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N°16 mai 2020 : Géographie historique des grands sites de pèlerinage dans le monde :

Angkor, centre de pèlerinage national et site touristique d’envergure internationale : Vers une fragmentation de l’espace entre pèlerins et touristes ?

Sébastien Preuil


Par Sébastien Preuil (Docteur en géographie, membre associé du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine)



Résumé : Angkor correspond aux anciennes capitales de l’empire khmer qui se sont succédé au nord-ouest du Cambodge actuel entre le VIIIe et le XVe siècle. Abandonné à la suite de son saccage par les Siamois en 1431, seuls les temples en pierre ont subsisté jusqu’à nos jours, l’ensemble des bâtiments profanes qui étaient en matériaux végétaux ayant disparu depuis des siècles sous l’effet combiné du climat tropical et de la végétation particulièrement envahissante sous ces latitudes. Aujourd’hui si Angkor n’est plus le grand centre urbain qu’il a été, les Khmers y viennent nombreux pour s’y recueillir et y prier, ce qui l’apparente à un lieu de pèlerinage mais également à un espace de mémoire où l’on vient se commémorer la grande civilisation Angkorienne. Mais Angkor n’est pas comme Lourdes en France ou La Mecque en Arabie Saoudite, lieux saints qui n’accueillent dans l’ensemble que des croyants. A la différence de ces deux sanctuaires exclusivement réservés à la prière et au recueillement, Angkor est également un site touristique majeur qui attire chaque année plusieurs millions de visiteurs étrangers. Or nous avons observé au cours de nos recherches doctorales sur le parc d’Angkor une très nette fragmentation de l’espace. Nombreux sont les lieux dédiés aux touristes alors que d’autres, plus intimistes, ne semblent être réservés qu’aux Khmers. Certains espaces sont cependant mixtes à l’image d’Angkor Wat où touristes et pèlerins se mélangent davantage. Nous faisons ici une très nette distinction entre tourisme et pèlerinage, mais le pèlerin par la seule action de se déplacer n’est-il pas lui aussi un touriste ? Les descendants d’Angkor qui se rendent dans les temples se considèrent-ils comme des touristes ? Alors que la recherche en tourisme met plus souvent en avant les heurts entre touristes/populations résidentes (Delaplace et Simon 2017 ; Preuil 2011), pour cette étude sur le parc archéologique d’Angkor nous avons davantage analysé les conflits liés aux différents usages de l’espace entre touristes et pèlerins.



Mots clés : Pèlerinage, tourisme, Cambodge, Angkor, Bouddhisme, syncrétisme, identité.



Abstract: Angkor corresponds to the ancient capitals of the Khmer empire located in the northwest of actual Cambodia between the 8th ans 16th centuries. Abandoned following the sack of the city by the Siamese in 1453, only the stone temples have arrived to the present day, the rest of the buildings which were made with plan materials having disappeared under the combined effect of tropical climate and particularly invasive vegetation in these latitudes. Today, if Angkor is no more the great urban center that it used to be, many Khmers people come there to meditate and pray there. Angkor is thus a place of pilgrimage but also a place of memory where people come to commemorate the great Angkorian civilization. But Angkor is not like Lourdes in France or Mecca in Saudi Arabia, holy places which welcome only believers. Unlike these two places exclusively reserved for prayer and meditation, Angkor is also a major tourist site which attracts several million foreign visitors each year. However, we observed during our doctoral research on Angkor Park that there is a very clear fragmentation of space. Some places are dedicated to tourism while others seem to be reserved only for Khmer people. Some spaces are however mixed where tourists and pilgrims mix more. We make a very clear distinction here between tourism and pilgrimage, but the pilgrim by the action of moving is not also a tourist? Cambodians from other provinces of the country who go to Angkor consider themselves tourists? While tourism research studies the clashes between tourists / resident populations (Delaplace and Simon 2017; Preuil 2011), for this study on the Angkor archaeological park we have this time analyzed the conflicts in the use of space between tourists and pilgrims.



Keywords: Pilgrimage, tourism, Angkor, Buddhism, syncretism, identity



I. Un pèlerin est-il un touriste ?



Un pèlerin est-il un touriste ? Alors que les grandes institutions internationales à l’instar de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) considèrent qu’un pèlerinage est l’une des formes que peut prendre l’activité touristique, pour les principaux intéressés cela ne semble pas être le cas. Pour une certaine catégorie de pèlerins, le pèlerinage est synonyme de pénitence et d’efforts, parfois même de voyage sans retour, alors que le tourisme est trop connoté loisirs et repos.



A. Le pèlerinage : une démarche que réalise un fidèle vers un lieu saint, commune à l’ensemble des grandes religions mais toutefois un peu moins prononcée chez les bouddhistes



Qu’est-ce qu’un pèlerinage, et surtout de l’Europe à l’Asie, cette volonté de se déplacer à des fins spirituelles et religieuses a-t-elle la même symbolique en fonction que l’on soit chrétien, musulman, bouddhiste ou hindouiste ?  Dans l’Europe médiévale, le mot « pèlerinage » était déjà utilisé pour désigner ces grands périples aux caractères religieux qui faisaient toujours plus d’adeptes en ces temps incertains. Voyager au Moyen Âge n’était en effet pas sans danger (Szabŏ, 2007). Les routes terrestres et maritimes étaient semées d'embûches (attaques de pillards, épidémies, famines, tempêtes, guerres, etc.), et la plupart des pèlerins prenaient la précaution de faire leur testament avant d'entreprendre le périlleux chemin. Ayant une origine latine, le mot pèlerinage se retrouve étymologiquement dans toutes les langues européennes et correspond pour les catholiques par exemple à une démarche personnelle ou collective que font les fidèles vers un lieu saint pour des motivations religieuses ou un esprit de foi (Conférence des évêques de France). La valeur spirituelle du voyage en lui-même et du but à atteindre – qui n’est pas toujours un sanctuaire – ont une intensité variable en fonction du statut, de la personnalité, de la piété des pèlerins (Amalvi, 2016).  



