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N°16 mai 2020 : Géographie historique des grands sites de pèlerinage dans le monde :

Le sanctuaire de Knock (Irlande) : observatoire de l’évolution de la valeur sacrée dans l’espace et la société

MarieHelene Chevrier


Par Marie-Hélène Chevrier (Docteur en géographie – ATER, Université de Strasbourg – Laboratoire Image, Ville, Environnement UMR 7362).



Résumé : Dans les pays ayant une longue tradition chrétienne, la sécularisation de la société s’est accélérée depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Cela se manifeste par une disparition des marqueurs religieux de l’espace et du temps publics, ainsi que par un ensemble de lois revenant sur des interdits formulés par la morale chrétienne. Le pèlerinage, cependant, et les lieux vers lesquels il se dirigent ne sont apparemment pas réellement remis en cause par cette sécularisation croissante. Au contraire, la fréquentation de certains chemins de pèlerinages (tels ceux de Saint-Jacques-de-Compostelle) et des principaux sanctuaires catholiques (Lourdes, Fatima, Guadalupe, etc.) restent stable voire connaissent un regain de fréquentation, particulièrement depuis les années 1990. Il y a là un paradoxe qui pose question quant à la place tenue par la valeur sacrée dans la société et sa spatialisation.




A travers l’étude du sanctuaire de Knock, en Irlande, cet article s’attachera à montrer que les lieux de pèlerinage, dans le monde chrétien, sont de bons observatoires des évolutions de cette valeur sacrée. Le cas de Knock est particulièrement intéressant : l’Irlande demeure aujourd’hui un des pays d’Europe les plus ancrés dans la tradition catholique mais la sécularisation de la société s’y est grandement accélérée depuis une dizaine d’années. Le sanctuaire de Knock constitue un des cœurs de l’Irlande catholique, recevant 1,6 million de visiteurs par an. Notre Dame de Knock, apparue en 1879, est progressivement devenue une figure tutélaire pour les irlandais. L’examen de la création de ce sanctuaire au XIXe siècle, dans un contexte de tension entre Irlandais et Anglais, permet de mettre en avant les grandes logiques qui président à la mise en place d’un sanctuaire et d’un pèlerinage. L’observation des pratiques des visiteurs au sein du sanctuaire et l’analyse des aménagements réalisés dans l’enceinte du lieu soulignent ensuite l’importance de l’espace : pour les visiteurs, il est empreint d’une véritable efficacité, au sens théologique du terme. Pour les promoteurs, cette efficacité doit être prise en compte dans l’aménagement. Il s’agit de permettre aux visiteurs d’accéder physiquement et sans intermédiaire au sacré, ainsi que de « mettre en scène » cette valeur si particulière attribuée à l’espace. Ces aménagements, qui, à Knock, ont la particularité d’avoir été pensés non seulement localement mais aussi au niveau régional par les autorités tant ecclésiastiques que civiles, mettent en évidence l’évolution de la valeur sacrée elle-même, qui n’est plus seulement religieuse mais se dilate jusqu’à acquérir une modalité plus laïque. Cette valeur sacrée en quelque sorte renouvelée permet au lieu de pèlerinage de s’ouvrir à d’autres visiteurs que les seuls pèlerins, faisant du sanctuaire un nouveau genre de destination touristique. 



Mots-clés : Pèlerinage, Irlande, sécularisation, espace sacré, tourisme.



Abstract : In countries based on a long Christian tradition, the secularization of society had sped up since the last half of the twentieth century. This is visible through the disappearance of religious signs from public space and time, and through a set of laws reconsidering some taboos of Christian morality. Though pilgrimage and pilgrimage places are apparently not really challenged by this growing secularization. On the contrary, attendance levels of some pilgrimage routes (Santiago de Compostela for example) stay strong, even registering an increase, particularly since the 1990’s. Therefore, there is a paradox which leads to examine the part played by the sacred value in society and its spatialization.



Through the study of the Irish shrine of Knock, this paper will show that the pilgrimage places of the Christian world are good sacred value observatories, allowing to measure the evolution of this value. Knock case is particularly interesting: among European countries, Ireland is still one of the most embedded in the Catholic tradition, but the secularization of society has been greatly accelerated during the last ten years. Knock shrine, with its 1.6 million visitors a year, is one of the hearts of Catholic Ireland. Appeared in 1879, Our Lady of Knock progressively became a leading light for Irish people. The study of the creation of the shrine during the ninetieth century, in a climate of tension between Irish and English people, highlights the logic behind the foundation of a shrine and a pilgrimage. The observation of the visitors’ practices and the analysis of the planning in the shrine area underline the importance of space: for the visitors, it is imbued with a true “efficacy”. For the developers, this efficacy must be considered in the planning. It is about granting access to the sacred to the visitors, both physically and directly (without an intermediary). It is also about “staging” this sacred value assigned to space. In Knock, the planning was very specific because it had not only been thought at a local but also at a regional scale and in cooperation between ecclesiastical and public authorities. Studying this case, the paper will show the evolution of the sacred value, which is expanding itself. It is not only religious anymore, but it has acquired a secular meaning. This somehow renewed sacred value enables the pilgrimage place to open to other visitors, not only pilgrims, making the shrine a new kind of tourist attraction.



Key words : Pilgrimage, Ireland, secularization, sacred space, tourism.



