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n°2 mai 2013 : Géographie historique des paysages en Allemagne:
Editorial: la géographie historique des paysages de l'Allemagne
Par Michel Deshaies (Professeur des universités en géographie à l'Université de Lorraine) et Nicola Todorov (enseignant dans l'académie de Rouen, docteur de l'Université, chargé de cours à l'Université de Rouen)
En choisissant de consacrer notre deuxième numéro à la géographie historique des paysages allemands, nous pensions attirer l’attention sur une tradition de géographie historique bien ancienne et plus solidement structurée qu’en France. Ainsi, à côté du rôle pionnier de la géographie historique anglo-saxonne, l’étude de l’Allemagne était l’objet de plusieurs communications au colloque de 2002 « Où en est la géographie historique ?» se proposant pour objectif une refondation de la géographie historique française (Boulanger, Trochet, 2005).
La genèse des paysages constitue incontestablement un centre d’intérêt essentiel de la géographie historique. En Allemagne, ce souci d’explication des paysages actuels à travers la compréhension de l’évolution historique a acquis précocement une dimension quasiment existentielle dans la mesure où, dans ce pays tardivement unifié, la question de la définition des contours de l’Allemagne est restée longtemps un problème insoluble. Dès la dernière décennie du XIXè s. et plus encore durant les années précédant la première guerre mondiale, différents savants allemands recherchent les origines de la dense trame de villages qui se déploient à travers l’Europe centrale. Scrutant les formes de ces villages, tantôt linéaires ou arrondis, tantôt groupés en tas, ils cherchent à établir des liens entre les caractéristiques des paysages ruraux et les groupes ethniques ou culturels qui les ont façonnés. Ainsi pensent-ils pouvoir délimiter un territoire anciennement germanique et le différencier des territoires occupés par leurs voisins slaves. Si cette approche a pu parfois être instrumentalisée, à l’image de la géopolitique, elle n’a pas été autant discréditée que celle-ci dans la mesure où l’étude de la genèse des paysages a continué à répondre à des questions essentielles pour la société allemande.
Il ne faut en effet pas sous-estimer l’ampleur des bouleversements survenus en Allemagne pendant la Seconde guerre mondiale : les villes et leur patrimoine historique anéantis par les bombardements, le territoire bouleversé et réduit, le pays divisé en deux États rivaux, des millions d’Allemands chassés de leur Heimat pour se réfugier sans espoir de retour. Tout ceci compose le tableau d’une société de déracinés, pour laquelle il est d’autant plus nécessaire de se rattacher à un passé que l’on cherche à reconstituer, à l’image des reconstructions des villes médiévales ou baroques et des monuments historiques les plus symboliques. Dans ce contexte, la recherche du passé à travers l’analyse de la genèse des paysages comme produits d’une culture et d’une évolution historique conserve sa pertinence. C’est pourquoi, même contestée à la fin des années 1960 par l’irruption des préoccupations sociales, la compréhension de la genèse des paysages est restée un sujet d’intérêt majeur, quitte à ce que les travaux de recherche soient réalisés en partie en dehors de la géographie, notamment par des archéologues et des historiens.
A y regarder de près, on s’aperçoit en effet que la recherche allemande en géographie historique est confrontée en partie aux mêmes problèmes que la nôtre. Les contributions à ce numéro fournies par les chercheurs allemands en témoignent. Comme le souligne Winfried Schenk, la géographie historique allemande s’est vue exposée aux critiques portant sur l’utilité de sa démarche. D’où l’orientation délibérée vers une géographie historique appliquée. Mais Jean-Robert Pitte, fervent défenseur d’une approche historique en géographie, n’écrit-il pas à juste titre en 2005 : « Elle [la géographie historique] doit aussi se préoccuper de son utilité sociale contemporaine au même titre que les autres démarches scientifiques. Si elle n’aboutit pas, directement ou indirectement, à un mieux-être pour l’humanité, elle disparaîtra, d’ailleurs comme toute la géographie » ? (Pitte, 2005)
Ce deuxième numéro de la revue de géographie historique rassemble cinq contributions qui proposent des éclairages variés sur la géographie historique des paysages de l’ Allemagne. Deux articles sont proposés par des chercheurs allemands et deux autres par des chercheurs français, tandis que le cinquième article est le fruit d’une collaboration franco-allemande ; si bien qu’il y a parité entre les chercheurs des deux pays ayant participé à ce numéro.
Il nous a semblé heureux de commencer ce numéro par un article de Winfried Schenk qui est actuellement le chercheur allemand ayant eu la plus grande activité en géographie historique. Il brosse un tableau de la genèse et de l’évolution de la géographie historique germanique, particulièrement centrée sur l’explication de la genèse des paysages en tant que produits d’une histoire et reflets d’une culture. Winfried Schenk montre aussi comment cette géographie historique traditionnelle a dû s’adapter à la suite de la remise en cause de l’utilité de sa démarche, notamment lors du congrès national de géographie (Geographentag) à Kiel en 1969. La géographie historique germanique a ainsi développé deux stratégies qui lui ont permis de préserver son champ de recherche. D’une part, elle s’est insérée dans des recherches pluridisciplinaires rassemblant des archéologues et des historiens travaillant au sein d’un groupe intitulé ARKUM (Arbeitskreis für historische Kulturlandschaftsforschung in Mitteleuropa/groupe de recherche sur l’histoire du paysage en Europe centrale). D’autre part, elle est restée au sein de la géographie en développant des recherches appliquées qui trouvent leur utilité dans les préoccupations contemporaines d’aménagement et de préservation des paysages. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’a été réalisée l’étude sur le cours de la rivière Unstrut dont Mathias Deutsch et Tobias Reeh rendent compte dans leur article. Observant minutieusement les différents aménagements réalisés depuis le Moyen-âge, les auteurs montrent l’importance des transformations effectuées dès la fin du XVIIIè s., notamment pour rendre le cours d’eau navigable. Mais c’est surtout pour gagner de nouvelles terres agricoles dans le lit majeur du cours d’eau et pour les protéger des inondations que les principaux ouvrages sont réalisés au cours des XIXè et XXè s. Plusieurs phases d’aménagements se succèdent au gré des catastrophes générées par les inondations qui révèlent à plusieurs reprises l’insuffisance des ouvrages de protection contre les crues. Il en résulte un cours de l’Unstrut considérablement simplifié et enserré de levées, physionomie devenue commune pour la plupart des cours d’eau en Allemagne, comme l’a montré l’historien américain, David Blackbourn dans son ouvrage The conquest of the nature (1).