Dans des contrées plus lointaines à l’image de l’Asie, ce mot à consonante latine n’existe pas en tant que tel. En revanche en Inde mais également dans les régions ayant subi l’influence culturelle du sous-continent, le mot qui se rapprocherait le plus de pèlerinage est « padyatra ». Composé de deux mots sanskrits, pad et yatra, il désigne un voyage ou un pèlerinage à pied. Le mot pad en sanscrit se reconnaît dans ses versions latines, ped et pod, ainsi que dans tous les mots français qui utilisent ce suffixe, comme pédestre. Effectuer un yatra jusqu’aux lieux sacrés de l’hindouisme et du bouddhisme, dans les hauteurs de l’Himalaya par exemple est une manière de manifester sa dévotion. Les inconforts et les épreuves d’un tel voyage à pied sont autant de preuves de la foi du pèlerin (Kamdar, 2011). Cependant, par sa doctrine même, le bouddhisme originel, dont la branche du Theravāda est l’héritière, est, à la base, moins porté à se manifester par des pèlerinages : le monde n’est qu’illusion, et l’illumination s’obtient plus par la méditation et une vie spirituelle intériorisée que par des signes extérieurs de piété. Cela explique pourquoi les lieux où vécut Bouddha à l’image de Lumpini au Népal ou Bodh-Gayâ et Sarnath en Inde ne font pas l’objet de grands rassemblements comme on peut l’observer à La Mecque pour les musulmans par exemple. 



Document 1 : En dehors de pèlerinages ponctuels, Bodnath pourtant le sanctuaire bouddhique le plus sacré de Katmandou n’attire pas une foule de dévots (Preuil/2008)





Cependant, le bouddhisme du Grand Véhicule (Mahāyāna) pratiqué en Chine, au Viêt Nam, en Corée et au Japon, mais surtout le bouddhisme tibétain, népalais et mongol du Véhicule du Diamant (Vajrayāna), partageant les valeurs tantriques de l’hindouisme, ont repris à leur compte le besoin de ferveur populaire négligé par le bouddhisme originel. En 2009 fut ainsi entrepris dans l’Himalaya le Pad Yatra de Manali A Hemis. Durant 45 jours de marche, 700 disciples de la lignée Drukpa (représentant de la philosophie bouddhiste Mahāyāna) accompagné de leur chef spirituel, le Gyalwang Drukpa, ont parcouru plus de 400 km afin de rendre hommage aux grands maîtres du passé. Hormis dans les lieux traversés par Bouddha, les pèlerinages et sanctuaires bouddhiques n’attirent que des dévots associés à des écoles, des courants bien spécifiques. Les bouddhistes cambodgiens ou birmans dévoués à la branche Theravāda ne se rendent pas par exemple en pèlerinage au mont Emei Shan, l’une des quatre montagnes sacrées bouddhiques de Chine.



Ce pèlerinage est associé à Puxian, un bodhisattva symbole de l’altruisme. Souvent représenté monté sur un éléphant blanc à six défenses, il est seulement vénéré par les adeptes du Mahāyāna et de la tradition Nyingmapa du bouddhisme tibétain. Le Mahāyāna et le Vajrayāna ont cette particularité de développer l’aspect surnaturel du Bouddha qui est entouré de bodhisattvas ou futurs bouddhas. Ces derniers renoncent à leur propre nirvana pour pratiquer au plus haut degré la vertu de don et conduire à la délivrance de tous les êtres. A la croyance au Nirvâna, préconisée par le Hīnayāna, les mahāyānistes ajoutent une suite infinie de Paradis, « Terres pures » où les âmes renaissent selon les mérites (Coral-Rémusat dans Glaize, 1944). Les dévots du bouddhisme Theravāda (le Petit Véhicule) qui se pratique au Sri Lanka, en Birmanie, au Laos, en Thaïlande et au Cambodge soupçonnés par les mahāyānistes de ne chercher que le salut individuel, ont cependant fini par assimiler cette notion de pèlerinage mais pour y vénérer d’autres divinités ou esprits ancestraux  auxquels ils aiment rendre des cultes. Aussi les grands sanctuaires du bouddhisme Theravāda en Asie du Sud-est font-ils les objets de fêtes ou de pèlerinages dans lesquels la part du bouddhisme n’est pas toujours claire : en Birmanie par exemple, le culte de ces esprits que sont les nats attire au moins autant plus les visiteurs dans les grandes pagodes à l’instar de la Shwedagon de Yangon que le Bouddha lui-même. Certains pèlerinages sont même exclusivement consacrés à ces seuls nats (cf. document 2). 



Document 2 : Le sanctuaire du mont Popa est l’un des sites de pèlerinage parmi les plus populaires de Birmanie. L’on y vient de très loin pour y vénérer les trente-sept grands nats du pays (Preuil/2008)





B. Pèlerinage vs tourisme



Un pèlerin est-il un touriste ? Si certains chercheurs et institutions se posent la question (Rey et UQAM, 2011), chez les pèlerins eux-mêmes, on tend à observer une certaine objection à être associé à un touriste. Pourtant, selon la définition du tourisme élaborée par l’ONU, cette activité englobe tout voyage dont le motif importe peu (affaires, religieux, vacances, santé, etc.) et qui se déroule hors du domicile habituel pour au moins une nuit et au plus tard un an. Si l’on s’en tient à cette seule définition, un pèlerin qui part généralement hors de son domicile personnel plus d’une nuit et pour un motif religieux est donc un touriste. Pourtant contrairement au mot pèlerinage, le terme tourisme est plus récent et est surtout connoté « loisirs » (Wackerman, 1994 ; Pronovoat, 2008). Emprunté de l’anglais tourism, le mot tourisme est dérivé de « grand tour », qui désignait au XIXsiècle le voyage initiatique à travers l’Europe de jeunes aristocrates britanniques pour parfaire leur éducation (Wagner, 2007).



