Article

N°17-18 novembre 2020-mai 2021 : Penser les savoirs géographiques à l'époque moderne (XVe-XIXe siècle):

Conclusion

Axelle Chassagnette


Par Axelle Chassagnette (MCF en histoire moderne, Université Lumière Lyon 2, chercheuse au LARHRA (UMR 5190)



Résumé : L'ambition de ce dossier thématique est d'appréhender les productions géographiques européennes sur le temps long. Les travaux présentés montrent que la géographie constitue un domaine de savoir dont la place grandit à la fois dans l'espace intellectuel, scolaire et universitaire, et parmi un public de non spécialistes. Elle reste malgré tout une discipline qui n'est pas complètement instituée avant le XIXe siècle, et dont les définitions et méthodes peuvent considérablement varier de la Renaissance à la fin de l'époque moderne. Elle est aussi très fréquemment associée à d'autres disciplines, et dispose d'outils iconographiques et heuristiques mis en oeuvre dans de nombreuses pratiques professionnelles. Les usages croissants de la géographie en dehors de son cadre purement disciplinaire traduisent sans doute une transformation dans les représentations et les appréhensions de l'espace qui se fait jour au cours de l'époque moderne, et nécessiterait une enquête plus poussée. 



Mots-clés : géographie, épistémologie, époque moderne, perception et usages de l'espace



Abstract: The ambition of this thematic dossier is to apprehend European geographical productions over time. The present studies show that geography is a field of knowledge whose place is growing in the intellectual, school and university space, and among a public of non-specialists. Nevertheless, it remains a discipline that was not fully established until the 19th century, and whose definitions and methods can vary considerably from the Renaissance to the end of the early modern era. It is also very frequently associated with other disciplines, and has iconographic and heuristic tools used in many professional practices. The increasing use of geography outside its purely disciplinary framework reflects a transformation in the representations and apprehensions of space that is emerging in the early modern era and would require further investigation.



Key words: geography, epistemology, Early Modern Era, space perception 



            Le présent dossier a pour ambition de cerner la nature des productions géographiques européennes et de les appréhender sur le temps long. Ces productions font l'objet d'études de plus en plus nombreuses, mais l'histoire de la géographie (comprise dans sa globalité, notamment textuelle, et pas uniquement dans ses réalisations cartographiques), reste néanmoins beaucoup moins développée que celle des disciplines reines de l'histoire des sciences, telles que l'astronomie ou la médecine. Si la relative rareté des travaux, et leur concentration majoritaire, assez hétérogène, sur les périodes de la Renaissance d'une part, des XVIIIe et XIXesiècles d'autre part, rend délicat l'exercice de la synthèse, les études proposées ici nous permettent d'avancer un certain nombre de remarques et de conclusions sur les évolutions qui caractérisent ce domaine de savoir de la fin du Moyen Âge au début de l'époque contemporaine. 



