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n°3 novembre 2013 : La forêt et ses marges. Autour de la biogéographie historique : outils, résultats, enjeux:

Varia : Les enjeux de la préservation de la forêt dans l’océan Indien au XVIIIe siècle. Expérience et réflexion d’un colon de l’Ile de France (actuelle Ile Maurice)

Jérôme Froger


 Par Jérôme Froger, Professeur agrégé en histoire à l’Université de La Réunion, docteur en histoire, chercheur associé au CRESOI (Centre de Recherches sur les Sociétés de l’Océan Indien). Contact : jerome.froger@univ-reunion.fr



 Mots-clefs : colonisation, forêt, agriculture, déforestation, développement durable, guerre, Maurice, La Réunion, Mascareignes, océan Indien, France, Grande-Bretagne, Europe.



Résumé : En 1789 un colon et notable français de l’Ile de France (actuel Maurice) publie un mémoire destiné aux autorités locales dans lequel il rend compte de son expérience d’entrepreneur agricole et forestier. Il est propriétaire et concessionnaire de plusieurs domaines agro-forestiers dans une île qui a connu 150 ans de colonisation hollandaise puis française. L’essor démographique et économique de la colonie ainsi que les besoins liés aux guerres franco-anglaises ont provoqué la régression du couvert forestier au profit des espaces agricoles. Le déséquilibre entre espace forestier et espace agricole au profit de ce dernier risque de priver la France de ressources en bois qui lui sont nécessaires dans le cas probable d’une prochaine guerre avec sa rivale. L’auteur en arrive à une réflexion plus large dans laquelle il envisage l’avenir économique de la petite colonie française en l’intégrant dans une réflexion à plusieurs échelles : île, archipel, océan Indien, monde. Il apparaît comme un précurseur du concept de développement durable.



Key words : colonisation, forest, agriculture, deforestation, sustainable development, war, Mauritius, Reunion Island, Mascarenes, Indian Ocean, France, Great Britain, Europe.



Abstract : In 1789 a French colonist and public figure on the Isle de France (today's Mauritius) published a report for the benefit of the local authorities in which he described his experience as an agricultural and forestry entrepreneur. He held titles or concessions to several areas of forest and farmland on an island which had known 150 years of colonisation, first Dutch and later French. The demographic and economic growth of the colony, as well as satisfying demands linked to the Franco-Dutch wars, had led to reduced forest cover and increased crop land. The imbalance between forest and farm land in favour of the latter put France at risk of facing a lack of wood which would be necessary in the likely case of another war with its rival. The author comes to consider the wider question of the economic future of the small French colony on the level of the island, the archipelago, the Indian Ocean and the world. He thus appears as a precursor of the concept of sustainable development.



 



Etienne Bolgerd est à l'origine d'un lignage enrichi à la fin de l'Ancien Régime, alors que l'océan Indien s'ouvre déjà à des formes d'échanges mondialisés. C’est un colon de la seconde génération et à ce titre un créole, c’est-à-dire un membre de ce groupe nouveau d’Européens nés dans la colonie. Cet entrepreneur, homme d'affaires et homme politique, suit une ascension classique et serait resté dans l'anonymat s'il n'avait été sollicité par les autorités locales pour rédiger un mémoire dans lequel il a exprimé fort tôt son souhait de préserver le patrimoine naturel de l’Ile Maurice , faisant la démonstration de concilier l'intérêt général et ses affaires dans le cadre d’un espace indianocéanique marqué par le rivalité coloniale franco-britannique.



 



I- La réussite d’un colon de l’Ile de France à la fin de l’Ancien Régime



Thomas Estienne Boldgerd (1) est né en 1748. Son père Jean-Baptiste Etienne était un employé de la Compagnie des Indes Orientales originaire de Bretagne (2). Très tôt Thomas devint orphelin (3) et fut placé sous la tutelle de Simon Réminiac, officier de l’administration de la Compagnie. En 1770 il épousa à l’Ile Bourbon une créole de cette île nommée Victoire Ciette de la Rousselière (quartier de Saint-Benoît) dont il eut six enfants, cinq filles et un fils (4). Boldger fit une carrière dans la Marine (1762-1766) puis dans les milices (à partir de 1767) pour enfin exercer des responsabilités politico-administratives au service de la Colonie à l’époque révolutionnaire et napoléonienne (il fut membre de l’assemblée coloniale, maire du quartier de la Savanne de 1790 à 1803 et juge de paix). Il mourut en 1818 alors que l’île était devenue anglaise (5).