Peu à peu le mot tourisme est devenu un terme générique pour désigner toutes formes de voyages de plus d’une journée, y compris les pèlerinages. Valene L. Smith différencie toutefois deux types de pèlerins, les uns associés à l’activité touristique et les autres pas. L’anthropologue distingue ainsi les « pèlerins touristes » qui sont des croyants mais qui ne se déplacent pas pour le seul motif religieux et les « pèlerins pieux » qui partent en pèlerinage uniquement motivés par l’aspect sacré ou spirituel du lieu (Smith, 1992).  Le hajj à la Mecque, l’un des cinq piliers de l’Islam, est par exemple un devoir pour les musulmans pratiquants. Quant à Vanarasi, la ville sainte indienne est considérée comme le lieu ultime pour y mourir (Galey, 2012), ce qui finalement sous-entend un voyage sans retour. Après l’âge de 65 ans, de nombreuses personnes âgées quittent leur famille pour venir en ce lieu de pèlerinage en espérant y rendre leur dernier souffle. Les hindous pensent que si une personne décède dans la ville sainte, elle est automatiquement libérée du cycle des réincarnations. Ainsi, un pèlerin, qu’il soit bouddhiste, hindouiste, chrétien ou encore musulman ne se considère pas généralement comme un touriste car cette activité renvoie presque systématiquement à la villégiature, au repos ou à la découverte.



Or, partir en pèlerinage n’est pas cela, en tout cas pour le pèlerin pieux qui se définira davantage comme un voyageur plutôt qu’un touriste. Le pèlerinage a pendant des siècles été assimilé à un devoir et à un long voyage qui était dangereux et dont on ne pouvait pas toujours revenir (Szabŏ, 2007 ; Deluz, 2007).  Et si de nos jours les conditions pour mener son pèlerinage sont moins périlleuses qu’autrefois et que les modes de déplacement ou d’hébergement sont souvent similaires à ceux utilisés par un touriste plus « classique », un pèlerin pieux associera son périple à un devoir, une preuve de sa foi, à de l’effort et de la pénitence à l’image du pèlerinage à pied vers la ville de Compostelle ou le Pad Yatra de Manali A Hemis. Cependant, les individus parcourant les chemins de Saint-Jacques où réalisant l’ascension de mont Emei ne sont pas tous des pèlerins ou des croyants. Certains choisissent ce mode de déplacement uniquement à des fins profanes (randonnées, défis sportifs, découverte de la nature et du patrimoine etc.).



II. Angkor site de piété populaire et géo-symbole



Alors que cela n’était pas le cas au temps de la grande civilisation, Angkor est aujourd’hui un haut lieu de piété populaire au Cambodge. Mais plus que pour Bouddha, on y vient pour vénérer les génies fonciers et autres esprits ancestraux.  En outre, plus de six siècles après l’abandon de la capitale par le roi et ses sujets, Angkor est devenu pour des millions de Khmers une véritable icône, rappelant une gloire révolue souvent imaginée sous la forme d’une civilisation Angkorienne idéale et fondatrice de l’identité nationale cambodgienne. 



A. Des temples qui ne faisaient pas l’unanimité auprès de la population au temps de la civilisation Angkorienne



A l’apogée de la grande civilisation khmère, Angkor n’était pas un lieu de pèlerinage, mais l’un des plus vastes centres urbains de la planète et le centre névralgique d’un empire s’étendant jusqu’aux confins de l’actuel Myanmar.



Si le commun des mortels y vivait et faisait des affaires comme dans n’importe quelle grande ville du monde à cette époque, les temples à l’inverse de nos cathédrales médiévales en Europe n’étaient pas destinés au peuple. Œuvres personnelles des rois se considérant comme des intermédiaires entre les hommes et les cieux, Angkor Wat ou le Prè Rup étaient des structures architecturales religieuses typiquement hindoues destinées, dans l’esprit de leurs auteurs, à affirmer la puissance royale qui était à la fois religieuse et politique. Selon l’indologue Sylvain Levy, le brahmanisme, culte originaire de l’Inde, séduisait davantage les milieux aristocratiques en tant que manifestation d’une culture élégante et raffinée mais ne pénétrait pas profondément les masses (Levy dans Goloubew, 1935). 



Ainsi, lorsque la foule était admise dans les temples, elle y venait bien moins pour adorer tel ou tel dieu du panthéon hindou que pour se prosterner devant son roi et ses princes dûment divinisés (Glaise, 1944). Pour la plupart des sujets de l’empire khmer, ces réalisations grandioses qu’étaient les temples devaient être synonymes de labeur. Leur édification prenant de nombreuses années accaparait le temps et la force du peuple qui payait déjà d’écrasants impôts et participait aux efforts de guerre. En abandonnant l’hindouisme au profit du bouddhisme Mahāyāna, le roi Jayavarman VII (1181-1218) change la donne via le passage du culte du dieu-roi devarāja à celui du souverain bodhisattva. Les constructions monumentales pour honorer la mémoire des monarques firent place à des bibliothèques, des monastères et autres projets d’intérêt public. 



Si à la mort de Jayavarman VII, les prochains rois privilégient à nouveau l’hindouisme, l’attachement du bouddhisme parmi le peuple était déjà amorcé : conversion liée peut-être à un mouvement d'émancipation vis-à-vis d'un état de semi-servitude résultant de la nature des travaux nécessaire pour la mise en place et la maintenance du système hydraulique (Groslier, 1979). En 1336, le dernier roi hindouiste d’Angkor et persécuteur du bouddhisme est assassiné par un certain Ta Chay, homme issu du peuple qui prend sa place sur le trône. De ce fait historique naîtra une légende connue sous le nom de Ta Trasak Paem : « grand-père aux concombres doux » : 



« Un pauvre cultivateur samré du nom de Pou avait reçu le don de faire pousser de succulents concombres sucrés dont le roi s’était assuré l’exclusivité. Pris d’une fringale nocturne, le monarque s’en fut chercher l’objet de sa passion dans le potager et périt sous la lance du fidèle Pou qui croyait avoir à faire à un voleur. Le roi étant sans descendance, c’est Pou qui lui succéda après qu’il eut été choisi par l’éléphant de la victoire ».



