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n°1 novembre 2012 : Regards sur la géographie historique française:

Editorial

Philippe Boulanger


Par Philippe Boulanger



La géographie historique est peu ou mal connue en France. Pourtant, nombreux sont les géographes français à en exploiter toutes les dimensions dans leurs travaux de recherche sans forcément la revendiquer. Depuis les années 1990, comme l’écrit Jean-Robert Pitte en 1994, dans un numéro d’Hérodote consacré à la géographie historique, dont les réflexions sont encore d’actualité, « on assiste aujourd’hui en France à un regain d’intérêt pour l’application de toutes les méthodes géographiques à l’analyse du passé » [J.-R. Pitte, 1994].



La question de l’utilité de la géographie historique aujourd’hui est devenue un faux-débat tant les publications collectives comme les monographies ont montré l’indispensable compréhension du passé dans l’étude des espaces et des hommes. Pour répondre aux problèmes de société en matière d’aménagement du territoire et des paysages, comprendre les évolutions politiques, économiques, sociales et culturelles des hommes sur leur territoire, la géographie historique s’est imposée comme une démarche nécessaire au risque de manquer d’une solide réflexion pour mesurer l’ensemble des enjeux, des paramètres et des acteurs. Jean-Robert Pitte en avait montré toute l’importance lors du colloque international « Où en est la géographie historique ? », organisé à l’Université Paris-Sorbonne en 2002 : « La géographie historique qui est toute la géographie conjuguée à toute l’histoire, dans les préoccupations et les méthodes les plus variées de ces disciplines, peut contribuer utilement à éclairer certains problèmes contemporains les plus cruciaux » [J.-R. Pitte, 2005].



La fondation de la Revue de géographie historique française vient répondre à cet objectif de mieux la faire connaître. Elle s’inscrit aussi dans la continuité de cette dynamique de développement de la géographie historique depuis plus de vingt ans, animée par un certain nombre de géographes tels Jean-Robert Pitte, Xavier de Planhol, Christian Huetz de Lemps, Paul Claval, Daniel Balland, Christian Grataloup, Jean-René Trochet, Jean-Pierre Husson, André Humbert et biens d’autres. Aujourd’hui, une nouvelle génération de géographes poursuit ces efforts entrepris voici deux décennies. Dans toutes les spécialités de la géographie, la géographie historique est dynamisée par une nouvelle énergie. Eric Fouache (géoarchéologie), Géraldine Djament (géohistoire de la ville), Michel Deshaies et Simon Edelblutte (géographie historique industrielle), Xavier Rochel et Jean-Yves Puyo (géographie historique de l’environnement et de la forêt), et biens d’autres géographes français, dont les noms ne peuvent être tous cités, y participent. Cette revue est naturellement l’un des lieux d’expression et de diffusion de la géographie historique, l’un des témoins et relais de transmission de savoir-faire entre toutes les générations de géographes qui s’intéressent à cette approche ancienne de la géographie.



Faut-il rappeler l’ancienneté de la géographie historique ? Yves Lacoste, dans l’introduction de ce même numéro d’Hérodote, en 1994, soulignait d’emblée ses origines dans la construction de la géographie française. Elisée Reclus comme Vidal de la Blache, à la fin XIXe siècle, appuyaient leur raisonnement dans la profondeur du temps, cherchaient à approfondir leurs analyses dans le « passé des territoires ». « La géographie n’est autre chose que l’histoire dans l’espace, de même que l’histoire est la géographie dans le temps » écrivait Elisée Reclus dans chacun des six volumes de L’Homme et la Terre [Y. Lacoste, 1994] Plus tard, Roger Dion, dans sa leçon d’ouverture prononcée le 4 décembre 1948 au Collège de France, exprime la même complémentarité des deux disciplines comme la singularité de la géographie historique. « Tout paysage humanisé est le reflet de l’histoire (…). Jusque dans la répartition géographique de nos industries modernes, concentrées et mécanisées, paraissent des traits qui resteraient inexpliqués si l’on ne se reportait à l’état des choses antérieur au machinisme (…) » [J.-R. Pitte, 1994]. La relation entre histoire et géographie n’a pas perdu de sa pertinence ; au contraire. Parallèlement à ce regain d’intérêt dans les différentes spécialités de la géographie, nous constatons qu’un certain nombre d’historiens manifestent aussi de leur côté un retour sur leur lien ancien avec la géographie.