Le « Lourdes irlandais », c’est ainsi qu’est généralement présenté le sanctuaire catholique de Knock dans les médias à chaque visite pontificale (Jean-Paul II en 1976 et François en 2018). Relativement méconnu en-dehors des pays anglophones, le sanctuaire marial implanté dans le petit village de Knock Mhuire (972 habitants recensés en 2016), dans le comté de Mayo (70 km au nord de Galway), est effectivement le plus important lieu de pèlerinage d’Irlande en termes de nombre de visiteurs (1,6 millions de visiteurs par an), très loin devant les deux autres sites sacrés et sanctuaires les plus renommés (cf. document 1) : Croagh Patrick (montagne de St Patrick environ 100 000 ascensions par an) et Lough Derg (monastère sanctuaire de St Patrick accueillant quelques milliers de visiteurs par an). Aux yeux des Européens, comme le rappelle L’Atlas des préjugés (Tsevtkov, 2017), l’Irlande et les Irlandais sont caractérisés par un fort attachement au catholicisme. Une vision en grand décalage avec la situation réelle d’une sécularisation initiée avec la modernisation (notamment industrielle) du pays dans les années soixante (Brennan, 2012), croissante et accélérée depuis une dizaine d’années.



D’après le recensement de 2016, 78,3% des Irlandais se déclarent catholiques, contre 84,2% en 2011 (Central Statistics Office). Cette évolution statistique s’accompagne de lois sociales de plus en plus émancipées des prescriptions de l’Eglise catholique, adoptées après consultation de la population par référendum : 62% des électeurs irlandais approuvent ainsi le mariage homosexuel en 2015, tandis qu’un référendum de mai 2018 conduit à la légalisation de l’avortement pour toutes les femmes (et non plus seulement en cas de danger pour la vie de la mère) en décembre 2018. Plus anecdotique mais non moins significatif, le Parlement irlandais a abrogé, en janvier 2018, l’interdiction pour les débits de boisson d’ouvrir le Vendredi Saint. Cependant, malgré ce détachement de plus en plus fort de la société vis-à-vis de l’Eglise catholique, le nombre de visiteurs et de pèlerins au sanctuaire de Knock et dans les principaux sanctuaires irlandais ne diminue pas (Chevrier, 2016). 



Ce constat amène à s’interroger sur la signification de ces pratiques pèlerines et le rapport au sacré qu’elles traduisent : se sont-ils eux-mêmes, d’une certaine manière, sécularisés ? L’étude du sanctuaire de Knock menée ici montrera que ces grands lieux de pèlerinages, dans des sociétés qui se sécularisent, sont des observatoires privilégiés qui permettent d’apprécier l’évolution et la « dilatation » de la valeur sacrée, de sa dimension religieuse à sa dimension laïque. L’analyse de la création et du développement du sanctuaire de Knock soulignera, dans un premier temps, que ces grands lieux de pèlerinage, loin d’être des créations imposées par les hautes autorités de l’Eglise, sont généralement le fruit d’un processus initié par le peuple des croyants. Se mettent ainsi en place des pratiques spatiales bien particulières qui, oscillant entre tradition et modernité, donnent corps à une certaine « efficace », caractéristique des lieux de pèlerinage et attachée à leur valeur sacrée. Cette valeur sacrée, au cœur de la sécularisation dépasse alors les frontières du religieux et se « dilate » prenant une dimension laïque, que le cas du sanctuaire de Knock permet d’observer clairement.



Document 1 : Principaux lieux de pèlerinage irlandais, type de culte et rayonnement (M.-H. Chevrier, 2019)





I. La construction populaire du caractère sacré du sanctuaire de Knock



Dans l’Eglise catholique, on entend par le terme sanctuaire un « espace délimité, marqué par une expérience spirituelle liée à la religion (apparition, étape de la vie d’un saint, reliques…), où s’appliquent des règles spécifiques et vers lequel convergent les visiteurs, qu’ils aient des motivations religieuses ou profanes » (Chevrier, 2016). Ils sont extrêmement nombreux, à tel point qu’il est impossible d’en donner le nombre exact. Parmi ceux-ci, le sanctuaire de Knock fait partie d’une catégorie particulière : il compte parmi les quatorze sanctuaires liés à une apparition mariale ayant été officiellement reconnue par les autorités ecclésiastiques.



A. Une apparition qui survient dans un centre névralgique de la contestation paysanne



L’acte de fondation du sanctuaire de Knock consiste dans ce que Mircea Eliade qualifie de « hiérophanie » : un processus par lequel Dieu se manifeste aux hommes, conférant un caractère sacré à l’espace (Eliade, 1965). Celle-ci se place au cœur de la série d’apparitions mariales signalées au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe en Europe (rue du Bac à Paris en 1830, La Salette en 1846, Lourdes en 1858, Pontmain en 1871, Fatima en 1917 et L’Ile-Bouchard en 1947).



Le jeudi 21 août 1879, deux habitantes de Knock Mhuire (Mary McLoughlin et Mary Byrne), passant vers dix-neuf heures devant l’église paroissiale, aperçoivent des « images lumineuses » sur la façade du bâtiment, composant une sorte de tableau catéchétique (Laurentin, Sbalchiero, 2012). Au centre se trouve la Vierge Marie qui semble prier. Elle est entourée de deux hommes que les voyants identifient comme étant Saint Joseph et Saint Jean l’Evangéliste. A la droite de ce groupe de personnages se trouve un autel sur lequel est élevée une grande croix devant laquelle se tient un agneau. Autour de l’autel, des anges volent. Les deux voyantes s’empressent d’aller alerter leurs voisins qui accourent malgré la pluie battante. Ce sont aujourd’hui les 15 personnes dont les témoignages ont ensuite été recueillis officiellement pour l’enquête canonique qui restent enregistrés comme les 15 voyants « officiels » mais tous les villageois qui sont passés devant l’église pendant les deux heures qu’a duré l’apparition ont vu le tableau, ce qui est très inhabituel par rapport aux autres apparitions mariales de cette époque qui ne se sont révélées qu’à un petit nombre de personnes, généralement des enfants. A la différence de toutes les autres apparitions également, aucun message oral ni écrit n’est délivré. Pour les théologiens ayant ensuite étudié ce cas, le message est porté par la scène elle-même qui, via l’image de l’Agneau et de la croix, insiste sur l’importance de l’Eucharistie et de la pénitence. Le recteur actuel du sanctuaire souligne ainsi qu’il « se passe assez de choses sur le tableau » et qu’il « n’y a pas grand-chose de plus à dire » (Chevrier, 2016).