            Notre interrogation s'est, au départ, concentrée dans la formule « penser les savoirs géographiques ». Le choix de cette expression nous a permis de mettre en lumière l'existence d'une réflexivité des acteurs et des auteurs de la période considérée sur les productions géographiques. Il s'agit d'une caractéristique essentielle de la description du monde à partir du XVe siècle : alors que les représentations graphiques et les descriptions textuelles de la Terre et de ses parties existent depuis l'Antiquité et dans les cultures les plus diverses, il n'y a pas avant le XVe siècle de domaine de savoir consacré à ces questions, et considéré sous une forme d'unité de conception et de pratiques (Gautier-Dalché, 2002). Les descriptions du monde s'insèrent le plus souvent dans des projets intellectuels ou spirituels plus larges, tels que des chroniques locales ou universelles, des récits historiques, mythologiques ou religieux. Les cartographies à grande échelle sont le plus souvent produites dans des contextes  bien particuliers, comme les représentations de Jérusalem dans les récits de pèlerinage en Terre sainte ou les cartes et vues de confins dans les procès pour conflits territoriaux (Dumasy, 2013 ; Dainville, 1970 ; Dumasy-Rabineau, Gastaldi et Serchuk, 2019). À partir du XVesiècle et plus encore au XVIe siècle, des textes et des descriptions se multiplient, dont l'ambition première est de donner à voir ou à lire les caractéristiques de la Terre et de ses parties, tant physiques qu'humaines. Ces entreprises prennent le nom de « géographie », de « cosmographie » (terme antique et médiéval), de « chorographie », de « portraits » (pour les vues et plans de villes) ou encore de « descriptions » (Dainville, 1964). Surtout, elles donnent lieu à une interrogation sur ce qu'elles contiennent ou excluent, sur les formes légitimes de collecte et de validation des connaissances, bref sur ce qu'est et ce que peut la géographie. Ce changement peut être rapporté à plusieurs causes : la traduction en latin et la réception élargie de la Géographie de Ptolémée (et d'autres textes antiques) en Europe occidentale à partir du début du XVe siècle, qui fournit un modèle intellectuel, un lexique et des techniques de description graphique (de projection cartographique et d'usage des coordonnées géographiques) dont les savants et cartographes s'emparent rapidement ; la multiplication des voyages et des entreprises de colonisation du monde par les Européens ; le désir, chez les humanistes, de décrire leur patrie, qui saisit la plupart des nations d'Europe occidentale pour compléter, corriger ou contredire la description incomplète (ou jugée condescendante) que les écrivains grecs et romains de l'Antiquité ont faite de leur pays (Strauss, 1959)  ; enfin le rôle amplificateur et accélérateur de l'imprimerie et de la gravure, dans leurs déclinaisons textuelles et iconographiques. Au cours du XVIe siècle, la géographie, qui suppose une appréhension par l'espace, devient une forme plus largement pratiquée de discours sur le monde, notamment dans les sphères savantes ou politiques. Elle se traduit par la production croissante de cartes manuscrites et imprimées, par le genre éditorial de la cosmographie, qui se décline dans des approches variables, plus ou moins descriptives, par l'apparition de la géographie dans les cursus d'enseignement des collèges de philosophie et des universités (Dainville, 1940 ; Cormack, 1997 ; Chassagnette, 2018). L'ouverture accélérée des Européens au monde, leur désir de conquête, exigent une conscience qui s'exerce au présent, comme le souligne dans le présent dossier Leonardo Ariel Carriò Cataldi. Celle-ci requiert une approche de portée universelle de la présentation des connaissances, et peut se traduire par la description des parties de la Terre qui vient concurrencer (sans le remplacer) l'usage millénaire de la chronique. Le public européen qui accède à l'usage du savoir géographique nourrit une conscience élargie du monde : ce n'est sans doute pas un hasard si la géographie ébauche sa construction comme domaine de savoir propre à l'époque des voyages de découverte et de colonisation. Les pouvoirs séculiers s'emparent des outils géographiques ou cartographiques qui permettent une connaissance plus intime des territoires sur lesquels s'exercent leur souveraineté, de plus en plus souvent comprise dans sa pleine dimension spatiale.  Mais ce sont plus largement les sociétés européennes dans leur ensemble qui assimilent cette vision portée par les textes et les cartes géographiques. Nicolas Verdier met ici en lumière les discours récurrents sur l'importance sociale de la géographie dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, tout en nuançant la place qu'elle prend en pratique parmi les autres savoirs. 