C’est pourtant en tant qu’entrepreneur agricole et forestier que Boldgerd a le plus marqué l’histoire de son île. En effet, en 1767, il obtient la régie d’un établissement agricole à la Rivière des Citronniers appartenant à une société fondée par son tuteur mais dont il a aussi des parts. Son entreprise fournit du bois à l’Etat pour la reconstruction du port de la capitale (Port-Louis). Elle produit aussi des vivres et rencontre le succès. En 1774, de nouvelles concessions faites à d’autres colons empêchent l’accès à la mer indispensable à l’exportation de sa production et réduisent les zones de pâturage nécessaires à son élevage. Boldgerd se trouve dans la nécessité de s’agrandir et obtient pour ce faire de nouvelles concessions.



Toutefois le contexte politique change. La compagnie des Indes Orientales rétrocède les Mascareignes à la Couronne, l’Ile de France, comme celle de Bourbon, devient une colonie royale (6). A la suite de la rétrocession, Simon Réminiac, tuteur de Boldgerd, est ruiné. En 1774 les commissaires de la liquidation de la Compagnie reçoivent l’ordre de saisir ses biens au profit des créanciers, deux ans plus tard Réminiac meurt. C’est Boldgerd qui prend à sa charge le remboursement des dettes de son tuteur, il y consacre les revenus de son entreprise et, dès 1784, l’affaire est réglée. En 1787 Boldgerd démembre ses ateliers (exploitation forestière) pour se consacrer uniquement à la culture des « vivres ».



A la veille de la Révolution son affaire est prospère. En 1788 il a remis « cent milliers de grains » (7)  dans les magasins du roi. Il possède une cotonnerie de 200 arpents et un champ d’anis dont la production est destinée à une indigoterie. En 1789, il donne dans son mémoire aux administrateurs de l’Ile un bilan de son entreprise : il possède 5544 arpents de terre auxquels s’ajoutent 450 arpents de concession (8). 500 esclaves pour partie occupés aux chantiers (exploitation forestière) travaillent sous ses ordres.



A ces biens il faut ajouter une « habitation » (9) (1772) située à la Rivière du Poste Jacotet, dans le Sud de l’île (quartier de la Savanne). En 1815 cette propriété s’étendait sur 6 480 arpents (auxquels s’ajoutèrent deux ans plus tard deux terrains de 300 arpents). Elle abritait une sucrerie et une guildiverie (10). Sur ce site travaillent 548 esclaves. Boldgerd possédait en outre plusieurs terrains à La Rivière Noire (Ouest) et au quartier du Rempart de la Grande Montagne au Port-Louis (Nord-Ouest). A cela on peut ajouter l’habitation de « Belle Ombre » à la Petite Savanne (Sud) appartenant à son tuteur et qu’il administra de 1768 à 1790 (11).



 