Cette apparition a lieu dans une campagne irlandaise rendue exsangue par la crise du mildiou ayant entraîné la grande famine (1845-1852). La propriété foncière est réorganisée au profit d’un petit nombre de landlords, la plupart du temps anglais. En 1876, 750 landlords possèdent la moitié des terres (Barjot, Mathis, 2009). Face à cette forme de spoliation de la part des Anglais anglicans et au désarroi créé par la grande famine, l’Eglise catholique fait alors office de refuge spirituel et identitaire. Les prêtres, de plus en plus nombreux, sont souvent proches des paysans les plus pauvres, fervents paroissiens. La région de Knock se trouve dans cette situation au moment des apparitions. D’après l’archidiacre Cavanagh, alors en charge de la paroisse, 200 familles de la paroisse sont sans terre et 400 petits propriétaires possèdent tout juste 3 à 5 acres d’une terre de très mauvaise qualité (Neary, 2015). Le Comté de Mayo, dont Knock fait partie, est ainsi un terreau favorable pour le développement de la Ligue agraire de Mayo, fondée en août 1879 par Michael Davitt, un des initiateurs de la réunion d’Irishtown du 20 avril 1879 qui marque le début du bras de fer avec le gouvernement britannique de William Gladstone : la Land War (1879-1882). Les petits paysans irlandais, se liguent contre les propriétaires terriens autour de trois revendications principales, les « 3F’s » : Fair rent soit des loyers raisonnables, Fixity of tenure où la garantie de ne plus être expulsés tant que le fermage est payé et Free sale, c’est-à-dire la possibilité de vendre librement son droit d’occupation du sol. C’est ainsi dans un village qui se trouve au cœur géographique et politique de la contestation irlandaise que surviennent les apparitions et que se développe rapidement le sanctuaire religieux le plus important du pays.



B. Un sanctuaire créé à l’initiative du peuple croyant



Comme ce qui s’est déjà produit à Lourdes en 1858, la nouvelle de l’événement se répand très vite dans les villages voisins. La famille Gordon dont la fille, Delia, est sourde, se rend sur le lieu de l’apparition dix jours plus tard pour y prier. Mme Gordon dépose alors, sur les oreilles de sa fille, du mortier qu’elle a prélevé sur le mur de l’église : la jeune fille recouvre instantanément l’ouïe, ce qui ne fait qu’augmenter la renommée du lieu. Mgr Cavanagh, en charge de la paroisse, se met à tenir un registre des guérisons. En 1880, 600 cas sont déjà enregistrés. Ces guérisons miraculeuses déclarées renforcent l’attrait des croyants et des curieux pour Knock. Le bouche-à-oreille joue un rôle crucial dans l’acquisition de la renommée pour un lieu de pèlerinage (Chevrier, 2016).



Devant la foule des croyants qui se presse à Knock, le processus visant à établir l’authenticité de l’apparition est lancé dès octobre 1879 par l’archevêque diocésain John MacHale qui met en place une commission composée de trois prêtres (le curé de Knock et deux prêtres des villages voisins) qui interrogent les témoins. Au terme de plusieurs séances de délibérations, ils concluent, en 1880, que les témoignages donnés concordent tous et sont « dignes de foi ». Ce n’est pas à proprement parler le caractère surnaturel de l’événement qui est reconnu mais bien la valeur des témoignages donnés. Cette conclusion prudente mais positive encourage le développement du pèlerinage. La foule n’attend pas la reconnaissance officielle ni la mise en place de lieux de cultes plus vastes ou modernes pour venir en pèlerinage. Au contraire, elle les précède. L’Eglise, elle, ne se précipite pas. Ce n’est qu’après un certain temps qui aura permis d’observer les fruits de la dévotion populaire que l’Autorité pourra se prononcer sur l’authenticité (et non la vérité, chaque croyant restant libre de croire ou non dans les apparitions) et le caractère surnaturel des faits. Dans le cas du sanctuaire de Knock, la ferveur populaire ne faiblissant pas et les guérisons avérées étant de plus en plus nombreuses, une seconde commission d’enquête est mise en place en 1935, qui entend sous serment le témoignage des voyants encore en vie et examine les guérisons miraculeuses attribuées à Notre Dame de Knock. Cette commission réitère les conclusions positives de 1880 et aboutit à l’authentification de l’apparition.



Le sanctuaire de Knock est ainsi représentatif d’une caractéristique propre aux grands sanctuaires du monde chrétien : ils sont, à quelques exceptions près, non pas des créations des institutions ecclésiastiques mais le produit d’une logique ascendante. C’est le flux constant des croyants vers un lieu qui pousse les autorités ecclésiastiques à lui attribuer le titre de sanctuaire, à reconnaître la valeur sacrée particulière de l’espace et à valider le pèlerinage.



II. Des pratiques entre tradition et modernité, liées à « l’efficace » du lieu



Le pèlerinage se caractérise par trois éléments fondateurs : « l’existence d’un lieu sacré ou considéré comme tel », « une démarche spéciale pour s’y rendre, ce qui suppose la rupture d’avec son séjour habituel, une distance à franchir et une route à parcourir » et « un certain nombre de rites à remplir et d’actes religieux, individuels ou collectifs avant, pendant, à l’arrivée et au retour de cette démarche » (Chélini, Branthomme, 1982). C’est sur ce dernier point que s’opèrent les différences entre sanctuaires.