            L'usage, commun en Europe, des termes « géographie » ou « cosmographie » (jusqu'à la fin du XVIesiècle pour ce dernier), la maîtrise des techniques cartographiques, ne suffisent pourtant pas à affirmer l'unité conceptuelle ou méthodologique du savoir géographique. Dans le courant d'un même siècle, les définitions qui sont données de la géographie, les procédés et les autorités qui y sont reconnues comme légitimes, peuvent varier considérablement. Ces fortes variations se manifestent également d'un siècle à l'autre : la géographie du XVIe siècle n'est pas celle du XVIIIe ou du XIXe siècle. La légitimité des méthodes descriptives (textuelles ou cartographiques), le choix de leur objet, l'inventaire des sources mobilisées, la validation de leur acquisition par l'expérience directe ou l'assimilation livresque des connaissances sont autant de lignes qui peuvent séparer et opposer des praticiens et des érudits pourtant également désignés comme « géographes ». Si l'autopsie est une valeur et une garantie de la légitimité des connaissances transmises, souvent mise en avant par les cosmographes de la Renaissance, Jean-Baptiste Bourguignon d'Anville peut, au XVIIIe siècle, faire une brillante carrière en France sans avoir jamais voyagé au-delà d'Alençon, comme le souligne Lucile Haguet. La diversité des méthodes géographiques explique en partie les difficultés qu'ont pu avoir les historiens à appréhender cet objet intellectuel et à le caractériser comme une discipline à part entière, du moins pour les périodes antérieures au XIXe siècle. La notion de discipline suppose un domaine de savoir suffisamment structuré pour répondre à des critères homogènes de définition, et surtout à une institutionnalisation, qui peut s'installer à la fois dans les sphères académique, politique ou économique. Des exemples paradigmatiques de disciplines peuvent être donnés par le droit ou la médecine, dont l'enseignement est assuré au sein de facultés universitaires qui leur sont entièrement dédiées, dont l'exercice est autorisé et validé par l'obtention de diplômes, et qui permettent l'établissement dans des professions reconnues par la société et pourvoyeuses de revenus financiers. D'autres domaines de savoir, comme l'histoire ou l'astronomie, ne bénéficient pas de statuts aussi stables, mais jouissent néanmoins d'un enseignement universitaire installé depuis le Moyen Âge dans les facultés de philosophie et d'un possible établissement professionnel : les astronomes (souvent actifs comme astrologues dans la première modernité) et les historiographes peuvent notamment trouver des situations lucratives dans les cours princières. L'ancienneté de ces domaines de connaissance, qui a établi leur légitimité dès l'Antiquité, explique sans doute en partie ce statut. La géographie n'échappe pas complètement à un tel processus d'institutionnalisation. Elle est par exemple enseignée dès le XVIe siècle dans un nombre croissant d'universités, bien que les statuts des facultés ne lui garantissent pas toujours cette place de façon claire, comme l'illustre le cas de l'université de Marbourg que j'étudie ici. Elle permet à Jean-Baptiste Bourguignon d'Anville, qui consacre à la production de cartes l'essentiel de sa vie professionnelle, de bénéficier d'une importante reconnaissance intellectuelle, savante et sociale, comme le montre Lucile Haguet. Cette reconnaissance lui permet de porter le titre de « géographe ordinaire du roi ». Le titre de géographe est attesté (avec celui de « cosmographe ») dans différents pays d'Europe dès le XVIe siècle, avec des statuts et des avantages associés qui sont d'ailleurs de nature très variable (Lestringant, 1991 ; Chassagnette, 2018).  La mise en ordre des savoirs sur le monde qu'entreprend Ramusio au XVIe siècle dans la collecte et l'édition structurée de récits de voyages, étudiées par Fiona Lejosne, la production de cosmographies utilisées comme synthèses, toujours déconstruites et reconstruites, des connaissances sur les voies de navigation et les territoires découverts et colonisés par les monarchies ibériques, mise en évidence par Leonardo Ariel Carriò Cataldi, sont des exemples de mobilisation de formes et de contexte très différents, mais qui utilisent pourtant également, à la même époque, des outils alors communément décrits comme « géographiques ». 