C’est bien d’une conquête de la nature dont il s’agit avec le paysage des polders de la mer du Nord étudiés par Lydie Goeldner-Gianella et Martin Döring. Ce paysage construit de toutes pièces par l’homme grâce à un patient travail d’endiguement, a ceci d’original qu’il semble être immuable et figé, alors que le trait de côte a connu de considérables changements jusqu’à l’époque contemporaine. Les surfaces conquises sur la mer sont ainsi à plusieurs reprises submergées par de grandes tempêtes qui, en l’espace d’une journée, anéantissent des siècles d’effort. Pourtant, après chaque catastrophe, les surfaces perdues sont reconquises avec une remarquable persistance. En fait, ce n’est qu’à la fin du XXè siècle que cet effort séculaire de conquête s’interrompt et que se pose alors la question de laisser la nature et en l’occurrence la mer reconquérir certains polders. Les efforts des hommes sont dirigés vers une autre forme de conquête, celle de l’énergie récoltée par les très nombreuses éoliennes, dont les polders sont devenus au cours de la dernière décennie, la plus grande zone de concentration en Allemagne. Ce développement massif de l’éolien semble marquer une rupture profonde avec les paysages de polders aux vastes horizons et aux lignes horizontales, dans la mesure où des machines dépassant 100 m de hauteur imposent des lignes verticales devenues presque omniprésentes. Une autre lecture permet d’y voir une certaine continuité dans un paysage entièrement façonné par la technique, puisqu’aucun élément de ce paysage n’aurait pu exister sans l’emploi des techniques d’endiguement.
La technique est aussi omniprésente dans la genèse des paysages des Monts métallifères présentés par Michel Deshaies. Comme beaucoup de massifs de moyenne montagne (le Mittelgebirge) en Allemagne, les Monts métallifères ont attiré le peuplement grâce à la découverte au Moyen-âge de richesses minières, en particulier l’argent. Celles-ci, très importantes dans ce massif qui y a gagné son nom, n’ont pu être exploitées que par la mise au point de techniques de plus en plus élaborées pour extraire le minerai et surtout évacuer l’eau, toujours susceptible d’inonder les puits et les galeries de mine au fur et à mesure qu’elles s’enfonçaient en profondeur. C’est en définitive tout un paysage qui a été façonné directement ou indirectement par l’exploitation minière et les activités proto-industrielles de fonte et de transformation des métaux. Ce paysage devenu fossile depuis l’arrêt complet de l’exploitation minière est aujourd’hui considéré comme un patrimoine à protéger et à mettre en valeur à travers la candidature au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Comme le souligne Winfried Schenk, la géographie historique allemande est restée assez réfractaire à la reconstitution des géographies sociales du passé, ce qui montre bien le poids des cultures scientifiques nationales et ceci en dépit des circulations scientifiques anciennes qui ont contribué elles-mêmes à façonner les paysages. Mathias Deutsch et Tobias Reeh insistent bien sur le transfert des savoirs dans le domaine du génie hydraulique entre la France et l’Allemagne, que l’on pourrait facilement retrouver dans le domaine militaire ou encore forestier. La richesse et l’originalité de la recherche allemande se sont aussi manifestées dans le développement de la géomorphologie, qui demeure un élément essentiel de l’explication des paysages. Etudiant le sort réservé aux théories d’Albrecht et Walther Penck sur la genèse du relief de la Forêt Noire, Christian Giusti, montre comment des chercheurs allemands proposent des théories alternatives respectivement à celles des pénéplaines soulevées et du geographical cycle, mais aussi comment leurs idées sont rejetées par les partisans de la théorie de Davis. Le contexte historique est ici encore essentiel pour comprendre ce rejet, mais il pose d’une manière plus générale la question des enjeux du débat scientifique et du développement des disciplines, influencé largement par les pressions exercées par les sociétés. La « réhabilitation » implicite des théories des Penck, dont certaines idées se trouvent au cœur de la hillslope geomorphology et de la tectonic geomorphology, peut cependant apparaître comme source d'optimisme, car elle prouve bien que des concepts féconds, rejetés au moment de leur élaboration pour des raisons au moins en partie extrascientifiques et les préoccupations parfois trop utilitaires du moment, peuvent prendre leur revanche et occuper la place qui leur revient. Nous espérons que tel sera le sort de la géographie historique paysagère et générale.
Michel Deshaies et Nicola Todorov
Note :
(1) David Blackbourn (2006). - The conquest of nature. Water, Landscape and the Making of Modern Germany, Jonathan Cape (Random House), London, 590 p.