Le récit légendaire cité ci-dessus semble symboliser la profonde mutation culturelle du pays qu’Achille Dauphin-Meunier (1968) dénomme la Révolution du XIVe siècle. Il s’agit de l’avènement définitif du bouddhisme au détriment de l’hindouisme qui va connaitre un déclin rapide. Le roi, jusque-là d’essence divine, devient un simple mortel qui doit son trône aux vertus accumulées dans ses existences. Le but pour les habitants n’est plus de construire des temples montagnes leur faisant gagner la faveur et la protection des dieux, mais de suivre la conduite vertueuse de leur roi pour espérer atteindre la plénitude (Crouzatier, 2014). Le bouddhisme Hīnayāna devient le culte officiel et le pâli remplace le sanskrit comme langue sacrée. D'après Charles Meyer (1971), le bouddhisme Theravāda, qui s'est imposé au Cambodge au début du XIVe, a apporté au peuple cambodgien épuisé par d'interminables guerres, une justification à sa lassitude et à une sorte de renoncement collectif à la grandeur. Il s'agit moins d'une école de pensée que d'une organisation monastique, avec ses règles strictes, définissant un certain mode de vie. Quant au temple d’Angkor Wat auparavant dédié à Vishnou il fut adapté au culte bouddhiste via un remaniement notable du sanctuaire central. Mais la fin d’Angkor était déjà toute proche.



Les siamois profitèrent de l'affaiblissement de son voisin khmer pour envahir Angkor une première fois en 1351. Angkor Wat restera un site de piété populaire bouddhiste même après la chute de l’empire, lorsque les rois délaisseront Angkor et ses temples pour s’installer plus au sud, au-delà du lac Tonlé Sap, dans leur nouvelle capitale Oudong. Contrairement aux idées reçues de « cité perdue » véhiculées par les récits européens d’exploration (Mouhot, 1863), Angkor n’a jamais été oublié par les Khmers et Angkor Wat n’eut pas vraiment à subir les affres du temps et de la végétation car le temple fut entretenu continuellement par les populations locales qui vivaient toujours dans les environs. Au XVIIe siècle, Angkor devint un important centre bouddhique en Asie du Sud-est. Des études récentes sur les graffitis et poèmes gravés sur les murs d’Angkor Wat témoignent de la venue de voyageurs chinois au début de la dynastie Qing. Il fut retrouvé également sur les murs et les piliers de la galerie du Preah Poan, des calligraphies japonaises où l’on apprend qu’un certain Morimoto Kazufusa Ukondaiyū était venu en ce lieu en 1632. Il aurait offert quatre statues bouddhiques pour demander la protection du Bouddha pour son père et pour le salut de sa mère défunte (Abdoul-Carime, 2010).



D’autres documents sous-entendent que des pèlerins japonais sont venus à Angkor Wat, persuadés de se recueillir au monastère de Jetanava, haut lieu de la vie du Bouddha en Inde et décrit dans de vieux texte chinois. Le sous-continent est alors lointain et mal connu des milieux bouddhiques japonais pour que circule parmi eux l’idée que Magadha, berceau du bouddhisme, se trouve quelque part vers le Siam ou le Cambodge (Dagens, 1989). Cela ne sera toutefois qu’au cours du XIXe  siècle, plus particulièrement sous le règne du roi Ang Duong en 1850, qu’Angkor Wat évoluera en un grand site de pèlerinage national et populaire en plus de devenir le symbole identitaire de la nation khmère contemporaine. Les Khmers devront toutefois attendre les travaux des archéologues du protectorat français à la fin du XIXe  siècle pour se réapproprier l’ensemble de l’héritage Angkorien jadis en ruine et noyé sous la végétation (Crouzatier, 2014).



B. Des pèlerinages célébrant un syncrétisme plus qu’une religion particulière



Les temples d’Angkor sont devenus de nos jours l’inverse de ce qu’ils représentaient au temps de la grande civilisation, à savoir des espaces de cultes réservés à une élite. Longtemps interdits d’accès au peuple lors de la période dite Angkorienne, certains temples ont été progressivement réinvestis, devenant des espaces de piété populaire où l’on vient « faire des mérites » (thvoeu bon) et autres demandes auprès de Bouddha, mais également aux divinités hindoues et aux génies fonciers. 



Au Cambodge au temps de la civilisation Angkorienne, les rites animistes forts anciens, ont toujours subsisté parallèlement aux deux religions officielles, le bouddhisme et l’hindouisme. C’est encore le cas aujourd’hui où le Bouddha côtoie sans animosité Shiva, Vishnou ou encore Brahma, tout en acceptant les Neak Ta, ces innombrables génies qui jouent un rôle prépondérant dans la vie quotidienne des Khmers. Ainsi à titre d’exemple, dans l’une des chapelles d’Angkor Wat, les dévots viennent nombreux pour y vénérer une statue que les spécialistes associent aussi bien à Vishnou que Lokeshvara, le bodhisattva de la compassion (Larousse, 2013). Les Khmers voient davantage dans cette statue la représentation du génie Ta Reach, figure mystique qui règne sur les ancêtres et les esprits. Elle est le cœur de la vie spirituelle et sociale des communautés qui vivent autour de ce temple et même au-delà (Ros, 2013). Les fidèles y apportent ainsi des offrandes (billets de banque, poulets, cigarettes, alcools, bananes, oranges, jus de fruits) afin de remercier la divinité foncière de la bonne fortune accordée après la visite de l’année précédente. 