            Ces intérêts pour la description du monde et de ses objets naturels et humains, perceptibles dans toute l'Europe dès la Renaissance, n'empêchent cependant pas que la géographie souffre, jusqu'au XIXesiècle, d'hésitations et de flottements constants dans les efforts qui sont faits pour lui assigner une place au sein du concert et de la hiérarchie des disciplines savantes. Notre dossier, en remontant plus loin dans le temps, rejoint sur ce point des études antérieures consacrées à la géographie au passage de l'époque moderne à l'époque contemporaine (Blais et Laboulais-Lesage, 2006). Le public explicitement évoqué par les auteurs des ouvrages géographiques recouvre une très large diversité sociale, des théologiens aux princes en passant par les navigateurs, les officiers et les voyageurs, comme le rappelle Nicolas Verdier. Malgré une présence croissante, la proportion des livres de géographie publiés et conservés reste sans aucun doute réduite au regard d'autres domaines de savoir, comme l'histoire. Mais c'est sans doute la participation très modeste de la géographie aux processus d'institutionnalisation des sciences qui témoigne le mieux de la fragilité de sa reconnaissance dans le monde savant. À ce titre, le parcours de Jean-Baptiste d'Anville dessiné par Lucile Haguet est éloquent : malgré la reconnaissance dont jouit sa production cartographique, il n'entre à l'Académie des Sciences qu'à un âge avancé, et la gloire posthume dont il bénéficie traduit un éloge ambigu, qui ne s'appuie guère sur la célébration de la géographie. Dans les milieux savants eux-mêmes, qui ont constamment recours à la géographie, elle est souvent considérée comme utile mais simple, inapte à conquérir le statut d'une discipline complexe dont la maîtrise ne peut être acquise qu'au terme de longues études et d'efforts répétés : la géographie, associée par exemple aux études minéralogiques à l'époque des Lumières, est un outil qui n'a pas d'autre fonction que de localiser les lieux les uns par rapport aux autres (Laboulais, 2008). Il s'agit, dans ce cas, d'un savoir descriptif mais certainement pas heuristique. Tout se passe donc comme si le savoir géographique, « inventé » à la Renaissance, souffrait de sa jeunesse mais aussi de son accessibilité même, tout en jouissant du succès intellectuel, politique et éditorial spectaculaire que permet ce qu'il sait faire, et qui est peut-être apparu comme radicalement nouveau aux contemporains : donner à connaître le monde dans son état présent, en insérant les différentes données du savoir dans un inventaire spatial, organisé et structuré par les repères communs que construisent d'une part les nomenclatures et toponymies des pays et des régions, d'autres part les outils de localisation universels que sont les coordonnées géographiques. Peut-être est-il sage, de ce fait, de parler à la suite de Nicolas Verdier et de Jean-Marc Besse, de la géographie à l'époque moderne comme d'un champ disciplinaire, qui engloberait toutes les formes de description textuelle et graphique du monde et de ses parties et supposerait une perception et une présentation des connaissances placées sous la catégorie de l'espace (et donc, pour une large part, de la visualisation) (Verdier, 2015a et 2015b ; Besse, 2003). Le terme de « champ » soumet le savoir géographique à l'analogie agricole mais aussi physique : le champ est un espace consacré à une culture ou soumis à une force déterminée (par exemple électromagnétique). Il est suffisamment vaste pour être traversé par d'autres forces ou ponctuellement utilisé pour d'autres usages, mais également suffisamment délimité pour détenir des caractéristiques propres. 



