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N°17-18 novembre 2020-mai 2021 : Penser les savoirs géographiques à l'époque moderne (XVe-XIXe siècle):

Editorial : Comment penser les savoirs géographiques à l’époque moderne (XVe-XIXe s.) ?

Etienne Bourdon


 



Par Étienne Bourdon (Maître de conférences HDR en Histoire moderne, Université Grenoble Alpes, Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (UMR CNRS 5190)


Il est bien connu que la géographie est animée par des changements profonds et des progrès considérables entre le XVe et le XIXe siècle. Aux côtés de la médecine, de l’astronomie ou de la physique, qui connaissent aussi des renouvèlements importants, la géographie émerge comme une nouvelle manière de dire le monde. Elle est alors autant un échantillonnage du monde que l’expression d’une puissante volonté d’embrasser le sens et l’espace de l’ensemble terrestre de la Création tant par les techniques de la géométrie et de la cartographie, par la narration ou la description, que par les méditations cosmographiques. Cartes, atlas, géographies, cosmographies, récits, paysages et vues de villes s’entrecroisent et constituent le laboratoire de l’émergence de ce nouveau regard sur le monde. La géographie apparaît progressivement comme une des manières les plus pertinentes de discourir sur les territoires multiscalaires des hommes. Il n’est donc pas étonnant qu’elle émerge de l’histoire et des belles lettres, mais aussi des mathématiques et de l’histoire naturelle, et qu’elle convoque les illustres Anciens (Strabon, César…) comme les simples voyageurs contemporains. Au-delà de la prose du monde qu’elle déploie, la géographie gagne une réputation d’utilité, elle devient un discours vrai et expérimenté sur le monde. Outre la formation de l’honnête homme, elle s’avère nécessaire aux marchands et aux muletiers, aux princes et aux soldats, aux peintres et aux ingénieurs militaires, aux étudiants et aux pèlerins, aux lieutenants généraux de police et aux administrateurs du royaume. La géographie est aussi intimement liée à l’affirmation du pouvoir politique des États et à leur stratégie de prestige conduisant à présenter leurs territoires dans le registre d’une nature dominée, d’un État contrôlé, riche et puissant, borné par des frontières naturelles qui en assurent l’évidence et en garantissent la légitimité. Progressivement, la géographie assoit sa légitimité, se rapproche du pouvoir et s’institutionnalise, des cartographes royaux de la Renaissance aux premières chaires de géographie instituées au XIXe siècle. Le lectorat de la géographie s’en trouve renouvelé et très largement étendu. Pour autant, cette discipline émergente ne se réduit pas à une simple description neutre et distanciée du monde, mais trahit aussi les regards, les aspirations et les horizons d’attente des sociétés humaines qui la produisent. Au cours des siècles qui nous intéressent ici, les hommes pensent de plus en plus avec la géographie et par la géographie. La géographie s’empare du Monde et délaisse progressivement la Création aux théologiens, la sphère aux mathématiciens, la planète aux astronomes et la terre aux naturalistes. C’est cette histoire longue que nous nous proposons d’aborder dans ce dossier.


Il s’agit donc de penser les savoirs géographiques en historiens, en interrogeant les conditions sociales, politiques et intellectuelles dans lesquelles ils peuvent être mis en œuvre, mais également les discours – d’intentions, de définitions et de justifications – produits par les contemporains. Cela nécessite une prise de distance avec la pensée positiviste longtemps mise en œuvre en histoire des sciences, dont la finalité essentielle était de décrire la dynamique du progrès des connaissances, et dont les enjeux principaux étaient l’identification de l’erreur et la validation rétrospective d’un savoir jugé « vrai » dans le dévoilement progressif d’un monde objectivable. Notre intention est, à l’inverse, d’interroger la géographie comme la construction d’un certain rapport au monde, à l’espace et aux territoires, et de mettre au jour la pensée du monde qu’elle exprime. 