D’autres viennent à Angkor lors d’évènements particuliers à l’instar de la fête des morts. Cette dernière appelée Pchum Ben, est un temps fort parmi les plus importants de l’année au Cambodge. Pendant quinze jours, entre la mi-septembre et la mi-octobre, lorsque la lune décroît et que le ciel est obscurci par les nuages de la mousson, les Khmers pensent que Yama le roi des enfers libère les âmes des morts pour qu’elles se mêlent à nouveau aux vivants. Si ces esprits ne trouvent pas leur part d’offrandes après avoir cherché dans au moins sept pagodes, ils maudiront leur famille. La tradition veut que l’on se rende dans sept pagodes pour déposer à ses ancêtres par le biais des moines, des gâteaux de riz gluants, des produits d’hygiène ou des fleurs de jasmin. Nous voyons bien à travers ces quelques exemples qu’Angkor n’est pas un haut lieu de pèlerinage bouddhique. La doctrine du bouddhisme originel dont est issu le bouddhisme Theravāda cambodgien ne favorise pas cette idée de se rendre sur un lieu pour y demander grâce et l’on sollicitera rarement la bonne fortune à Bouddha qui mena dans la deuxième moitié de son existence une vie d’ascèse. Les statues de Bouddha reçoivent ainsi des offrandes sobres contrairement aux génies et autres esprits qui s’accommodent très bien de cadeaux bien plus festifs. 



C. Angkor : un géo-symbole



Au cours de nos recherches au Cambodge de 2007 à 2014, nous avons souvent conversé avec de nombreux Khmers en visite à Angkor sur leurs rapports avec le tourisme. Ces derniers nous ont fait comprendre unanimement qu’ils ne se considéraient pas, ou n’associaient pas les Cambodgiens séjournant quelques jours dans la région à des touristes, cela pour plusieurs raisons :



·       Parce qu’ils sont toujours dans leur propre pays. La quasi-totalité des individus interrogés estiment qu’un Khmer ne peut pas être un touriste au Cambodge hormis les expatriés ayant fait leur vie à l’étranger. 



·       Les Khmers associent systématiquement un touriste à un étranger ayant les moyens de se rendre dans d’autres pays uniquement pour du loisir. 



·       Parce que pour les Khmers venir à Angkor n’est justement pour un acte assimilé à du loisir/tourisme. On y vient par devoir, pour y prier, pour demander des faveurs aux esprits, se retrouver (cf. document 3).



Document 3 : Un pèlerinage à Angkor est l’occasion de se retrouver entre Khmers, qu’importe son origine sociale (Preuil/2011)





Ainsi, dire à un Khmer en visite à Angkor qu’il est lui aussi un touriste, c’est prendre le risque de le froisser car une visite à Angkor a une signification bien plus profonde qu’il n’y paraît et est associée davantage à un devoir et absolument pas un acte de loisir quelconque. Des siècles après l’abandon du site par le roi et ses sujets, Angkor est devenu pour des millions de Khmers une véritable icône, rappelant une gloire révolue souvent imaginée sous la forme d’une civilisation Angkorienne idéale et fondatrice de l’identité nationale cambodgienne. Le charme hypnotique d’Angkor Wat comme un symbole sacré unifiant les Khmers dans le temps et l’espace (Edward, 2007) tend ainsi à faire oublier les aspects profondément hiérarchiques d’une société dans laquelle, comme d’autres civilisations influencées par l’hindouisme, la population se devait d’être dévouée à l’élite. Le temps passant, mais aussi via l’élaboration progressive du site archéologique en monument culturel, le souvenir d’Angkor où les rois et l’élite assujettissaient la population s’est estompé, laissant place à la seule évocation de prestige et de la domination de l’empire sur une partie de l’Asie du Sud-est. 



La place qu’occupe aujourd’hui Angkor dans l’imaginaire national cambodgien est ainsi le résultat d’une succession d’opérations où se croisent en particulier les registres esthétiques du colonialisme extrême-oriental et l’instrumentalisation idéologique nationaliste postcoloniale (Preuil, 2015). Des manuels scolaires jusqu’au préambule de la constitution du Royaume du Cambodge de 1993 (« Nous peuple khmer réveillés pour nous unir et protéger la prestigieuse et merveilleuse civilisation d’Angkor »), l’image de la civilisation Angkorienne est intimement associée à l’édification du pays. La civilisation khmère, dont Angkor demeure le symbole et le témoin d’une période historique faste, s’y présente comme un motif de fierté nationale souvent exacerbée, qui déteint volontiers sur les discours institutionnels. En outre, dans un pays marqué par des blessures et des bouleversements (colonisation, régime des khmers rouges, invasion/libération vietnamienne, retour au capitalisme), le glorieux passé de la capitale déchue représente un élément majeur d’ancrage historique et de continuité culturelle, par-delà les traumatismes et la violence des décennies passées. 



Aujourd’hui encore, en l’absence d’autre repère d’importance, Angkor et ses temples jouent un rôle fondamental dans l’entreprise de reconstruction culturelle du pays engagée depuis la fin du traumatisme khmer rouge (Winter, 2007). Angkor est donc bien plus qu’un lieu de piété populaire : il trône au centre de l’espace culturel khmer et du Srok khmer : le pays khmer (Procheasas, 2005). Les temples d’Angkor Wat et du Bayon ne représentent pas seulement un groupe de monuments, mais sont le cœur d’un territoire que l’on peut associer à un « géosymbole », c'est-à-dire un lieu, un itinéraire ou une étendue qui, pour des raisons religieuses, politiques ou culturelles acquièrent une dimension symbolique jugée indispensable à leur existence et leur identité par certains peuples et groupes ethniques (Bonnemaison, 1981).



Marqueur spatial, signe disposé dans l’espace, le géosymbole rend indissociable le territoire et les valeurs qu’il est censé incarner, refléter et contribuer à forger (Bonnemaison, 2000). Véritable emblème, Il n’est donc pas étonnant que l’image d’Angkor soit tant ancrée dans le quotidien des Khmers : dans tout le royaume, hôtels, restaurants, magasins, chaînes de télévision et autres entreprises sont baptisés du nom d’un temple ou d’un souverain angkorien. La puissance iconique du temple d’Angkor Wat et dans une moindre mesure du Bayon se manifeste tout autant par leur usage visuel sur des produits de consommation tels des cannettes de bière, cigarettes ou bouteilles d’eau, que sur le drapeau du pays, par ailleurs le seul étendard national au monde représentant un monument. 