Il existe ainsi une tradition française et un courant de pensée en géographie historique qui se maintiennent contre vents et marées, malgré le pessimisme ambiant de certains en géographie. L’une de ses spécificités réside dans la dimension fédératrice d’un ensemble de compétences et de savoirs en géographie physique et humaine, histoire, archéologie, sociologie, ethnologie, anthropologie. Elle se veut décloisonnée en embrassant l’ensemble des temporalités et des spatialités, ouverte sur les questions du temps présent, pragmatique et utile pour répondre aux questions de société, enrichie par l’apport des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il faut donc penser que la géographie historique a de beaux jours devant elle, non seulement parce qu’une nouvelle génération de géographes poursuit une œuvre commencée, innove et produit de nombreux travaux scientifiques, mais aussi du fait de l’existence de nouveaux moyens numériques de diffusion. Cette revue en ligne, gratuite et bi annuelle, en est un exemple aux côtés de certaines créations récentes tel le blog Carnet de géohistoire.



Dans d’autres pays européens, la géographie historique tend aussi à se redéployer. En Angleterre, le groupe de recherche en géographie historique publie régulièrement un bulletin d’informations, organise des manifestations annuelles, participe activement au congrès de géographie historique (voir la Note sur le Congrès de géographie historique à Prague en août 2012 par Jean Martin). En Italie, la géographie historique tend aussi aux mêmes efforts de diffusion, comme en témoigne la création récente, à la fin 2012, de la collection Transverse, chez l’éditeur Il melangolo, par le Centre d’études en géographie historique, animé par les professeurs Claudio Cerreti (Université de Rome 3), Massimo Quaini (Université de Gênes) et Luisa Rossi (Université de Parme). Les prochains numéros de la Revue de géographie historique prévoient justement d’être consacrés à cet essor dans plusieurs pays européens (Allemagne, Angleterre et Italie notamment).



Le premier numéro de cette nouvelle revue numérique, intitulé Regards sur la géographie historique, aborde un ensemble de sujets qui illustrent la spécificité de cette approche de la géographie. Plus personne n’en conteste aujourd’hui l’existence. Pourtant, il y a encore deux décennies, dans la période dite de la nouvelle géographie, il n’en fut pas ainsi. Jean-Robert Pitte, dans « Pour une géographie historique du bouton de culotte », nous fait part de son engagement, dans les années 1990, en faveur de cette reconnaissance. Son expérience témoigne ainsi des « réserves » que certains pouvaient manifester, à cette époque, sur les nouvelles études en géographie historique et culturelle. A travers l’étude de la conception, la fabrication et la diffusion des usages des boutons dans le monde, nous découvrons une véritable géographie historique des civilisations et des cultures, reflet d’un perfectionnement de l’évolution des vêtements variant selon les époques et les sociétés. Paul Claval, dans « La géographie historique, une courte histoire », montre comment la géographie historique est entrée progressivement dans une phase de maturité depuis le XVIIIe siècle. Celle-ci s’est émancipée progressivement de la cartographie et s’est développée en s’inspirant des mutations conceptuelles de la géographie anglo-saxonne au XXe siècle. Eric Fouache, dans « Les villes du passé face à leur environnement », aborde les dynamiques environnementales en relation avec l’archéologie. Il illustre toute l’utilité de la géographie historique pour comprendre et anticiper les risques urbains actuels pour l’aménagement et pour la mémoire patrimoniale. Nicola Todorov s’intéresse à la complémentarité de la géographie et de l’histoire dans l’enseignement secondaire à partir de plusieurs enquêtes menées sur le terrain. Alors que dans d’autres pays européens les deux disciplines sont enseignées par plusieurs professeurs, il en est autrement en France. Cette spécificité française est l’objet de son article intitulé « Histoire-géographie, géographie historique et histoire géographique dans l’enseignement secondaire ». L’auteur montre que les deux disciplines peuvent tirer profit de leurs différences et de leur complémentarité. Enfin, Philippe Boulanger, dans « La renaissance de la géographie historique en France depuis les années 1990 », tente de souligner ses spécificités temporelles et spatiales en insistant sur son utilité pour répondre aux grandes questions de société. Cet article apparaît complémentaire de celui de Paul Claval et met en évidence le regain d’intérêt pour la géographie historique aujourd’hui et la diversité de ses approches.



Références



Lacoste Y. (1994), « Le passé des territoires », Hérodote, n°74-75, p. 3-6.



Pitte J.-R. (1994), « De la géographie historique », Hérodote, n°74-75, p. 14-21.



Pitte J.-R. (2005), « La géographie historique au service des problèmes d’aujourd’hui », dans Où en est la géographie historique ?, sous la direction de Jean-René Trochet et Philippe Boulanger, L’Harmattan, 2005, 195-202.



 


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