            La géographie de l'époque moderne et du début de l'ère contemporaine suppose, du fait même de ce flottement conceptuel, une proximité constante à plusieurs disciplines, domaines de savoirs ou genres éditoriaux et littéraires. Ceux-ci offrent au savoir géographique des outils indispensables à sa mise en œuvre, ou des thèmes qui autorisent voire exigent son usage. Il y a souvent contiguïté, proximité, parfois rivalité avec d'autres formes de présentation des savoirs sur la nature ou les hommes, en particulier quand elles ont l'ambition d'embrasser le monde dans sa totalité. L'astronomie fournit le système de repères géométriques, dans le ciel et sur la Terre, qui permettent une localisation précise et la production de cartes, notamment à petite échelle. L'histoire offre, par sa méthodologie descriptive fondée sur l'inventaire et la présentation des faits du passé, un modèle d'organisation des connaissances mais aussi de nombreux thèmes dont peuvent se saisir les géographes ou les cartographes pour permettre la visualisation et la mémorisation des événements. L'évocation de la géographie comme « œil de l'histoire », et plus largement l'association des deux disciplines est un lieu commun mobilisé dès le XVIe siècle par de nombreux auteurs, tels que David Chytraeus, Philipp Melanchthon, Abraham Ortelius ou Jean Bodin (Couzinet, 1997). Pierre Couhaut montre que le savoir géographique, à partir du moment où il se constitue sous des catégories identifiables, devient partie prenante de l'univers mental et de l'ensemble encyclopédique de connaissances qui caractérisent la société aristocratique et chevaleresque de la Renaissance : le corps des hérauts d'armes, voyageurs et enquêteurs au service de la haute noblesse, se fait volontiers cartographe à partir des années 1540. Les récits de voyage, genre en usage depuis l'Antiquité dans toutes les cultures qui connaissent des pratiques de mobilité, fournissent à la géographie les matériaux qu'elle peut utiliser pour construire des descriptions textuelles ou graphiques. Mais elle peut également, à l'inverse, nourrir les récits de voyages qui s'inspirent des formes de présentation qu'elle développe. Fiona Lejosne souligne qu'à ce titre, la valeur première conférée par Ramusio à l'expérience dans la production des connaissances géographiques est justifiée par l'attention qu'il accorde au caractère certain des témoignages transmis. Les récits de voyage sont par ailleurs, à l'époque moderne, soumis à une normalisation et à une formalisation qui donnent naissance à l'ars apodemica, un art de la description et de la narration utilisé par les voyageurs pour rendre compte de leur expérience (Stagl, 1995). Mais au XIXe siècle encore, l'expérience directe peut constituer une étape incontournable de la construction du savoir géographique, quand il s'agit d'accéder à des espaces méconnus ou inconnus : Samia Ounoughi rappelle que les descriptions qui nourrissent les revues alpines britanniques au XIXe siècle s'appuient sur des disciplines savantes institutionnalisées – la plupart des alpinistes britanniques ont reçu une formation universitaire – mais aussi sur les processus d'exploration directe. La production des cartes alpines, discutée dans les revues, fait l'objet d'une réflexion constante sur l'adéquation entre l'expérience vécue et la pertinence de la synthèse descriptive mais aussi heuristique qu'est supposée permettre la représentation cartographique. On voit donc apparaître une intrication des domaines de savoir et de leurs méthodes, un véritable compagnonnage qui caractérise aussi les relations entre la géographie et d'autres disciplines. 