Un Khmer ne vient pas à Angkor seulement pour y prier et rendre hommage aux esprits, mais aussi pour se remémorer la gloire passée d’une civilisation parmi les plus brillantes de la région. Un pèlerinage n’a pas qu’une seule vocation religieuse. Il touche aussi à la sacralité d’un lieu, d’un objet, et Angkor correspond à ce que les Khmers ont de plus sacré sur le plan culturel et historique.  En cela on peut associer la visite des temples d’Angkor par les Khmers à du tourisme de mémoire où l’aspect purement divertissant passe ici au second plan (Crahay, 2014). On cherche alors davantage à mettre en avant le patrimoine historique du lieu, en particulier lorsque le site en question a été marqué par un évènement d’importance en ce qu'il peut être fondateur ou potentiellement douloureux. Les khmers ne se considérant pas comme des touristes, il est plus juste d’évoquer ici un pèlerinage mémoriel, car venir à Angkor est à la fois retrouver ses racines et la trace d’un glorieux passé tout en se recueillant auprès des divinités et esprits dans et aux abords des temples. 



Ainsi, le nouvel an Khmer (Tchaul tcham thmey), le jour de Bouddha (Visak Bochea) ou le festival de l’eau (Bom Om Touk) sont autant d’occasions de se rendre à Angkor, lieu de ressourcement spirituel où toute personne revendiquant son origine khmère doit se rendre au moins une fois dans sa vie. Outre le fait de se recueillir, de déposer des offrandes aux divinités dans les temples ou de consulter des diseurs de bonnes aventures et autres guérisseurs (cf. document 7), venir à Angkor permet de se rassembler et de participer à de grands pique-niques organisés pour l’occasion qui, dans une société aux fortes disparités sociales, voient alors les plus riches côtoyer les plus pauvres (cf. document 3). Ces expériences simultanément religieuses, mémorielles et festives donnent la mesure de la signification sociale du site d’Angkor aux yeux des Cambodgiens.



Document 4 : Un pèlerinage à Angkor est également l’occasion pour les Khmers de se faire prédire l’avenir (Preuil/2011)





 



III. Une fragmentation de l’espace entre touristes et pèlerins



Contrairement à d’autres grands sanctuaires dédiés uniquement au pèlerinage et à la prière à l’instar de Lourdes ou La Mecque, Angkor est également un site touristique d’envergure internationale accueillant chaque année plus de cinq millions de visiteurs étrangers. Or il s’avère que touristes et Khmers ne fréquentent pas tous les mêmes temples. En effet, les visiteurs étrangers, y compris bouddhistes, ont une affinité toute particulière pour les temples laissés en ruine. Mais l’état de décrépitude du Ta Prohm et du Preah Khan est mal perçu par les pèlerins khmers. Dans cette partie, nous présentons le résultat de notre travail sur le rapport à la ruine Angkorienne par les touristes et les pèlerins. Entre 2010 et 2011, nous avions interrogé sur le site archéologique et la ville de Siem Reap une centaine de touristes occidentaux (Français, Américains, Espagnols, Belges, Suédois etc.) et autant de visiteurs asiatiques (Khmers, Chinois, Japonais et Coréens). Les questions étaient sensiblement les mêmes pour tous : « Quel est votre temple préféré et pourquoi ? Que vous évoque un temple en ruine ? Avez-vous entendu parler d’André Mouhot ou de Pierre Loti ? ». Nous avions également interrogé les visiteurs asiatiques (Khmers compris) sur la religion : « De quelle confession religieuse êtes-vous ? Que vous inspire un temple dans un état de délabrement ? ».



A. Les touristes et la ruine Angkorienne



Le tourisme international dans la province de Siem Reap n’est pas une activité récente et s’est développée à la suite de la « découverte » d’Angkor par les explorateurs européens à la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, lorsque débutèrent les premières restaurations et aménagements touristiques sur le futur parc d’Angkor, il fut décidé par l’Ecole Française d’Extrême-Orient, alors bras droit scientifique du pouvoir colonial, de laisser certains temples, du moins en apparence, à l’état de ruines enserrées par d’immenses fromagers. Ce fut le cas du Ta Prohm décrit à l’époque par son conservateur Maurice Glaise comme « concession au goût général pour le pittoresque » (cf. document 5). Il fallait alors satisfaire les visiteurs ayant été nourris par ces récits d’écrivains ou d’explorateurs décrivant une cité noyée par la végétation tel Henri Mouhot, dans le Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indochine (1868). Devenue l’une des principales accroches marketing d’Angkor, cette association ruine/végétal attire indéniablement des millions de visiteurs étrangers en 2020. 



Durant des décennies, seuls les touristes occidentaux, et plus particulièrement le public français, appréciaient cette représentation du temple en ruine. Cependant ces deux dernières décennies a-t-on constaté que les visiteurs asiatiques notamment chinois, très nombreux à se rendre à Angkor, semblent tout aussi intéressés par la visite du Ta Prohm ou du Preah Khan. Lors d’entretiens de type quantitatif sur le site archéologique et dans la ville touristique de Siem Reap, nous avions demandé à une centaine de visiteurs étrangers quels étaient leurs trois temples favoris et les raisons de ces choix. Ont été interrogés des touristes occidentaux en provenance d’Amérique, d’Europe ou d’Australie mais aussi des visiteurs asiatiques essentiellement japonais, chinois et coréens qui tous nous ont donné leurs avis. La grande majorité des personnes interrogées, touristes asiatiques comme occidentaux ont répondu que le temple d’Angkor Wat, le Bayon et le Ta Prohm avaient été leur meilleur souvenir de visite. 