Il n’est donc pas étonnant qu’en s’interrogeant sur la façon dont on a pensé les savoirs géographiques du XVe au XIXe siècle nous soyons amenés à soulever de nombreuses questions à la fois d’ordre historique mais aussi épistémologique à l’image de la carte Recens et integra orbis descriptio d’Oronce fine (1534) qui illustre notre dossier. Celle-ci rappelle que la géographie n’est pas un simple discours sur la dimension spatiale de la terre. Penser le savoir, ce n’est pas seulement dire ce que la géographie d’une époque a été. C’est véritablement s’interroger sur cette forme de médiance entre l’homme et le monde. De la Renaissance au XIXe siècle les savoirs géographiques se renouvellent, se structurent, la discipline m’émancipe, se diffuse et finalement s’enseigne. Tout cela renvoie nécessairement à des niveaux ou des types de savoirs. Il nous faut donc appréhender la grande diversité des formes d’expression du savoir géographique, des descriptions et des cartes bien sûr, mais aussi des récits d’ascensions, des armoriaux, des inventaires de bibliothèques ou des sélénographies, en s’intéressant tant aux discours sur les savoirs qu’à leurs diffusions et leurs usages. Il faut alors s’interroger sur les conditions sociales, politiques et intellectuelles dans lesquelles ces savoirs géographiques sont mis en œuvre, mais également les discours qui les supportent.



Cette réflexion vise donc également à identifier les contextes intellectuels et les pratiques qui éclairent la caractérisation et le statut du savoir géographique à des époques successives et à comprendre l’articulation de ces grands moments. Le choix d’une chronologie large, du XVe au XIXe siècle, permet d’appréhender le long processus d’émergence, de rationalisation et d’intellectualisation de la dimension spatiale des sociétés. Dans le discours géographique, au-delà de la description de l’espace et de l’ailleurs, se dévoile un discours multiscalaire sur soi, sur le territoire, l’identité et le rapport au monde.



Ce sont toutes ces thématiques qui parcourent les articles qui vont suivre. Pіеrre Соuhаult ouvre la réflexion en étudiant l’apport des hérauts d’armes aux savoirs géographiques aux XVe et XVIe siècles. Alors que leur fonction s’organise et s’institutionnalise dans les maisonnées royales et aristocratiques, ils sont l’auteur de petites encyclopédies chevaleresques et nobiliaires. Ainsi émerge, au sein de cette littérature pré-géographique, de véritables chorographies du royaume qui informent sur l’univers mental de la société chevaleresque de l’époque. Ce phénomène est amplifié au XVIe siècle avec un renouvellement social des hérauts plus souvent issus des milieux artistiques ou lettrés. En Europe, se dessine une géographie politique et féodale, faite de milieux et de pouvoirs hiérarchisés, seigneuriaux, urbains et ecclésiastiques, qui ne sont pas sans idéalisation de la société et des princes. Plus loin de l’Europe, se mêle aux hiérarchies politiques une attention pour les curiosités et merveilles du monde nourrissant la pensée de l’époque sur altérité spatiale, géographique et anthropologique.



Leonardo Carrio Cataldi étudie la construction des images du monde et la constitution du savoir cosmographique dans le cadre de la monarchie hispanique au XVIe siècle. Il met en évidence la pluralité des manières de penser le monde, non seulement en cartographe, et souligne la dimension sociale, politique et matérielle de la fabrique cartographique, que ce soit dans les grands atlas ou dans la cartographie régionale. Tout en soulignant l’importance d’une histoire matérielle des savoirs géographiques, Leonardo Carrio Cataldi montre de quelle manière ceux-ci sont utilisés dans une ambition universaliste à des fins politiques, impériales et religieuses. La géographie se voit confirmée dans sa fonction politique et éducative. L’article propose une analyse des mécanismes sociaux, politiques et intellectuels de la fabrique cartographique du monde au travers des figures majeures de Benito Arias Montano, Juan de Ovando et Jerónimo de Chaves.