A. Les pratiques spatiales des visiteurs : marqueurs de l’inculturation de la religion



Les sanctuaires sont, par excellence, le lieu de ce que la théologie catholique nomme « inculturation » et définit comme le « rapport adéquat entre la foi et toute personne (ou communauté) humaine en situation socioculturelle particulière » (Lacoste, 1998). Ainsi, la foi, universelle dans son contenu, et la culture, particulière à chaque peuple, au lieu d’être deux entités en rapport mais bien distinctes, doivent-elles s’enrichir mutuellement. Ce sont tous les domaines de la culture d’une société qui sont alors innervés par la religion tandis que la culture locale vient métisser les pratiques religieuses. L’inculturation se présente alors « comme une praxis d’ordre liturgique, catéchétique, pastorale, etc. comme un ensemble de démarches concrètes destinées à ce que la foi adhère à la vie » (Lacoste, 1998). C’est donc dans l’espace, le temps et les pratiques que se manifeste cette inculturation et de manière paroxystique dans les lieux de pèlerinage.



Le pèlerinage et les sanctuaires qui y sont associés relèvent de la religiosité populaire, définie comme « une expression de la foi qui bénéficie d’éléments culturels d’un milieu déterminé, en interprétant et en interpellant la sensibilité des participants de façon vive et efficace » (Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, 2003). De ce fait, les pratiques pèlerines sont marquées par des particularismes culturels très visibles.



Le pèlerinage à Knock comprend des pratiques rituelles dérivées de celles des sociétés pré-chrétiennes (cf. document 2a). L’un des usages des pèlerins irlandais est ainsi de prier le chapelet en faisant le tour de l’église des apparitions (cf.document 4), rituel de circumambulation qui se rapporte à celui déjà pratiqué par les Celtes autour des puits sacrés. Plutôt que d’abroger cette pratique traditionnelle, l’Eglise irlandaise l’a intégrée au culte chrétien en en modifiant le sens. Elle fait partie de l’imagerie populaire. Un des textes de Paul Durcan (poète irlandais contemporain) raconte ainsi comment, lorsqu’il s’est cassé la jambe étant enfant, il s’est retrouvé clopinant autour du sanctuaire de Knock sous la pluie (« Hopping round Knock Shrine in the Falling Rain, 1958 », Durcan, 1993) après que sa tante Sarah lui eut affirmé qu’il serait guéri s’il faisait quinze fois le tour de l’église des apparitions en récitant son chapelet. Se retrouve également un rite d’attouchement très similaire à ceux qui existaient dans les lieux de cultes pré-chrétiens : ceux-ci étaient généralement pourvus d’une pierre levée que les croyants touchaient pour obtenir une bénédiction.



A la suite de l’apparition sur le mur de l’église de Knock, les pèlerins sont venus toucher le mur, y frotter des objets voire essayer d’en prélever des fragments. Ce rite d’attouchement revêt une réelle importance aux yeux des pèlerins, tant et si bien que lorsque la nouvelle structure en verre a été mise en place, empêchant l’accès au mur des apparitions, un morceau du pignon a été placé à l’extérieur, pour que les pèlerins puissent toujours y poser leur main, l’embrasser où y frotter des objets (cf. document 2b). Enfin, comme dans un certain nombre de sanctuaires, des fontaines sont également à disposition des pèlerins, pour y recueillir l’eau d’une source locale (cf. document 2c). Parmi les miracles recensés, un certain nombre serait liés, d’après les croyants, à l’usage de cette eau. Cette association de propriétés surnaturelles aux sources jaillissant dans les sites sacrés rappelle, elle aussi, les croyances ancestrales liées aux puits sacrés. Cette survivance et appropriation de pratiques pré-chrétiennes dans le pèlerinage irlandais s’observe d’autant plus que l’Eglise celte primitive était plus ouverte au syncrétisme que ne l’étaient les autres Eglises européennes et a donc bien plus conservé et « baptisé » les sites sacrés anciens et les pratiques qui y étaient associées. 34% des sanctuaires de l’île seraient d’ailleurs des centres religieux pré-chrétiens, contre seulement 5% pour l’ensemble de l’Europe (Nolan, 1983). 



Document 2 : Pratiques rituelles de l’espace au sanctuaire de Knock





(Cliché : M.-H. Chevrier, 17/05/2015)



Toutes ces pratiques rituelles sont des manifestations culturelles et s’accompagnent d’autres particularismes dans les manières de prier et les comportements. De ce fait, les sanctuaires sont de véritables « conservatoires ». Tandis que, dans les sites touristiques, ces particularismes sont la plupart du temps « mis en scène » à travers des reconstitutions, ils sont ici totalement vécus : ces rites religieux ne sont pas une simple reconstitution de rites traditionnels. Pour les fidèles, ils ont toujours une réelle efficacité.



B. L’incarnation du sacré dans l’espace du sanctuaire : Knock, un lieu efficace



L’Irlande a la particularité de compter bien davantage de sanctuaires directement liés à des faits topographiques et paysagers (cf. document 1) et donc fondamentalement localisés que les autres pays européens dont les sanctuaires sont d’abord construits autour d’images ou d’objets sacrés et seulement ensuite associés à un lieu. En 1983, M.L. Nolan dénombre 113 sanctuaires « actifs » en Irlande. Sur ceux-ci, 92% sont « intimement associés à des caractéristiques topographiques ou à des formations végétales » (Nolan, 1983). Dans tous ces lieux, les croyants cherchent le contact physique direct avec ce lieu ou cet objet précis, suivant des rituels particuliers.



