux sélénographies (la première sans toponyme), Riccioli donne aux lecteurs deux tables comparatives des nomenclatures lunaires contemporaines, la Nomenclatura lunarium partium et la Nomenclatura Lunarium regionum (Riccioli, 1651, 204-205).  Ces listes ne sont pas seulement un inventaire des noms mais aussi une généalogie des nomenclatures lunaires du XVIIe siècle. La sélénographie de Riccioli constitue donc le projet de collecter toutes les informations disponibles sur la matière lunaire et de les représenter visuellement et textuellement.



Revenons aux deux feuilles sur lesquelles la cartographie lunaire est représentée (Riccioli, 1651, 204-205) : la première, sans texte, est représentative du projet de Riccioli sur les plans visuel et intellectuel. Elle est expliquée par le titre : Selenographia P. Francisci Mariae Grimaldi Soc. Iesu Optimo ex pluribus telescopio Lunae phasibus selecta, in qua Langreni, Hevelii, Eustachii, Sirsalis, etc. Selenographia partim firmavit, partim ita correxit, et auxit, ut vel minimæ particulæ ex aliquibus phasibus evidentiam sit assecutus’ (Fig. 3) Cette nouvelle représentation, faite avec plusieurs lunettes et une sélection des phases, est une synthèse et une correction d’exemples antérieurs. La deuxième feuille propose des résultats plus nuancés dans cette recherche : Figura pronomencalture libratione lunari est une carte avec une toponymie augmentée qui témoigne d'une étude développée des mouvements de libration du satellite. Cette nouvelle sélénographie est donc d'une grande utilité pour la géographie et l’astronomie. Sous le titre de l’image sont gravées les légendes : nec homines incolunt et Nec anime lunam migrant. L’auteur de cette représentation, comme nous l’avons mentionné plus haut, s’éloigne donc manifestement de l’analogie Terre-Lune et n’utilise cette comparaison que comme convention toponymique.



Document 3. Giambattista Riccioli « Figura pronomenclatura libratione lunari », Almagestum NovumBononiæ, Ex typographia hæredis Victorij Benatij, 1651, 204. Courtesy of Adler Planetarium, Chicago Illinois.





Riccioli affirme que, dans l’établissement de sa nomenclature, il ne suit pas le modèle d’Hevelius car il le trouve rempli d’analogies erronées. De plus, il insiste sur le fait que l’analogie Terre-Lune était une convention qui pouvait porter à confusion et renforcer des croyances philosophiques inexactes. Par contre, sa nomenclature emprunte ses noms à des personnages, comme dans le système de Van Langren, et suit également certaines tendances contemporaines à nommer les constellations au moyen de noms bibliques et héraldiques. Cependant, son idée est de créer un espace discursif qui parle directement à la discipline astronomique. Ainsi, il distribue sur la face du satellite des noms d’astronomes et d’astrologues anciens et modernes sur un fond qui reflète un discours astro-météorologique et donne à l’analogie Terre-Lune une connotation tout à fait différente.



À l’ouest du disque, la région que Van Langren appelle Oceanus Philippicus et Hevelius Mare Mediterraneum, est désignée par Riccioli comme Oceanus Procelarum et autour de cet espace, on trouve une peninsula deliriorum, une peninsula fulgrum, une mare humorum, un sinus epidemiarum, une mare imbrium, une insula ventorum. Ces toponymes qui renvoient aux états médicaux et météorologiques associés à l’agitation, l’instabilité et le déclin, chargent les latitudes occidentales de la Lune d’un symbolisme plutôt négatif. Ce ton discursif continue vers le nord, portant des toponymes dont le champ sémantique est associé à la mort et au froid. Cette rhétorique du terrain cartographié trouve sa contrepartie du côté est de la Lune, où les inscriptions toponymiques comme mare tranquilitasmare nectarismare fecunditatismare vigoris renvoient à des attributs positifs. Il semble donc que le corps lunaire soit restitué visuellement comme une représentation des aspects positifs et négatifs de la condition humaine.  Les noms que Riccioli assigne aux eaux font écho aux théories qui installent des rapports étroits entre les mouvements des astres, la météorologie terrestre et les tempéraments humains. Cet aspect de la nomenclature est plutôt lié aux pratiques de la taxonomie scolastique qui établissaient des classifications selon des systèmes logiques de cause-effet (Crombie, 1994, II, 1245-1292).