Le XVIe siècle est en effet une période cruciale dans l’histoire des savoirs géographiques et dans la manière dont on les pense. C’est ce que montre Fiona Lejosne au sujet des Navigationi et viaggi (Venise, 1550-1559) de l'humaniste et secrétaire de la République de Venise Giovanni Battista Ramusio. Il s’agit de repenser le monde en s’éloignant du regard Ptoléméen au profit de la valorisation de l’expérience d’observateurs contemporains, essentiellement par leurs récits de voyages. Cette vaste compilation d’une soixantaine de textes permet de multiplier les regards et d’approcher au mieux les réalités géographiques quitte à accepter l’incomplétude des récits, voire leurs contradictions. Ce n’est plus le chiffre qui dit la vérité du monde mais la description de ses caractéristiques au profit d’une géographie qualitative. L’analyse des paratextes met en lumière la façon dont Ramusio pense ses sources, l’utilité qu’il voit dans les savoirs géographiques, leurs processus, leurs dynamiques d’élaboration et leurs limites, ainsi que le poids relatif – et parfois les contradictions – entre le savoir antique et les connaissances nouvelles. Pour autant, l’expérience viatique, chorographique et narrative n’est pas le seul horizon des savoirs géographiques : ceux-ci se combinent avec les spéculations de « l’œil de l’intellect » qu’offre la petite échelle de la cosmographie. Ainsi, le regard géographique se construit dans la combinaison de récits localisés, leur mise en relation et la reconstitution globale des espaces par la macrostructure de la compilation. 



Colin Dupont étudie les plans de ville des anciens Pays-Bas dressés par Jacques de Deventer qui travaillait au service de Philippe II dans la seconde moitié du XVIe siècle. Là encore, les savoirs géographiques disent le regard qui est porté sur l’espace urbain. Outre la fonction d’inventaire, ces cartes spatialisent et mettent en exergue les pôles de pouvoirs civils, militaires, religieux et de justice. Par une sorte d’énumération graphique des territoires, le choix des bâtiments et des lieux représentés révèle les échelles spatiales et politiques du pouvoir ainsi que la vision polylocale de l’espace qui est le témoin d’un espace de la pratique. Le cadrage dessine des unités spatiales ou paysagères, mettant en exergue les points de rupture dans une lecture fonctionnelle de la ville.



Axelle Chassagnette étudie la lente émergence de l’enseignement de la géographie à l’université de Marbourg entre 1527 et 1637. Celle-ci se déploie lentement dans le cadre des aspects pratiques et géométriques des mathématiques (arpentage, projections cartographiques, ingénierie militaire…), avec l’histoire ou encore par l’étude d’auteurs classiques. Cela contraste avec l’intérêt grandissant que portent les missionnaires, les marchands et les navigateurs à la géographie. Il faut attendre le début du XVIIe siècle pour que Jacob Müller, qui occupe la chaire de mathématiques à partir de 1625, fasse apparaître de façon plus claire cet enseignement géographique. Il est cependant encore intimement lié aux activités d’ingénieur, d’architecte et de conseiller militaire de Müller auprès du landgrave de Hesse-Darmstadt dans le contexte du début de la guerre de Trente Ans.



Nydia Pineda De Ávila s’intéresse aux études portant sur la lune, la sélénographie, au XVIIe siècle. Elle souligne de quelle manière se croisent des interrogations scientifiques et des enjeux politiques, intellectuels et institutionnels. Par un raisonnement analogique, l’étude de la Lune se voit appliquer un ensemble de concepts et le vocabulaire de la géographie terrestre, en reprenant parfois les toponymes antiques. De la même manière, les grandes interprétations théologiques et la toponymie biblique de l’espace terrestre sont mobilisés par certains cartographes pour voir dans le relief de la Lune la marque de la bienveillance divine ou la mémoire des lieux de mémoire biblique. Face à un objet lointain que seules les rudimentaires lunettes astronomiques permettent d’approcher, Nydia Pineda De Ávila observe de quelle manière est pensé l’espace lunaire. Dans une analyse détaillée de la Plenilunii Lumina Austriaca Philippica de Michael Van Langren, qui travaille au service de Philippe IV d’Espagne, on peut observer de quelle manière, comme pour les savoirs géographiques terrestres, la sélénographie est utilisée à des fins politiques, notamment pour flatter le prince et en attendre le soutien en retour. La Lune apparaît bien, ici, comme un théâtre projectif de la Terre et révèle un usage des savoirs visant à s’assurer de réseaux politiques et intellectuels entre les princes et les hommes de savoirs, ainsi qu’à irriguer la République des Lettres.