            Cette proximité des domaines de savoir qui confine parfois à leur possible confusion s'explique en partie par la diversité des pratiques qui sont mises en œuvre par les géographes et les cartographies à partir du XVe siècle. La géographie ne faisant pas systématiquement l'objet d'un enseignement unifié dans les universités avant le XIXe siècle (Blais et Laboulais, 2006), elle est très souvent transmise et assimilée hors du monde scolaire, y compris dans les milieux savants, comme le montre l'exemple de Jean-Baptiste d'Anville étudié par Lucile Haguet. Cette existence extra-scolaire autorise une large diffusion professionnelle et sociale, soutenue par le dynamisme de l'édition spécialisée dans la géographie et la cartographie, florissante depuis la Renaissance. Elle explique en partie la variété des méthodes considérées comme valides dans ce domaine de savoir, également fonction des buts qui lui sont conférés. Il n'est pas possible d'énumérer ici l'ensemble de ces méthodes, mais parmi les approches qui peuvent constituer des lignes de séparation, voire de conflit entre patriciens de la géographie dans la justification de son exercice, on peut citer la mobilisation de techniques mathématiques et astronomiques ou son absence, ou encore l'utilisation de matériaux descriptifs obtenus de première main (compris comme « autopsie » au XVIe siècle) ou par l'intermédiaire du savoir livresque ancien ou moderne. Ces pratiques diverses se traduisent aussi dans les déclinaisons multiples des mises en forme du savoir géographique, textuelles ou visuelles, chacune de ces catégories étant elle-même susceptible de nombreuses variations. Dans les représentations graphiques à grande échelle, par exemple, la mise en œuvre de la vue perspective, de tradition picturale et associée à la perception humaine des paysages, cohabite longtemps avec la représentation zénithale, appuyée sur la perception géométrique, plus systématiquement symbolisée et simplifiée, de l'espace représenté. Ce dernier tend à s'imposer après la Renaissance du fait de l'influence des méthodes de représentation en plan adoptées par les ingénieurs militaires dans la figuration des villes et des fortifications. Le choix des espaces représentés ainsi que de leur échelle de représentation dépend également des besoins qui président à la cartographie. Leonardo Ariel Carriò Cataldi rappelle ainsi que les ambitions colonisatrices de la péninsule ibérique, qui s'étendent aussi bien vers l'espace américain qu'asiatique, justifient que les savants espagnols et portugais mettent en œuvre un modèle cosmographique, qui suppose une description du monde dans sa globalité. À l'inverse, les hérauts d'armes étudiés par Pierre Couhaut sont, par leur fonction même qui leur assigne une province, d'abord intéressés par la description régionale voire locale. De façon similaire, la commande passée par Philippe II à Jacques de Deventer demande une cartographie des provinces des Pays-Bas dans laquelle les villes et leur environnement immédiat représentent la richesse urbaine, mais sans doute également une puissance politique que le souverain espagnol se doit de considérer avec intérêt et prudence. Colin Dupont montre, à ce titre, que la prégnance de la cartographie urbaine dans les atlas de Deventer traduit le choix d'une échelle de représentation tout à fait spécifique, dont l'intention première n'est sans doute pas l'inventaire ni la protection militaire de potentielles cibles. Les enjeux régionaux et les pratiques locales de la cartographie européenne ne sont pourtant pas nécessairement isolés les uns des autres : les instruments géographiques produits aux Pays-Bas par Gemma Frisius ou Gérard Mercator peuvent être en usage dans la péninsule ibérique, comme le rappelle Leonardo Ariel Carriò Cataldi. Cette circulation des objets et des modèles est bien sûr favorisée par la nature des échanges qui existent entre savants de la monarchie Habsbourg. Nydia Pineda expose un cas tout à fait particulier d'objet cartographique : celui de la lune, dont de nombreux astronomes, armés de lunettes, explorent et tentent d'appréhender la surface au cours du XVIIe siècle. Ces cartographies traduisent l'hésitation des sélénographes à interpréter une réalité observée au moyen d'une prothèse oculaire dont les performances techniques font encore l'objet de nombreuses discussions, mais aussi leur tentation constante de projeter sur la surface de la lune les enjeux politiques, les intérêts sociaux qui caractérisent leur vie et leur appartenance terrestres, ainsi que la rivalité qui peut exister entre astronomes : les paysages lunaires qui n'avaient pu être observés dans leurs détails avant l'invention de la lunette astronomique sont, de ce fait, soumises à des désignations toponymiques variées et concurrentes au cours du XVIIe siècle. D'une certaine manière, les alpinistes britanniques du XIXe siècle étudiés par Samia Ounoughi rencontrent une situation similaire, celle de la description d'espaces en partie méconnus, auxquels on doit appliquer un vocabulaire efficient et pour lesquels il faut créer une toponymie nouvelle, qui doit faire l'objet d'un processus d'acceptation sociale, caractérisé comme « toponymisation ». 