Document 5 : Le temple du Ta Prohm (Preuil/2008)





Le nom du Ta Prohm revenait souvent comme étant le temple favori pour de nombreux touristes. A notre question « Pourquoi avez-vous préféré la visite du temple du Ta Prohm ? », ils répondaient que le mélange entre le végétal et la pierre donnait une ambiance particulière, mystérieuse, irréelle, magique, tel un décor de théâtre, et qu’ils avaient l’impression de découvrir Angkor comme les premiers explorateurs. Quelques-uns, les francophones notamment, évoquaient les souvenirs de Mouhot ou d’André Malraux et les plus jeunes parlaient davantage de Tomb Raider. Sorti en 2001, ce film avait été tourné au Ta Prohm où l’on pouvait apercevoir sur certains plans les immenses racines fendre la pierre. Cette vision dégradée mais pittoresque des temples renvoie donc à l’image de la ville au bois dormant et des basiliques fantômes, déjà décrites dans les récits d’exploration et autres romans de Loti et du Duc de Montpensier. Les grands arbres et la végétation tropicale d’une manière générale sont aussi importants que le temple lui-même, et il y a fort à parier que sans leur manteau végétal, le temple du Ta Prohm, de Preah Khan et dans une moindre mesure du Ta Som n’auraient pas le succès qu’ils ont aujourd’hui. L’on retrouve cette attirance pour le temple en ruine dans des données publiées par le ministère du tourisme cambodgien qui présenteraient le nombre de visiteurs journaliers étrangers en 2009 par nationalité et provenance géographique dans deux temples parmi les plus célèbres d’Angkor : le Ta Prohm et Angkor Wat. Et c'était étrangement les touristes japonais, coréens et surtout chinois, qui pour la plupart se revendiquent bouddhistes, s'être rendus les plus nombreux dans le temple en ruine plutôt que le sanctuaire le plus révéré d’Angkor par les Khmers : par exemple, 600 visiteurs chinois par jour en moyenne ont visité le Ta Prohm en 2009 contre 470 à Angkor Wat.



B. Des Bouddhistes étrangers qui se définissent comme des touristes



Vivant dans des pays où la population est en partie bouddhiste, on aurait pu penser que la visite d’un temple en ruine serait mal perçue pour des visiteurs japonais, coréens ou chinois et que beaucoup se qualifieraient d’emblée comme pèlerins. 



 Diagramme circulaire : Nombre d’individus se revendiquant bouddhistes par pays (Institut d'Etudes Bouddhiques)





Or ce n’est pas le cas. En les interrogeant, nous avons essayé de comprendre ces choix qui les rapprochent finalement davantage des occidentaux que des Khmers qui, de leur côté, acceptent mal l’idée qu’un temple soit endommagé. La majorité des visiteurs japonais, coréens et chinois nous ont déclaré qu’ils se considéraient comme des touristes à part entière et ne ressentaient pas de gêne à visiter des temples en ruines, bien au contraire. Cet enthousiasme à se rendre sur un site bouddhiste ou hindouiste disloqué peut s’expliquer de différentes manières :  



·       Ils ne sont pas les descendants de cette civilisation disparue. En visitant le temple du Ta Prohm, ils n’ont pas ce sentiment d’amertume qu’ont les Khmers en observant les pierres disloquées.



·       Pour le cas de la Chine, citons la révolution culturelle à l’origine de la destruction de nombreux lieux de culte sur l’ensemble du territoire. Il en résulte une société plus laïque où les cultes sont très contrôlés par le Parti communiste chinois (PCC), et même si l’on assiste à un retour en force de la religion en Chine, il y une part importante de personnes athées.



·       Contrairement aux idées reçues, le bouddhisme en Chine et au Japon est minoritaire comparativement à d’autres religions. Certes en Chine, on comptabilise 275 000 000 personnes se revendiquant comme bouddhistes mais ils ne représentent que 20% de la population chinoise totale. Les Chinois qui visitent Angkor ne sont donc pas tous des bouddhistes.



Document 6 : Proportion de personnes se revendiquant bouddhistes par rapport au nombre total d’habitants(Institut d'Etudes Bouddhiques)





·       Il faut prendre en considération qu’il y a syncrétisme du bouddhisme avec d’autres courants religieux à l’instar du shintoïsme au Japon, le taôisme en Chine et le christianisme pour la Corée. Les pèlerinages y sont nombreux à l’image de celui de Tàishān, l’une des cinq montagnes sacrées du taoïsme.



·       Il existe bien en Chine, en Corée ou au Japon des sanctuaires où se déroulent des pèlerinages bouddhiques, mais c’est pour y vénérer des bodhisattvas et divinités propres au bouddhisme Mahāyāna et Vajrayāna à l’image de Puxian, symbole de l’altruisme sur le mont Emei au Sichuan (cf. Document 7). Mais pourquoi Angkor au XVIIe siècle, attirait-il alors de nombreux pèlerins nippons et chinois ?  Nous l’avons expliqué plus haut, il y eu un temps de confusion entre Angkor Wat et le monastère de Jetanava, haut lieu de la vie du Bouddha décrit dans de vieux texte chinois (Dagens, 1989). Les lieux où vécut Bouddha tels Lumpini au Nepal, ou Bodh-Gayâ et Sarnath en Inde, sont en effet susceptibles d’être des lieux de pèlerinage pour toutes personnes se revendiquant bouddhistes. Nous pouvons faire ici un rapprochement avec le pèlerinage chrétien en Terre Sainte qui attire autant les orthodoxes que les catholiques. Cependant, en dehors de la figure commune de Jésus-Christ, chaque courant a ses propres saints et rites. De ce fait, rares sont les fidèles orthodoxes à se rendre à Lourdes et les catholiques à faire la démarche spirituelle de partir à Corfou sur les traces de saint Spyridon.