À  ce premier niveau de discours visuel, Riccioli en ajoute un second en inscrivant sur le disque lunaire un catalogue de noms appartenant à l’histoire de l’astronomie. Le jésuite explique qu’il a divisé le cercle en octants : avec une lecture dans le sens des aiguilles d’une montre, le premier et le deuxième octant contiennent les physicoastronomi les plus anciens. Le reste des Anciens est distribué dans les troisième et quatrième octant, et au début des cinquième et sixième. Les astronomes médiévaux, dont la plupart proviennent du monde arabe, sont inclus dans le cinquième octant. Finalement, dans les octants cinq, six, sept et huit, se trouvent éparpillés les astronomes modernes. De même que Van Langren, Riccioli rend hommage aux sages de son temps qui débattaient de questions cosmologiques, mathématiques et théologiques au-delà des frontières nationales, confessionnelles et politiques. Riccioli affirme que l’organisation des noms permet au lecteur d’établir des relations chronologiques et philosophiques (Riccioli, 1651, 204). La nomenclature de Riccioli, comme celle de Van Langren, apparaît comme la visualisation d’une histoire intellectuelle.



L’interprétation de cette visualisation de l’histoire de l’astronomie a fait l’objet d’affirmations simplificatrices et trop rapides : parce que dans le huitième octant, les noms de Hevelius, Galileo, Riccioli, Grimaldi, Kepler, Copernicus, Rheticus, Linneman, Cardanus et Cusa, entre autres, se côtoient dans le Mare Procelarum, il a souvent été affirmé que la localisation de ces modernes dans une région dont le nom évoque violence et conflit dénote la posture cosmologique de l’auteur, soit la condamnation du modèle héliocentriste ou un crypto-copernicanisme (Vertessi, 2007, 412 ; Dinis, 2004, 49-77). En prenant de la distance avec ces interprétations, il faudrait comprendre la portée rhétorique de cette représentation dans le contexte de l’éducation jésuite. Comme les études de René Raphael l’ont montré, les pratiques d’enseignement des jésuites favorisaient l’apprentissage des cosmologies diverses, même polémiques, dans le but de donner aux étudiants des outils argumentatifs pour participer aux débats contemporains et défendre les doctrines aristotéliciennes associées à leur institution (Raphael, 2015, 419-440). D’autre part, la Ratio Studiorumencourageait une culture qui valorisait l’emblème, l’étude des symboles pythagoriciens, des hiéroglyphes, et d’autre type d’énigmes (Findlen, 2003, 204 ; Bower de, W., Enekel, et Melion, 2016, 4-6 ; Bousquet-Bressolier, 2004, 143-166). La sélénographie de Riccioli peut donc être comprise comme une invention rhétorique, un outil pédagogique au moyen duquel l’histoire de l’astronomie est racontée de façon très synthétique et directe, circulaire, par l’impression visuelle. En effet, cette sélénographie peut être reliée aux efforts pour légitimer l’astronomie comme discipline, dans la lignée de l'Apologia pro Tychone contra Ursum de Kepler (Jardine, 1984, 258-294).



L'intention de Riccioli, guidé par les conseils d’Athenasius Kircher, grand correspondant de la République des Lettres, n'était pas de manifester ses croyances cosmologiques mais d’exposer synthétiquement une histoire de l’astronomie qui pourrait par ailleurs servir de moyen de promotion de la recherche astronomique comme discipline à laquelle les jésuites contribuaient (Dinis, 2003, 205). Ainsi, dans la région de la Terra Fertilitas, le sixième octant du disque lunaire, le plus densément peuplé avec quarante-neuf points nommés, il est possible de lire une généalogie des mathématiciens jésuites. Parmi les noms inscrits se trouvent notamment ceux de Christoph Clavius (1538-1612) et de son étudiant Christoph Griemberger (1561-1636), figures clés pour le développement de la recherche mathématique jésuite, de même que celui de Guiseppe Biancani, professeur de Riccioli. Cette carte porte donc une histoire institutionnelle. Il est d’ailleurs probable que Riccioli ne destinait pas cette sélénographie à une communauté jésuite restreinte mais à un public divers, considérant peut-être que son ouvrage pourrait voyager aux Indes avec les astronomes missionnaires par l’intermédiaire de Kircher.