Nicolas Vidoni réfléchit à la façon dont les découpages administratifs et policiers à Paris au XVIIIe siècle nous renseignent sur la façon dont est pensé l'espace urbain. Il identifie un mode de lecture de la ville qui est loin d’être neutre et qui est spécifique à la police de la Lieutenance générale. Créée en 1667, celle-ci produit de nombreux savoirs sur la ville drainée dans les rues de Paris par l’expérience spatiale des inspecteurs et des commissaires. Ceux-ci ont pour fonction de visiter les différents quartiers de la ville afin de constater les infractions, mais aussi d’établir des listes pour un meilleur contrôle des usages de l’espace, d’évaluer les capacités fiscales des différents quartiers ou encore afin de visiter leurs informateurs. Pour cela, la Lieutenance générale mobilise l’outil cartographique notamment pour la réformation des quartiers et le décompte des maisons. Les connaissances sont aussi formalisées sous forme de listes et de tableaux, et contribuent, par leur diffusion, à l’émergence d’une pensée policière de l’espace. Ici, c’est dans le cadre de l’espace géométrique que se pense la géographie.



En se situant en aval de la construction des savoirs, Nicolas Verdier s’intéresse à un autre aspect de la pensée géographique. Il s’interroge sur l’identité du lectorat des livres de géographie entre la fin du XVIIesiècle et le début du XIXe siècle. Malgré les nombreuses difficultés pour en cerner les contours, il parvient par le croisement de différentes démarches à reconstituer le poids des ouvrages de géographie dans l’ensemble des publications et des savoirs de l’époque, à mettre en évidence le lectorat dont se réclame leurs auteurs, et à analyser les annonces de publications qui paraissent dans la presse en prenant l’exemple du Mercure galant(puis français). Par cette réflexion sur les usages des savoirs, il montre de quelle manière les livres de géographie deviennent de plus en plus nombreux et s’imposent dans les bibliothèques, trouvent leurs publics, même si la discipline ne s’institutionnalise que très lentement, à la fin du XIXe siècle dans le cas français.



Lucie Haguet aborde d’un autre aspect des savoirs géographiques. À partir de l’étude de Jean-Baptiste d'Anville, elle étudie l’effet de la réputation, voire de la célébrité, de ce géographe des Lumières. Elle révèle la façon dont il a travaillé à sa notoriété pour mettre en avant la qualité de ses cartes, et en se construisant une image de rigueur, de savant solitaire totalement dédié à son travail, et en faisant jouer ses cercles de sociabilités. Il jouit progressivement d’une grande réputation qui contribue incontestablement à l’insérer dans des réseaux puissants, ce qui lui permet, en retour, d’accroître ses moyens financiers et d’accéder à des informations géographiques plus nombreuses et de plus grande qualité. Cela amène Lucie Haguet à s’interroger sur la fabrique sociale des « grands hommes » et la construction d’une discipline qui peine alors à s’imposer dans les institutions officielles. Il s’agit bien d’une autre manière de penser les savoirs géographiques, ici à l’échelle sociétale, en se questionnant sur la façon dont ils sont reçus, comment sont perçus les géographes, et de quelle manière se construit leur légitimité sociale et intellectuelle.



Samia Ounoughi aborde, avec originalité, un dernier aspect des savoirs géographiques. À partir de l’étude de l’ensemble des articles de la revue de l’Alpine Club de Londres parus dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle étudie les conditions expérimentales, sociales et intellectuelles de la création de nouveaux savoirs sur les Alpes par les Britanniques, « du piolet à la plume ». Au carrefour de la géographie, de la cartographie et de l’histoire du voyage et de la langue, elle se positionne dans une démarche résolument interdisciplinaire, et applique les méthodologies linguistiques de l’anglistique à l’analyse des savoirs géographiques. Ainsi, par l’analyse du discours, elle sonde les réflexions contemporaines sur les savoirs géographiques en construction. Elle aborde la topogenèse, et plus particulièrement le phénomène qu’elle propose d’appeler la « toponymation », et le métadiscours sur la création des cartes géographiques. Elle démontre ainsi que, si la géo-graphie est littéralement « l’écriture de la terre », il est nécessaire de disséquer la langue afin de sonder la construction de ce discours pour mieux comprendre l’agencement de la pensée géographique entre l’expérience de l’alpiniste, la rigueur du scientifique et la créativité de l’écrivain.



Enfin, Axelle Chassagnette reprend certains éléments saillants de cette réflexion collective pour en proposer quelques prolongements.



 



 


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