Document 7 : Pour les touristes Chinois Angkor n’est pas un lieu de pèlerinage. Ces derniers ont leurs propres sanctuaires consacrés aux bodhisattvas propres au Mahāyāna  à l’image de Puxian sur le mont Emei (Preuil/2008)



 





·       Outre l’aspect religieux, la Chine, le Japon et le Corée sont trois pays industrialisés et la plupart des touristes en provenance de ces régions vivent dans des grandes villes où les monuments ont été intégralement restaurés, voire totalement reconstruits. Or pour ces populations essentiellement urbaines, choisir l’Asie du Sud-est, c’est chercher aussi le dépaysement à seulement quelques heures d’avion. Se rendre sur un temple disloqué par la végétation répond donc à cette demande d’exotisme, de nouveauté et le souvenir d’une visite au Ta Prohm sera pour beaucoup bien plus mémorable que celle du temple d’Angkor Wat qui est totalement restauré. 



C. Des Khmers très réticents à aller prier dans des temples « abandonnés » à la forêt



Cette représentation de temples disloqués, bien que partout présente sur les cartes postales et les réseaux sociaux, ne fait pourtant pas l’unanimité vis-à-vis des descendants des bâtisseurs d’Angkor qui ne les fréquentent pas. Le temple en ruine a été un temps une réalité, le résultat d’un abandon de plusieurs centaines d’années. Or cela fait déjà plus d’un siècle que le parc archéologique a été aménagé et l’ensemble des temples restaurés. Le Ta Prohm et le Preah Khan ne sont plus des temples abandonnés et en l’occurrence auraient dû être restaurés selon l’avis de nombreux Khmers qui y voient un non-respect pour Bouddha, les divinités hindouistes ainsi que les esprits fonciers. En outre, dans un pays où la forêt tropicale se fait particulièrement envahissante, le paysan oppose le srok, le pays conquis par l’homme, au prey, jungle inquiétante d’où peuvent sortir à tout moment les forces du malheur. Cette végétation et plus particulièrement ces banians qui s’enchevêtrent dans la pierre et qui attirent chaque année des millions de touristes font au contraire fuir les pèlerins.



Ce désintérêt des Khmers vis-à-vis de la ruine s’observe dans les données publiées par le ministère du tourisme où il fut clairement démontré que les visiteurs cambodgiens, qui sont en majorité des Khmers, ont été très peu nombreux à se rendre au temple du Ta Prohm sur l’année 2009 (seulement 174 Cambodgiens par jour en moyenne ont visité ce temple). Ils sont en revanche presque dix fois plus nombreux à s’être rendus à Angkor Wat qui est à la fois le temple le plus symbolique et qui abrite Ta Reach, l’une des statues les plus vénérées d’Angkor (environ 1010 visiteurs Cambodgiens journaliers se sont rendus à Angkor Wat en 2009). 



Document 8 : Pèlerins khmers à Angkor Wat (Preuil/2007)





Sa préservation endogène et sa vénération constante, expliquent en partie qu’Angkor Wat demeure aux yeux de beaucoup de Khmers le véritable symbole de la continuité de leur civilisation, là où les sites maintenus à l’état de ruine -objet de fascination des étrangers- rappellent au contraire la décadence d’Angkor, mais également les turpitudes de l’histoire récente du pays. Cependant, Angkor Wat attire également la quasi-totalité des étrangers si bien que les touristes sont bien plus nombreux que les pèlerins. Les dévots sont ainsi constamment photographiés et filmés par les touristes alors qu’ils sont en plein recueillement. Cette situation semble profondément les gêner même s’ils n’osent pas faire de réflexion aux visiteurs étrangers. Pour ces derniers et cela semble être assez paradoxal, la plupart pensent que ces cérémonies sont du folklore (Augerot, 2016) et seulement destinées à donner « une ambiance mystico-religieuse » à Angkor.



Bien sûr les attractions touristiques sont nombreuses sur le parc d’Angkor. Les touristes sont sollicités à brûler un bâton d’encens en échange d’un dollar ou à assister à des spectacles de danses plus folkloriques que traditionnelles. Toujours d’après l’enquête menée par Juliette Augerot, les visiteurs interrogés ne semblaient pas distinguer ce qui relève de la pratique culturelle ou de la mise en scène. La géographe observe même une certaine méfiance des touristes vis-à-vis des Khmers présents sur le site. Touristes et dévots se regardent donc en chiens de faïence, et pour être plus tranquilles, les pèlerins sont de plus en plus nombreux à préférer se ressembler et prier ailleurs dans l’enceinte du parc d’Angkor, notamment à Angkor Thom, sur des espaces à l’écart des grands circuits touristiques.



Conclusion



Angkor a cette spécificité d’être à la fois un site touristique d’importance majeure classé au patrimoine mondial de l’UNESCO ainsi qu’un lieu de pèlerinage et de recueillement. Mais à l’inverse de Lourdes et La Mecque où les pèlerins sont de nationalités diverses, sur le parc archéologique les dévots sont pour l’essentiel seulement des Khmers. On n’y vient pas spécialement pour y prier Bouddha, mais davantage pour vénérer des esprits et génies fonciers bien spécifiques à Angkor et pour se remémorer sa riche histoire ainsi que son identité khmère. Malgré une apparente bonne cohabitation, touristes et pèlerins se toisent et les incompréhensions sont légions dans les deux camps. D’une part les pèlerins khmers, pour la plupart des ruraux, ne comprennent pas toujours ce besoin des étrangers de partir en vacances et de visiter des temples en ruine, et d’une autre part certains touristes étrangers pensent que les dévots ne sont que des comédiens ou des charlatans en quête d’argent. Cette méfiance vis-à-vis de l’étranger est d’autant plus forte que les Khmers ne sont plus finalement maîtres de leurs héritages culturels notamment des temples en ruine qui sont laissés à la forêt pour satisfaire les touristes à la recherche d’exotisme. Même Angkor Wat, pourtant figure majeure de l’identité khmère, tend à être déserté par les Khmers pour des espaces et des temples plus tranquilles au sein du parc archéologique, afin de prier et de se retrouver entre descendants d’Angkor sans le crépitement des appareils photographiques. 



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