Il est important de noter la fonction de cette sélénographie et sa nomenclature dans la structure de l’Almagestum Novum. D’abord, en tant qu’encomium de l’astronomie, la cartographie lunaire fait écho à la préface, à la chronologie et au catalogue d’astronomes, qui précèdent l’exposition thématique dans le premier tome de l'ouvrage (Riccioli, 1651, i-xlvii). La défense de l’astronomie comme discipline historique et scientifique ainsi que la liste des astronomes anciens et modernes présentée par Riccioli dans ces paratextes sont rendues sous forme de visualisation très synthétique dans la sélénographie. Le fait que cette histoire soit racontée sur la Lune est d’autant plus emblématique que cet astre, étant le corps céleste le plus proche de la Terre, objet d’étude privilégié de l’astronomie ancienne et moderne, est celui sur lequel les technologies, les pratiques et les théories sont historiquement mises à l'épreuve.



Conclusion



Les sélénographies, plus que des instruments essentiels à la pratique astronomique, semblent surtout avoir été utilisées pour la promotion d’individus et d’institutions scientifiques, pour la création d’observatoires dont la mission était d’établir les méridiens, projets souvent porteurs de connotations nationales ou impériales. Il existe peu de traces qui rendent compte de l’emploi réel de ces nomenclatures dans les observations célestes. Ces taxonomies, plus qu’une pratique utile aux travaux astronomiques, font partie de la rhétorique des institutions savantes de la fin du XVIIe siècle. Au moment de la fondation des observatoires royaux édifiés pour l’établissement des méridiens, les toponymies lunaires créent une identité nationale. Ainsi, dans la communication scientifique internationale, les observations anglaises et françaises se distinguaient les unes des autres par le système toponymique employé. La communauté anglaise reconnaissait l’héritage d’Hevelius, correspondant privilégié du secrétaire de la Royal Society, Henry Oldenburg. Par contre, les astronomes de France adoptèrent les pratiques toponymiques de Riccioli avec la nomination de son élève, Jean-Dominque Cassini, comme directeur de l’Observatoire Royal de Paris. Les observations des éclipses lunaires publiées dans le journal savant anglais Philosophical Transactions de 1675, l’année de la fondation du Royal Observatory, rendent compte de cette division (Oldenburg, 1675, 257-269 ; Hevelius, 1675, 289-292 ; Flamsteed, 1675, 371-372 ; Cassini, 1676, 561-565)



Examiné dans ces contextes culturels, la sélénographie ne peut être seulement vue comme un objet de spécialisation astronomique, même si la carte de la lune est bien une image sur laquelle on transfère des connaissances et des pratiques pour mesurer et représenter le globe terrestre. La production sélénographique doit plutôt être appréhendée comme un objet placé au sein de collaborations entre disciplines, avec l’aide d’artistes, d’humanistes et astronomes, à l’intérieur du marché du livre et de la culture du mécénat qui englobait la création intellectuelle, artistique et technologique du XVIIe siècle. Dans cet exercice de promotion, la nomenclature a joué un rôle fondamental : la taxonomie de l’espace est aussi le reflet d’une culture et une façon de s’approprier et de négocier l’espace, ou de projeter ses désirs en lui.



Notes :



1. « And the Moon herself, that they should have a Prospect, as if they were hard by, discovering the heights and shape of the Mountains, and Depths of round and uniform Vallies, the Shadows of the Mountains, the Figure of the Shores, describing Pictures of her, with more Accurateness, than we can our own Globe theirin requiting the Moon for her own Labours, who to discover our Longitude by eclipsing the Sun, hath painted out the Countries upon our Globe, with the Point of her conical shadow, as with a Pencil.»



2. Je voudrais remercier Martjin Stroms de la Bibliothèque de l’Université de Leiden pour m’avoir informé de l’existence de cette édition, qui se trouve dans une collection privée aux États Unis.



Références bibliographiques



Aït-Touati F., 2011, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard (224 p.)



Bennet J.A., 1987. The Divided Circle: A History of Instruments for Astronomy, Navigation, and Surveying, Oxford, Phaidon, Christie’s (224 p.)



Bossmans H., 1903, « La Carte Lunaire de Van Langren conservée aux Archives Générales du Royaume, à Bruxelles », Revue des questions scientifiques, 4, p. 106-139.



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