            Au-delà de la possible superposition du savoir géographique à d'autres disciplines-sœurs, dont il émane ou auxquelles il emprunte ses outils, ce savoir se trouve très fréquemment mis en œuvre dans des domaines dont il reste conceptuellement distinct, mais qui lui reconnaissent une utilité dans la construction, la représentation ou l'interprétation des informations qu'ils traitent. Plusieurs articles de notre dossier témoignent de ce processus. Pierre Couhaut montre que les hérauts d'armes, dont la formation traditionnelle ne comportait sans doute pas l'apprentissage de la géographie, peuvent, au XVIe siècle, s'approprier les moyens visuels qu'elle propose pour transmettre des informations sur les provinces des royaumes : ils deviennent des producteurs réguliers de cartes. Nydia Pineda explicite le transfert de savoir qui a cours dans les sélénographies du XVIIe siècle, transposant à l'astronomie les méthodes descriptives et onomastiques de la cartographie terrestre. Nicolas Vidoni, en analysant les pratiques policières parisiennes au XVIIIe siècle, met en évidence la familiarité des services d'administration et d'ordre avec les outils géographiques et cartographiques. Samia Ounoughi, enfin, montre par l'étude des textes britanniques qui décrivent la haute montagne au XIXe siècle que la pensée géographique imprègne – avec d'autres disciplines  l'évocation et la construction savante des paysages. Ce recours aux outils et aux méthodes géographiques dans des domaines de connaissance dont ils ne relèvent pas à strictement parler peut porter à assigner à la géographie une position ancillaire dans la hiérarchie des savoirs. C'est sans doute une interprétation excessive, qui a pu être renforcée, dans le contexte français, par l'association pédagogique ancienne entre histoire et géographie en contexte scolaire, et par l'existence d'une certaine concurrence entre les deux disciplines. On a vu par ailleurs que le recours aux outils géographiques concerne d'autres pratiques et d'autres disciplines que l'histoire, et ce dès le début de l'époque moderne. Il est en revanche certain que le recours aux méthodes descriptives et graphiques de la géographie dans des contextes d'usage variés – bien que le plus souvent circonscrits aux sphères savantes et administratives – met en lumière une appropriation précoce de la pensée géographique en Europe, dès l'époque de la Renaissance. La géographie se révèle être, à ce titre, à la fois un domaine de savoir et un ensemble de méthodes et de techniques descriptives d'une grande souplesse et parfois d'une certaine facilité d'usage, dont nombre d'acteurs de milieux et de formation différents s'emparent avec enthousiasme. 