II- La création d’une exploitation agricole et forestière



Dès 1766, le projet d’un établissement est élaboré par Riminiac, tuteur de Boldgerd. L’année suivante, une société fut formée. Riminiac versa son héritage (12) et obtint la régie. Le projet vise à créer un établissement dans un partie inhabitée de l’île. Boldgerd se charge de la reconnaissance : « il parcourut la côte pour découvrir un lieu propre à cet établissement » et fixa son choix sur le lieu-dit La Rivière des Citronniers « à 16 lieue sous le vent de la ville de port Louis » (13). La société obtint à peu de distance des bords de la mer six terrains d’habitation « en consentant la réunion au domaine d’une pareille quantité de terre en d’autres quartiers (14) ». Etienne Boldgerd décrit les lieux comme étant une petite plaine sablonneuse, dépouillée de bois près du bord de la mer. Ses premiers soins furent d’assurer « la subsistance de sa peuplade ». Il choisit la petite plaine sablonneuse pour y cultiver son premier champ puis eut soin d’établir une communication entre ce champ et la mer car la voie maritime était le seul moyen de communiquer avec le chef-lieu de la colonie, « le défaut de chemin rendant le transport impossible ». Il établit un « chantier » (comprendre une exploitation forestière et sans doute une scierie) et construisit une chaloupe « et s’en servit pour visiter les havres voisins, en bien reconnaître les passes, afin d’assurer des retraites à son bateau dans les mauvais temps. Ce cabotage n’avoit point été pratiqué jusqu’alors ». Plus tard il construisit un bateau plus fort pour assurer à son entreprise un débouché au Port-Louis.



Le contexte semble favorable à Boldgerd. Il signale que les débuts de son exploitation correspondent à la rétrocession au Roi de l’île par la Compagnie et que les administrateurs de l’île « s’occupaient efficacement de la prospérité de la colonie ». Le premier soin des nouveaux administrateurs royaux est de rénover et développer les installations portuaires, travaux qui nécessitent une grande quantité de bois. Boldgerd en plus d’être un entrepreneur audacieux est aussi un observateur perspicace de la conjoncture politique et économique. Il ajoute à cela une véritable réflexion que l’on pourrait qualifier d’écologique avant l’heure. En effet en même temps qu’il gère son exploitation de la Rivière des Citronniers il parcourt les différents « quartiers » de l’île où il observe « la dévastation des bois qu’avoit occasionné la guerre de 1756 » (15) et fait le constat de la voir «augmenter journellement dans les environs de la ville de Port-Louis, sur tous les bords de mer habités, et même dans l’intérieur de l’Ile ». Il observait que l’augmentation des cultures contribuait à cette dévastation : « les plus beaux bois de construction étaient abattus et brulés sur le sol ».



Bodgerd mène une réflexion dans laquelle il prend en compte son propre intérêt d’entrepreneur et l’intérêt général (c’est-à-dire celui de la colonie) : « sa position l’éclaira peut-être sur ce qu’une pareille conduite pouvoit avoir de contraire au bien ». Il remarque que la difficulté de transport de ses grains jusqu’au chef-lieu rend ceux-ci trop chers et que, par conséquent, les cultures ne sont pas rentables.



De ces réflexions, il tire l’idée qu’il doit réorienter son exploitation. Celle-ci était initialement consacrée aux cultures et à l’élevage, il décide de se tourner vers l’exploitation forestière : « Il avoit un chantier, il s’occupa de le perfectionner ». Le contexte local l’encourage dans cette voie. En effet, les besoins du port de la capitale étaient urgents car « la compagnie l’avait remis au Roi dénué de tout ». Il offrit alors à l’intendant les bois de construction, les allèges et les bateaux dont il avait besoin. Ses productions étant appréciées son chantier prospéra.



L’exposé de cette aventure économique souligne une gestion avisée.  Boldgerd ne s’en tint pas là. Il conçut une réflexion portant sur le long terme et inscrit sa pensée dans un espace plus vaste (la colonie, l’archipel, l’océan Indien) : « tranquille sur le présent il s’occupa de l’avenir et se fit un plan de conduite pour la prospérité de sa société ». L’accroissement de la colonie devait entraîner celui du port et multiplier ses consommations, en ayant soin de prendre en compte le contexte international de la rivalité franco-anglaise : « il sentit, d’après l’exemple de la guerre de 1756, que s’il en survenoit une autre nouvelle, la consommation des bois seroit immense et que bientôt la disette succéderoit à l’abondance pour peu que la dévastation en fut continuée ». De là un souci très moderne de préservation de l’environnement en général et de l’espace forestier en particulier : « il se fit une loi de préserver son canton de ce malheur » car pour lui « l’intérêt de sa société se trouvait lié avec celui de la colonie »



L’intérêt personnel et celui de la Colonie sont liés :