Ces pratiques très spécifiques impliquant la relation à l’espace, adaptées au christianisme dans le cas du sanctuaire de Knock, sont à mettre en lien avec un élément primordial dans les lieux de pèlerinage : leur participation à l’efficacité liturgique. Lorsqu’un phénomène surnaturel se produit dans un lieu, ce dernier acquiert, aux yeux des croyants, un caractère saint. Le lieu saint est celui qui « ne suppose pas nécessairement la fréquentation cultuelle et est fréquenté indifféremment par le clerc et le laïc » (Levatois, 2012). Il symbolise l’alliance entre Dieu et les hommes. Ce n’est qu’une fois qu’il a été ensuite consacré par l’institution religieuse et, dans le cas de l’Eglise catholique, par la célébration de la dédicace, qu’il devient un lieu sacré, du fait de l’efficace du rituel de consécration. En théologie, l’efficace consiste dans le fait qu’une parole et un acte produisent réellement un effet et non pas uniquement symboliquement. Il est ainsi question de l’efficacité des sacrements : les paroles et les actes du prêtre sont performatifs et transforment la nature même des personnes, lieux et objets. Ainsi, lorsqu’un espace est consacré, il change de nature et devient réellement un espace sacré. A Knock, après la consécration du lieu, un autel a été construit au pied du mur de l’église des apparitions, permettant la célébration des sacrements à l’endroit exact de l’apparition, lui donnant un caractère canoniquement sacré et rendant Dieu effectivement présent (cf. document 3). 



Document 3 : Installation postérieure à la consécration du lieu de l’apparition : chapelle des apparitions adossée au mur de l’église paroissiale, renfermant un autel et un ensemble statuaire 



 





(Cliché : M.-H. Chevrier, 18/05/2015)



Du fait de cette nature sacrée, l’espace acquiert, aux yeux des croyants une efficace propre, liée à la fois à la hiérophanie, à la consécration et aux pratiques rituelles qui y sont accomplies. Pour les visiteurs, cette distinction entre lieu saint et lieu sacré n’est pas nette, les deux étant généralement amalgamés dans les perceptions et représentations des visiteurs. Pour eux, la sacralité vient du fait même de l’apparition. Ainsi, dans les lieux de pèlerinage, le sacré « ressenti » diffère du sacré « institutionnalisé » et devient plus intense, les visiteurs étant plus prompts à conférer à l’espace et à ses attributs (objets, sources, etc.) des propriétés miraculeuses : étant donné que l’espace est sacré, le fait de l’arpenter (réaliser la circumambulation) ou le toucher permettrait d’obtenir des grâces particulières.



De ce fait, plus que l’aspect historique et architectural du sanctuaire, c’est bien l’expérience vécue dans le lieu qui prime aux yeux des visiteurs. Parmi les champs lexicaux utilisés lorsqu’il leur est demandé de donner les trois mots qui caractérisent le mieux le sanctuaire, dominent celui du ressenti (« enthousiasmant », « émouvant », « réconfort ») et celui de l’atmosphère du lieu (« paisible », « calme »). Vient seulement ensuite le champ lexical du spirituel (Chevrier, 2016). Cette capacité à provoquer des émotions et des effets physiques sur les visiteurs, liée au sacré, fait partie de l’efficace des lieux de pèlerinage qui, elle-même, assure la pérennité des sanctuaires.



C. Un sanctuaire dont la configuration et la gestion sont en constante évolution



Cet attrait, jamais démenti, qu’exerce le sanctuaire de Knock, a des conséquences sur son évolution spatiale. Il doit être adapté à tous les visiteurs, à la fois en termes de capacités d’accueil et en termes humains et théologiques. Le sanctuaire de Knock partage avec tous ceux de l’Eglise catholique le fait d’être à la fois générique (organisation spatiale identique dans tout lieu de culte catholique) et exceptionnel (caractères strictement individuels liés à son histoire particulière). Il partage également avec les autres grands lieux de pèlerinage le fait d’avoir connu une évolution spatiale remarquable et constante. A Knock, un lieu de culte préexistait à l’événement qui a été à l’origine de la fondation du sanctuaire. Une difficulté, cependant, provient du fait que l’apparition a lieu à l’extérieur de l’église. C’est ce mur extérieur qui attire alors les visiteurs, non plus l’intérieur de l’église paroissiale qui devient vite trop exigüe pour accueillir tous les visiteurs. En 1940, un premier oratoire et ensemble statuaire représentant les apparitions sont inaugurés devant le pignon de l’église, en faisant le nouveau centre du sanctuaire et étendant la superficie du lieu de culte. Cette installation cultuelle est complétée en 1949 par un nouveau bâtiment dédié à l’accueil des personnes malades. Le nombre de visiteurs étant toujours en augmentation, des travaux d’agrandissement débutent à la fin des années 1960, sous l’impulsion du Père James Horan (cf. document 4). Sont ainsi créés, autour de la chapelle des apparitions, un hôtel pour les personnes malades (St Joseph’s Rest House), un chemin de croix, un musée et une nouvelle basilique dont la construction commence en 1973 et s’achève en 1976. Elle peut accueillir environ 10 000 personnes, soit autant que la Nouvelle Basilique de Guadalupe à Mexico (lieu de pèlerinage catholique le plus visité au monde), inaugurée la même année. L’aménagement de nouveaux équipements dans le périmètre du sanctuaire de Knock reprend ensuite à la fin des années 1980, avec notamment la construction d’un complexe associant la chapelle de la Réconciliation et un centre d’aide psychologique, en vis-à-vis de la chapelle des apparitions. En une centaine d’années, la petite église paroissiale s’est transformée en un grand centre cultuel rayonnant à l’échelle internationale, dont l’ensemble des infrastructures occupe deux bons tiers de la superficie du noyau villageois.



