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N°16 mai 2020 : Géographie historique des grands sites de pèlerinage dans le monde :

Editorial

Brice Gruet


Par Brice Gruet (Maître de conférences Habilité à diriger des recherches, Université de Créteil)



Pourquoi parler des « grands » pèlerinages ? Après tout, on aurait tout aussi bien pu parler des pèlerinages en général, qu’ils fussent grands ou petits. D’autre part, le fait de considérer un pèlerinage comme « grand » est avant tout lié à une expérience qui reste somme toute subjective, personnelle. Néanmoins, les articles rassemblés dans ce numéro renvoient à des sites qui, tous, ont drainé ou drainent encore un grand nombre de visiteurs. Mais il est évident qu’il existe des milliers de pèlerinages, dans la mesure où cette pratique semble à la fois universelle et pratiquée depuis la plus haute antiquité. Cette universalité ne semble guère remise en cause par la sécularisation ou la relégation, relative et partielle, de la pratique religieuse. Cette persistance du pèlerinage ne peut que nous interpeler, car elle prouve l’importance, pour nombre de sociétés actuelles, de rechercher des hauts lieux, capables de transformer, d’émouvoir, voire de guérir. Comme l’indique Marie-Hélène Chevrier, les lieux saints procèdent d’une « hiérophanie » qui va conférer à un lieu auparavant indifférent des qualités telles qu’il devient dès lors capable d’attirer des visiteurs, visiteurs qui ne savent pas toujours très clairement ce qu’ils viennent chercher. Le laïc et le religieux se retrouvent ainsi entremêlés, et subvertis par le tourisme moderne.



Le mot même de pèlerin dérive du latin peregrinus, la personne itinérante, voire l’étranger, qui ne se fixe pas et est en mouvement. C’est dire que la pratique du pèlerinage s’enracine dans une double pratique, à la fois fixe et mobile : se déplacer jusqu’au sanctuaire, le long d’un itinéraire improvisé ou bien connu, alors que ce sanctuaire est lui-même fixe et repérable, comme un centre, ou un axe, en somme un pôle qui attire.



Mais notons dès à présent qu’un lieu de pèlerinage intègre par essence une double qualité : il possède des vertus éminentes qui le rendent différent d’autres lieux, car il est lié au surgissement du sacré, surgissement surnaturel qui transforme radicalement les qualités du lieu concerné, et qui parfois, le fondent. Et il s’inscrit dans le temps, c’est-à-dire que son caractère sacré tend à se développer et s’affirmer à travers des pratiques de fréquentation particulières. Une lente sédimentation temporelle tend également donc à conférer au « haut lieu » ses caractéristiques et son épaisseur humaine et historique.



Cette qualification de l’espace produite par la présence du sacré, quelle qu’en soit la forme, procède presque toujours d’une reconnaissance d’abord collective, plus que d’une volonté politique, fût-elle très puissante. L’exemple de Knock, développé par M.-H. Chevrier, est à cet égard éclairant. Souvent, l’institution ecclésiale suit le mouvement et l’encadre plus qu’elle ne l’engendre.



De fait, les pèlerinages ont joué et jouent encore un rôle structurant à différentes échelles. Comme le montre Pierre-Gilles Girault, les chemins médiévaux vers Saint-Gilles s’inscrivent dans un ensemble d’itinéraires extraordinairement denses et complexes, soumis à des influences contradictoires, mais qui toutes tissent un réseau de sacralités à la fois rivales et complémentaires. Et surtout, les conséquences de ces sacralités émergentes sur l’espace sont toujours importantes.



On pourrait supposer que l’époque actuelle correspond à une forme d’affaiblissement, voire d’effacement ou de marginalisation de ces sacralités. Or, il n’en est rien. Le sacré semble capable de se métamorphoser sans cesse, perpétuellement reformulé par les communautés humaines qui y sont liées. La plupart des articles de ce numéro démontrent l’extraordinaire inventivité déployée autour des différents sites évoqués. Le tourisme, la culture au sens général, le patrimoine, voire la politique, apportent leur coloration à des sites plus ou moins anciens. Le cas de Nadjaf, évoqué par Gérard-François Dumont, est à cet égard significatif : mainte fois détruit ou détérioré, récupéré par différentes puissances politiques, le sanctuaire de l’imam Ali n’en a pas moins conservé sa force et sa capacité d’attraction. La colline de Sion, présentée par Jean-Pierre Husson, exprime quant à elle la rencontre entre le sentiment patriotique et le sentiment religieux, à travers toute sorte de vicissitudes, qui pourtant n’entament pas l’aura du lieu, au contraire. L’article de Katerina Seraïdari, de son côté, analyse de manière convaincante l’entrelacs complexe des nationalités et des diasporas présentes en certains lieux reconnus comme saints par différentes communautés, dessinant ainsi une sorte de géopolitique de la sainteté parfaitement actuelle. Le site d’Angkor, enfin, cristallise des enjeux religieux, identitaires et mémoriels cruciaux pour les populations locales, qui entrent aussi en contradiction avec la fréquentation touristique étrangère.



On l’aura compris : cette livraison de la RGH ne peut qu’effleurer un sujet extraordinairement vaste et divers, qui mériterait de plus longs développements. Mais nous espérons que ces articles sauront stimuler et alimenter la réflexion sur des lieux et des itinéraires bien particuliers, capables d’attirer des personnes parfois venues du monde entier, animées par des motifs très divers, et parfois contradictoires. On ne saurait être autrement surpris par ce mélange constant de considérations profanes et sacrées, qui doivent composer ensemble en permanence, dans une dialectique aussi complexe que riche d’enjeux forts. Mais ce que ces articles démontrent tous, c’est l’actualité brûlante de ces pèlerinages, qui apparaissent bien comme un pont lancés entre passé et avenir.


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