            Plus largement, cette réception large et rapide des outils de description et de représentation de l'espace qu'a permis la formalisation progressive du savoir géographique pose la question de la perception de l'espace dans les sociétés européennes à partir du XVe siècle. L'accès facilité aux représentations cartographiques (certain, mais difficile à quantifier) qu'ont permis les techniques de gravure et d'imprimerie a sans aucun doute contribué à nourrir les cultures visuelles des moyens de figuration synthétique des territoires, y compris en dehors des sphères savantes (Woodward, 1996). L'histoire des sciences, et notamment l'histoire de la cartographie, a depuis longtemps souligné la transformation que représentait l'usage des coordonnées géographiques dans la perception de l'espace. En autorisant sa transcription mathématique, il le rend homogène, d'usage et de compréhension communs pour l'ensemble des individus qui ont recours aux cartes à projection mathématique, ou aux données de localisation fondées sur la longitude et la latitude (Besse, 2003). Cette forme d'appréhension de l'espace, étroitement associée aux cartes qui peuvent montrer des territoires dans toute leur étendue, a pu conduire à l'idée selon laquelle l'espace était dès lors perçu en Europe comme continu, homogène et dense, par opposition à une forme d'appréhension plus ancienne, discontinue et insulaire, qui aurait caractérisé les époques antérieures, notamment le Moyen Âge (Gautier-Dalché, 1998 ; Guerreau, 1995 ; Mazel, 2016 ; Dauphant, 2018 ; Nordman, 1999). Il n'est pas question de trancher ici ce débat compliqué. S'il est certain que l'usage commun des cartes à coordonnées a pu modifier progressivement la compréhension que les Européens avaient du monde, en particulier dans la traduction visuelle de l'étendue et de la délimitation des souverainetés politiques, on sait aussi que cette transformation ne s'est pas faite de façon soudaine, et que l'appréhension de l'espace dans les sociétés européennes a toujours pu associer une représentation continue (au moins dans les petits espaces) et une perception insulaire et polarisée (par exemple par l'expérience du voyage qui singularise les étapes dans la continuité de l'itinéraire). L'étude de Nicolas Vidoni sur les appréhensions de l'espace urbain par la police dans le Paris du XVIIIe siècle met très clairement en lumière les outils très divers – et qui relèvent souvent d'une longue tradition administrative – qui président à la gestion des quartiers : outre les cartes, les listes et registres divers constituent des moyens qui contribuent à la connaissance de l'espace de la capitale. L'usage récurrent des tableaux est une spécificité des pratiques savantes et administratives des Lumières, bien que des représentations tabellaires aient existé depuis l'Antiquité. Nicolas Vidoni souligne leur usage par les fonctionnaires de police pour compiler les connaissances acquises sur les équipements d'un quartier et la densité des rues. On voit aussi, à la lecture des études rassemblées dans ce dossier, que la compréhension, la visualisation mentale, la représentation graphique qui relèvent d'une pensée géographique, traduisent une diffusion élargie et commune du monde sous la catégorie de l'espace, mais que celui-ci reste multiple et souvent hétérogène dans sa perception. Les descriptions et les représentations cartographiques produites par les hérauts d'armes qu'étudie P. Couhaut sont ainsi structurées par les éléments des paysages et des régions qui expriment les logiques politiques, seigneuriales et féodales, ainsi que l'organisation des territoires sous l'autorité de l'Église. La production cartographique de Jean-Baptiste d'Anville témoigne de l'asymétrie quantitative et qualitative des représentations cartographiques du monde, plus nombreuses et plus précises sur l'Europe, une différence également relevée par Pierre Couhaut à propos des cartes des espaces extra-européens dessinées par les hérauts d'armes. Si l'on met en regard les études de Leonardo Ariel Carriò Cataldi et de Colin Dupont, on voit que les ouvrages et les cartes produits dans la péninsule ibérique et aux Pays-Bas manifestent une concentration du regard variable selon les buts que le souverain et son administration se sont donnés : embrasser les régions du monde où se déploie l'activité colonisatrice, ou cerner dans leurs caractéristiques essentielles les territoires européens soumis à la souveraineté espagnole. Mais même la connaissance intime des pays européens ne garantit pas le traitement ni la représentation continus et complets des espaces envisagés. La géographie et la cartographie ne sont pas des imitations de la réalité, la carte au 1:1 de Borges est une fiction littéraire (Borges, 1982 ; Grison, 1998) (1). Elles posent toujours des filtres sur la compréhension du monde, des prismes qui révèlent les intérêts et les stratégies particulières des cartographes, ainsi que de leurs commanditaires (Jacob, 1992). La ville reste ainsi, du XVIeau XVIIIe siècle, un objet central de la lecture des territoires, comme le montrent les productions cartographiques des hérauts d'armes ou les cartes des Pays-Bas de Jacob de Deventer. À l'inverse, les descriptions qui sont faites de la montagne au XIXe siècle expriment un intérêt nouveau pour des parties des paysages européens souvent évitées, mais perçues d'une nouvelle manière, au prisme de l'expérience de l'ascension, de l'aventure et de la conquête sportives qui prennent leur essor à cette époque. Le processus de toponymisation, cependant, n'est jamais entièrement libre : il doit prendre en compte les traditions linguistiques locales et se soumettre à l'approbation sociale, nécessairement longue, qui découle notamment d'un usage régulier et consensuel des noms. La description d'espaces jusque-là vierges d'une expérience visuelle détaillée, comme le montrent les exemples des sélénographies du XVIIe siècle étudiées par Nydia Pyneda, ne garantit en rien la construction d'une représentation homogène ou neutre de l'espace. Elle permet à l'inverse la projection la plus libre – parce que moins contrainte par les usages toponymiques et descriptifs sédimentés au cours des siècles – des constructions mentales et des appartenances sociales des cartographes, d'autant plus contestées. 



            On peut se demander, à la lecture de ces remarques conclusives, s'il est loisible de continuer à chercher les traces d'une constitution disciplinaire de la géographie en Europe avant la fin du XIXe siècle. Si l'on entend par là le constat d'une place assurée et revendiquée dans les institutions académiques et universitaires, la réponse est assurément négative. Il n'en reste pas moins que la géographie occupe, dès le XVe siècle, une place importante et réfléchie, à la fois dans la production savante et dans les usages pratiques, étendue bien au-delà des milieux intellectuels. 



Bibliographie



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(1) Il s'agit d'une nouvelle minimaliste d'un paragraphe, intitulée « De la rigueur de la science » et publiée pour la première fois en 1946, dans laquelle Borges imagine une « carte dilatée » d'un Empire, « qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point ». 





 


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