Le cas de Knock est représentatif de l’évolution que connaissent la majorité des principaux sanctuaires catholiques : ils s’agrandissent avec de nouveaux bâtiments dont l’architecture est en phase avec les canons de l’époque. Cette évolution n’est cependant pas qu’architecturale. Elle concerne également les pratiques des visiteurs, en lien avec les orientations pastorales du sanctuaire qui approfondissent le message propre au lieu. Le sanctuaire de Knock a ainsi choisi de se centrer spécifiquement sur le sacrement de la réconciliation, d’où la création d’une chapelle spécifique dans les années 1980, où des prêtres sont disponibles en permanence pour les 4000 confessions qui sont demandée en moyenne chaque semaine pendant la saison du pèlerinage (Chevrier, 2016). Afin de mettre en adéquation l’évolution des pratiques, la fréquentation toujours importante du lieu et ses orientations pastorales propres, le recteur actuel du sanctuaire a mis sur pied un important programme baptisé « Witness to Hope » (2014-2017) et articulé autour de trois piliers : un axe « renouvellement de la foi » (séminaires et retraites) ; un accent plus important mis sur la promotion du sanctuaire en Irlande et à l’étranger ; et la remise à neuf de la nouvelle basilique (Neary, 2015). Outre les professionnels intervenant pour les aspects techniques et matériels, ce sont aussi les paroissiens qui se mobilisent bénévolement à l’appel du recteur. Ils œuvrent ainsi à l’accueil des visiteurs, à la distribution du matériel promotionnel, etc. Le lieu de pèlerinage, s’il n’a pas suscité un développement urbain conséquent comme cela a été le cas à Fatima et à Lourdes, a néanmoins été le siège d’une transformation nette du village, à la fois spatiale (extension du site du sanctuaire), mais aussi économique (passage d’une économie fondée sur l’agriculture à une autre reposant sur l’accueil des visiteurs).



III. Une valeur sacrée conceptuellement étendue mais spatialement condensée, moteur de développement pour Knock



Le cas du sanctuaire de Knock montre que les lieux de pèlerinage catholiques ne sont pas figés. Leur caractère sacré leur donne, dans un contexte de sécularisation de l’espace et du temps publics, une valeur majorée : ce sont les conservatoires de cette valeur sacrée religieuse qui devient patrimoine. Mais ils demeurent également des lieux de culte actifs pour les croyants et l’exemple du programme « Witness to Hope » montre que les sanctuaires sont aussi des laboratoires permettant de travailler sur l’évolution de la valeur sacrée elle-même qui se détache progressivement du religieux.



Document 4 : Plan du sanctuaire de Knock actuel et de ses différentes infrastructures





A. « Notre Dame de Knock, Reine d’Irlande » : quand le sacré devient laïc



L’Irlande, au XIXe, occupe une place très spéciale à l’échelle mondiale : seul pays catholique de langue anglaise, elle constitue de ce fait une enclave dans l’Empire britannique. Pour beaucoup d’historiens, les communautés irlandaises expatriées auraient alors exercé, dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, une sorte d’impérialisme spirituel dans les pays récepteurs (Roddy, 2016). Il faut cependant bien noter l’aspect transnational qui se joue ici. Certes, les migrants irlandais apportent avec eux leur foi et leurs pratiques catholiques mais les Irlandais de l’étranger ont également une influence non-négligeable sur l’évolution du catholicisme en Irlande, par le biais de fondations, de donations et par les lettres échangées avec les parents restés au pays où s’opère, selon l’expression d’Emmet Larkin une « révolution dévotionnelle » (Larkin, 1972). Celle-ci participe à lier l’identité irlandaise au catholicisme.



L’apparition de Knock vient alors, en 1879, incarner cet attachement des Irlandais à la foi catholique et lui donner un point d’ancrage géographique. Le combat politique qui se joue dans la région de Knock à cette époque autour des questions agraires oppose Irlandais et Anglais. L’apparition de la Vierge aux Irlandais en difficulté a dès lors une coloration politique. Dans la théologie chrétienne, la Mère du Christ vient en aide aux opprimés (figure de Marie Auxiliatrice). L’apparition de Knock met donc, figurativement, Dieu du côté des Irlandais et le lieu devient alors un centre religieux à l’échelle nationale. L’analogie avec Lourdes, couramment reprise par les médias, est tout-à-fait significative. Ces grands sanctuaires (Knock, Lourdes, Fatima, Częstochowa, Guadalupe) deviennent des symboles nationaux. La Vierge Marie devient quant à elle une figure tutélaire pour les Irlandais, d’autant plus que le culte de la Vierge fait partie des pierres d’achoppements de la rupture entre protestants et catholiques et permet donc de se distinguer clairement des Anglais majoritairement anglicans et rattachés au protestantisme. Quelques années après la proclamation de l’Etat libre d’Irlande (1922), le pèlerinage à Knock prend une coloration politique. Le grand pèlerinage de 1929 est l’occasion de célébrer l’indépendance de l’Irlande par des démonstrations de patriotisme, qui culmine plus tard avec la proclamation de Notre Dame de Knock « Reine d’Irlande et Reine de la Paix » durant la seconde guerre mondiale. Ce titre devient effectif avec la cérémonie du couronnement de la statue de Notre Dame de Knock au sanctuaire, le 8 décembre 1954, autorisée par le Pape seulement un an après le couronnement de la Reine Elisabeth II en Grande-Bretagne (juin 1953) et comme en écho à celui-ci (Turner, 2009).