« En exploitant ses forêts en bon père de famille, il en retirait un revenu honnête, et se le ménageait et à ses enfants pour de longues années. Il ne se permit d’abattre que les bois propres à la construction, réservant les baliveaux avec le plus grand soin et distribuant les chemins nécessaires à l’extraction, avec la plus grande économie. A mesure qu’une partie de forêt fut dépouillée, elle fut couverte de vivres »



 



III- Difficultés et pragmatisme entrepreneurial



Ses propres succès attirent autour de lui d’autres colons qui sollicitèrent des concessions dans le même quartier pour y former des établissements « sous la protection du sien qui leur offroit toute espèce de secours, et notamment sûreté contre les noirs marons (16) qui infestoient encore cette partie de l’Ile ». Toutefois dès 1771 l’augmentation de la demande se heurte aux limites de son patrimoine forestier exploité selon les règles de développement durable qu’il a fixées. Il ne put plus fournir aux besoins de l’administration de la Colonie : il « prévint Mr Poivre (17) lors intendant de la colonie, des motifs qui le forçoient à cesser pour un temps ses fournitures au Roi. Cet administrateur, en les approuvant, exigea néanmoins, que le service de ses atteliers ne fut point interrompu, et à cet effet, il lui fut permis d’exploiter dans les réserves du Roi ». La société acheta quelques forêts qui lui permirent de continuer ses fournitures. La question déjà évoquée des nouvelles concessions  fermant l’accès à la mer (1774) met momentanément en péril  l’entreprise.



« Toutes ses possessions avoient leur débouché à la mer par les réserves. Il y avoit ouvert à grands frais quantité de chemins spacieux, avec l’approbation du Gouvernement, et les avoit ensemencées de paturages pour ses troupeaux et ses bœufs de charroi. Il se vit en un instant privé de paturages et de chemins. La perte des derniers lui fut notamment sensible. »



Boldgerd se trouva devant une alternative : « suspendre toute exploitation pour ouvrir de nouvelles routes et former d’autres pâturages, ou se rendre acquéreur de ces nouvelles concessions ». Il prit le second parti : la société dont il était le régisseur accepta son choix et écrivit un mémoire aux chefs de l’administration qui approuvèrent ses voeux. La saisie des biens de Réminiac qui devait 1 400 livres dont la moitié au Roi et à la Compagnie crée un second imprévu. L’union des créanciers consentit à la continuation de la société à la condition que Boldgerd en continuerait la régie, qu’il accélèrerait l’activité de son chantier pour libérer M. de Reminiac de ses dettes. L’administration exigea qu’il se chargeât de toutes les fournitures pour le port, ce qui l’obligea à s’occuper uniquement de l’exploitation du bois. Il parvint à acquitter une très grande partie des dettes de son associé. A cela s’ajouta la reprise de la guerre avec la Grande Bretagne (18). La mort de Réminiac en 1776 n’empêche pas la continuation de la société. Dictés par ces changements conjoncturels et politiques répétés, les choix de Boldgerd évoluent. Pour finir ,en 1787, ce dernier réoriente ses activités vers l’agriculture.



 



IV-La pensée d’un précurseur



En 1789 Estienne Boldgerd rédige à l’intention des administrateurs de la Colonie (19)  un mémoire où il fait l’historique de son entreprise et en tire un bilan qu’il élargit à la Colonie et même à toute la zone. Il a contribué à créer un beau quartier (La Rivière des Citronniers) aujourd’hui débarrassé des marrons qui l’« infestaient ». Il insiste sur le caractère heureux du système économique ainsi mis en place. Il remarque que « son économie lui permet de recommencer aujourd’hui ses exploitations dans le même canton où il a coupé le premier arbre il y a 25 ans ». Son exploitation alors essentiellement agricole peut redevenir forestière en cas de besoin. Il élargit ensuite sa focale en dressant un tableau écologique et économique de l’ensemble de la Colonie. L’intérieur de l’île ne peut fournir des bois propres à la construction à cause des difficultés d’extraction et les régions littorales ont été dévastées.