Notre Dame de Knock, Reine d’Irlande est aussi la figure tutélaire à laquelle se rattachent les Irlandais de l’étranger. A la cathédrale St Patrick, à New-York, l’hymne « Our Lady of Knock », composé en 1981, est traditionnellement entonné lors des festivités de la Saint Patrick. Cet hymne est également repris lors de la quasi-totalité des cérémonies de funérailles irlandaises (en Irlande et à l’étranger), marqueur de l’appartenance à la nation irlandaise (Chevrier, 2016). Le musée du sanctuaire ne se contente d’ailleurs pas de relater les apparitions et le développement du pèlerinage, il met en avant la culture irlandaise et la place que tient Knock dans la vie du pays et pour les Irlandais de l’étranger. Cet angle est de plus en plus développé par les autorités du sanctuaire qui renforcent les liens avec la communauté irlandaise aux Etats-Unis en organisant de grands pèlerinages transatlantiques (premiers vols de pèlerinage transatlantiques accueillis à Knock en 2015).



B. Un espace sacré pratiqué différemment par les pèlerins et les visiteurs séculiers



Le sanctuaire de Knock est bien un espace doublement sacré : d’un point de vue religieux mais aussi d’un point de vue laïc car il est devenu un élément de l’iconographie irlandaise (Gottmann, 1952). Preuve en est le mode de prise de connaissance du lieu par les visiteurs : une enquête réalisée en 2015 montre que 74,5% des visiteurs interrogés au sanctuaire en ont découvert l’existence via le bouche-à-oreille, proportion qui monte à 87% si l’on ne prend en compte que les visiteurs Irlandais (Chevrier, 2016). Ce bouche-à-oreille se fait au sein de la famille, de génération en génération et traduit une différence importante entre lieux de pèlerinage et lieux uniquement touristiques : alors que les lieux touristiques sont fortement dépendants du discours médiatique, les sanctuaires peuvent s’en affranchir. Leur fréquentation n’en dépend pas, elle peut simplement s’en trouver augmentée.



La volonté de l’actuel recteur du sanctuaire, clairement affichée dans les objectifs du programme « Witness to Hope » est justement d’assurer la promotion du lieu à l’étranger pour que celui-ci soit fréquenté plus largement. L’accent est mis sur les Etats-Unis, le recteur espérant toucher la jeune génération d’Américains d’ascendance irlandaise. Cette médiatisation n’est pas seulement à destination des catholiques, bien au contraire, et si elle peut se faire aussi largement, c’est en grande partie du fait de la sécularisation des sociétés qui vient renforcer l’attrait pour le sacré (qu’il soit religieux ou laïc). Avec la sécularisation, en effet, les espaces ayant connu une hiérophanie, puis ayant été « officialisés » comme sanctuaires, sont désormais saisis en tant que patrimoine et attirent de ce fait des visiteurs non-croyants. L’arrivée de ce nouveau profil de visiteurs, totalement novices concernant le culte catholique, se traduit dans l’espace par les pratiques des visiteurs d’une part, et par les moyens mis en place pour les accueillir d’autre part (module d’information, personnel et bénévoles disponibles, brochures multilingues).



Les pratiques spatiales des visiteurs varient suivant plusieurs paramètres : la durée de leur séjour dans le lieu de pèlerinage, le fait que leur visite soit individuelle ou collective, ainsi que leur appartenance ou non à l’Eglise catholique (avec des variations selon leur degré d’appartenance) qui détermine leur familiarité avec ce type de lieux. A Knock, les différences de pratiques sont très nettes. Les groupes de touristes ont une vision très limitée de l’espace du sanctuaire : arrivés en car, ils se garent sur le parking jouxtant le sanctuaire et disposent d’entre quinze et trente minutes dans le sanctuaire, n’ayant bénéficié que d’explications très rapides de leur guide. Leur pratique de l’espace est alors guidée par leur regard (cf. document 4) : ils se dirigent en premier lieu vers ce qui est le plus visible, c’est-à-dire la nouvelle basilique dont ils font rapidement le tour et dont ils pensent que c’est le cœur du sanctuaire. Certains se dirigent ensuite vers la chapelle des apparitions toute proche et beaucoup cherchent la boutique pour ramener des médailles, souvenir de leur passage rapide. Tous prennent en photo les édifices qui, à leurs yeux, sont les plus imposants (majoritairement la nouvelle basilique et la chapelle des apparitions). Les touristes venus seuls s’accordent plus de temps pour visiter le lieu (une à deux heures), dont ils ont déjà une connaissance approximative grâce aux guides qu’ils ont lu avant leur visite. Beaucoup se rendent au point d’information pour prendre un plan et demander ce qu’il faut voir. Eux aussi sont généralement d’abord attirés par la nouvelle basilique du fait de son caractère imposant, mais ils prennent ensuite le temps de parcourir l’ensemble de l’espace du sanctuaire, librement, sans chercher à suivre un itinéraire particulier. Passant, comme les groupes de touristes, à la boutique, beaucoup de ces visiteurs prennent également le temps d’allumer une bougie dans le grand brûloir jouxtant l’église paroissiale. Le café-restaurant et le musée jouissent aussi d’un certain succès auprès de ces visiteurs venus le plus souvent par intérêt culturel.



La pratique de l’espace des pèlerins (qu’ils viennent individuellement ou en groupe) est bien distincte de celle des touristes. Ils viennent, très majoritairement, pour une journée entière. Leur itinéraire n’est pas contraint et ils vaquent librement dans tout l’espace du sanctuaire. Cependant, une grande majorité d’entre eux commence par se rendre (plus ou moins brièvement) dans la chapelle des apparitions. Au cours de la journée, la plupart accomplissent les différents rituels (circumambulation autour de la chapelle, passage aux fontaines, réalisation du chemin de croix, prière du rosaire) et bénéficient des sacrements en assistant à une des nombreuses messes célébrées quotidiennement dans les différentes églises et chapelles du site et en allant se confesser. Ils ont une connaissance bien plus fine de l’ensemble des infrastructures du sanctuaire et donnent un sens théologique à leur pratique de l’espace.