Pour comprendre la description qu’Estienne Boldgerd fait de l’Ile de France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il est nécessaire de connaître la situation des paysages locaux et particulièrement les espaces forestiers. L’île est restée inhabitée jusqu’au début du XVIIe siècle. Sans doute connue des Arabes au Moyen Age, elle a ensuite été découverte par les Portugais au début du XVIe siècle. Pendant quelques décennies, elle a seulement servi d’escale aux navires européens (portugais principalement) qui voguèrent sur la « route des Indes » (« Carreira da India »). En 1638, les Hollandais, supplantant les Portugais dans l’espace indianocéanique ont pris possession de l’île et l’ont occupée pendant environ soixante-dix ans. Abandonnée par eux en 1710, elle a connu une brève période sans présence humaine permanente (sauf peut-être quelques esclaves « marrons » cachés dans l’intérieur de l’île) avant d’être occupée par les Français au début des années 1720. Cela fait donc seulement quelques décennies que les Français l’occupent quand Estienne Boldgerd rédige son mémoire. A cette date l’île a subi cent cinquante ans de présence humaine presque permanente.



Avant l’arrivée des Européens on trouvait deux types de végétaux : les végétaux indigènes provenant d’autres territoires (Afrique, Madagascar, Asie, Océanie) mais arrivés depuis longtemps dans l’île et les végétaux endémiques, originaires des mêmes régions mais constituant des espèces propres à l’île ou à l’archipel. La reconstitution de la répartition originelle de la végétation  indique une zone centrale constituée d’une forêt de sapotacées et une ceinture forestière périphérique d’ébéniers et de bois d’olive à laquelle s’ajoute une frange littorale Nord-Ouest de savane à palmiers [Singaravelou P., 1997] . Du fait d’un relief relativement peu élevé (le Piton de la Petite Rivière Noire culmine à 828 m), on ne trouve pas, contrairement à La Réunion, une opposition bioclimatique majeure entre la « côte au vent » (Est) et la « côte sous le vent » (Ouest).



Si l’on en croit l’atlas de Maurice et le mémoire de Boldgerd, les espaces boisés originels sont encore largement prédominants mais ils ont été attaqués à partir de plusieurs fronts pionniers correspondant aux deux colonisations européennes successives [Singaravelou, 1997].



« Les bords de mer, les environs du Port-Louis sont rasés à plus de trois lieues dans les terres, on trouve partout des traces de dévastations. Toute la côte du vent est absolument dépouillée, celle de sous le vent l’est à plus de huit lieues, il en est de même des environs du Port-Bourbon »



Au Sud-Est (les « environs de Port-Bourbon ») une zone littorale a vu sa végétation originelle reculer et disparaître dès la colonisation hollandaise. Sur ce site du Vieux Grand Port (appelé aussi Port Sud-est ou Port Bourbon suivant les époques), les premiers colons néerlandais ont bâti dès leur arrivée le fort Frederik Hendrik. Ils étaient aussi installés à Flacq et sur le littoral Nord-Ouest, aux environs du Port-Louis. Dès 1729, les Français y ont transféré le chef-lieu de la colonie alors que celui-ci était initialement fixé au Grand Port (« Port-Bourbon »). Les Français ont fait des abords du Port Nord-Ouest leur principale zone de colonisation. Un quatrième front de défrichement correspond à La Rivière Noire. La dégradation littorale a été très précoce. Dès l’époque de la découverte portugaise, des navires européens ont laissé sur place des animaux domestiques (bœufs, cochons, chèvres) pour servir de réserve alimentaire lors des futures escales. Ces animaux sont devenus « marrons » (animaux domestiques vivant à l’état sauvage) et ont grandement contribué à fragiliser le couvert végétal qui a ensuite reculé sous l’action des défricheurs hollandais puis français. A cela se sont ajoutés des animaux sauvages provenant d’autres régions tropicales qui sont acclimatés à l’île (singes, cerfs de Timor etc.).