Il se produit ainsi une forme de dédoublement de l’espace au sein du sanctuaire, propre aux lieux de pèlerinage patrimonialisés : celui des pèlerins et celui des visiteurs séculiers. Tout l’enjeu, pour les autorités ecclésiastiques, est de réconcilier ces deux espaces pour assurer la cohabitation des différents profils de visiteurs.



C. Un sanctuaire moteur de développement territorial et économique régional



L’arrivée de visiteurs séculiers de plus en plus nombreux dans les lieux de pèlerinage représente une réelle opportunité de développement territorial et économique, bien cernée par les autorités religieuses mais également civiles (Chevrier, 2016). Le sanctuaire de Knock est particulièrement remarquable de ce point de vue car, dès les années 1960, ce potentiel de développement a été bien saisi par les autorités locales.



Durant le demi-siècle qui a suivi l’apparition, aucun réel aménagement n’a été fait autour de l’église paroissiale de Knock. Les pèlerins affluaient mais étaient accueillis dans des conditions précaires, particulièrement difficiles pour les malades. Ce n’est qu’en 1935 que commence à s’organiser le pèlerinage, à l’initiative d’un couple de laïcs, William David et Judy Coyne qui ont été marqués par la gestion des pèlerinages et de l’hospitalité lors de leur pèlerinage à Lourdes. Ils entendent structurer le sanctuaire de Knock sur le modèle de Lourdes, avec la volonté d’en faire un moteur de développement pour la région et, malgré la réticence initiale des autorités ecclésiastiques, fondent en 1935 la Knock Shrine Society. Cette association d’hospitaliers prenant soin des personnes malades durant leur pèlerinage impulse la création d’infrastructures adaptées au sein du sanctuaire, ce qui permet une augmentation de la fréquentation du lieu. Les villageois se mobilisent également, se reconvertissant en hôteliers (système Bed & Breakfast largement dominant), restaurateurs, fleuristes, petits commerçants. Plus de 70 petites affaires locales sont ouvertes. De leur côté, les autorités civiles agissent également : elles réalisent des travaux d’élargissement des rues du villages et des routes qui y mènent et construisent un petit centre commercial et un nouveau parking (Shackley, 2006).



Conscient de l’importance symbolique prise par le sanctuaire au niveau national et international, le Père James Horan, recteur du sanctuaire à partir de 1967, veut en faire un moteur du développement économique régional. Cet intérêt porté au territoire local, et non seulement au sanctuaire, de la part des autorités ecclésiastiques est relativement unique. Non content d’avoir restauré de fond en comble le sanctuaire, le P. Horan souhaite faire du sanctuaire un atout économique pour la région. Cette partie du pays était en effet en difficulté, notamment du fait de sa mauvaise desserte par les infrastructures de transport. Le recteur du sanctuaire, très en lien avec les autorités civiles, propose donc la construction d’un aéroport à une vingtaine de kilomètres du village, arguant de l’importance du flux de pèlerins nationaux et internationaux. L’aéroport international de Knock – Irlande Ouest est inauguré en 1985, avec trois vols directs d’Aer Lingus (compagnie nationale irlandaise) pour Rome. L’aéroport est désormais le 4ème du pays, avec 750 000 passagers par an et le recteur du sanctuaire ainsi que l’archevêque de Tuam font partie de son conseil d’administration. Les autorités ecclésiastiques entretiennent des liens importants avec les autorités civiles de Knock et de la région, le religieux et le civil fonctionnant en bonne harmonie. La sécularisation n’a pas remis en cause cette entente. Au contraire, elle renforce la coopération, nécessaire pour accueillir les nouveaux visiteurs séculiers qui participent à l’économie de la région. Des événements internationaux organisés par le sanctuaire telles que les visites pontificales sont de formidables opportunités économiques pour toute l’Irlande de l’Ouest. La venue du Pape François en août 2018 a ainsi attiré 45 000 visiteurs en une seule journée mais également mis le sanctuaire sur le devant de la scène médiatique dans le monde entier, suscitant l’intérêt d’organisateurs de pèlerinages et d’opérateurs touristiques.



Conclusion



Le sanctuaire de Knock est un cas exemplaire des plus grands lieux de pèlerinage catholiques. Développé suite à une hiérophanie très particulière, il a tout de suite été reconnu comme un site sacré par la population et fréquenté pour cette raison, entraînant sa reconnaissance officielle par les autorités de l’Eglise. La valeur sacrée est mise en scène dans l’espace du sanctuaire, à travers la statuaire reproduisant l’apparition, mais aussi à travers les constructions d’édifices religieux parfois spectaculaires qui ont accompagné l’extension du pèlerinage. Cette valeur sacrée est également mise en scène par les visiteurs eux-mêmes, dans leur manière de parcourir l’espace selon certains rites. Au fil des années, Knock a intégré l’iconographie irlandaise, au point que la valeur sacrée n’est plus seulement religieuse mais a en outre une composante laïque. Knock est un des symboles de l’Irlande, ce qui permet au sanctuaire de s’intégrer dans le contexte de sécularisation de la société. Il devient, comme les autres grands lieux de pèlerinage, un conservatoire du sacré, d’autant plus valorisé que ce sacré s’efface de l’espace public. Il est aussi un conservatoire de l’identité irlandaise. En tant que tel, il est alors patrimonialisé et attire désormais des visiteurs non-croyants, qui se singularisent par leurs pratiques spatiales au sein du sanctuaire. Les lieux de pèlerinage tels que Knock deviennent ainsi des observatoires de la sécularisation de la société.



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