La dégradation est aussi due à l’exploitation précoce des ébéniers qu’exportaient les colons hollandais. Ceux-ci s’intéressent aux lataniers pour la production d’arack (on extrait la sève de cet arbre pour produire cet alcool) et aux palmistes recherchés pour l’alimentation (« chou palmiste »). A l’exploitation de la forêt  s’ajoutent les défrichements effectués pour répondre à l’essor de l’agriculture. A  l’époque de Boldgerd, l’abattage du bois pour la construction navale et la réfection des installations portuaires de Port-Louis sert aussi cet objectif.



Ces constatations alarment Estienne Boldgerd et l’invitent à envisager l’avenir, à définir une politique prudente et usufruitière. Il pense qu’une nouvelle guerre qui aurait la durée de la précédente dévasterait entièrement la colonie la privant de bois. D’où l’idée formulée de constituer une véritable réserve forestière  :



« cette considérations lui paroit n’avoir pas assez fixé l’attention des personnes qui s’élèvent contre l’étendue des possessions boisées que se sont insensiblement formées quelques habitans de cette île (…) cette disposition, dénoncée comme nuisible aux progrès de la colonie, est, en effet très heureuse, en ce qu’elle a servi de correctif au plan de dévastation des bois trop généralement adopté et qu’elle en a arrêté les funestes effets, au moins dans quelques cantons »



Le mémoire d’Estienne Boldgerd révèle l’existence de conflits d’intérêts au sein de la colonie entre les partisans de l’extension des concessions en vue d’intensifier l’exploitation des forêts et ceux qui pensent au contraire que la préservation de bois est nécessaire. Boldgerd fait partie de ces derniers et expose ses arguments :



« L’intérieur de l’Ile est fort loin de présenter autant de bois propre à la construction que beaucoup de personnes l’ont assuré, sur la foi d’observateurs peu capables d’en bien juger, et d’ailleurs les difficultés de l’extraction forceroient en beaucoup d’endroits à renoncer à l’exploitation »



Avec notre langage actuel, on pourrait dire qu’il se montre favorable à une exploitation qualifiée de raisonnée de la forêt. En effet, il remarque que si la guerre de 1756 est à l’origine de la dévastation des forêts, il s’y ajoute une destruction irrationnelle des espaces boisés en rapport avec l’extension des espaces cultivés : « les plus beaux bois de construction étoient abatus et brulés sur le sol ». Le mémoire de Bodgerd s’inscrit donc dans un débat général dont les enjeux sont la préservation des espaces boisés, le maintien d’un équilibre entre activités agricoles et activités forestières.



Estienne Boldgerd développe aussi une réflexion sur le devenir économique de l’île et les obstacles naturels dont elle souffre. Pour lui, la colonie ne saurait être utile à l’Etat si elle ne lui offre des « chantiers » comme des « greniers ». Les deux  vocations de l’île, forestière (« chantiers ») et agricole (« greniers »), se rejoignent dans l’idée d’une colonie-relais sur la route des Indes. L’île fournit des vivres aux navires de passage et sert de base stratégique en temps de guerre. Partent d’ici des expéditions navales (l’Ile de France fut réputée être un « nid de corsaires » jusqu’à la prise de possession de la colonie par la Britanniques en 1810) et les navires y reviennent pour réparation. Sans son port, l’île perd toute sa « considération politique ». Il pense qu’il est de la sagesse de l’administration d’encourager la culture et d’arrêter toute coupe de bois non indispensable. La colonie dispose d’une surface défrichée suffisante pour lui procurer plus de grains qu’elle n’en peut en consommer et mettre en grenier. Cette portion de terre ne peut qu’augmenter journellement car il sera toujours indispensable d’abattre des bois. La portion boisée diminue sans espoir de reproduction.



La politique préconisée par Etienne Boldgerd prend en considération toute la zone indianocéanique et même la planète :



« dans l’hypothèse que nous soyons réduits à l’alternative de nous approvisionner au dehors ou de bois, ou de grains, le choix pourrait-il être douteux ? Le dernier de ces besoins, plus pressant sans doute ne sauroit être absolu dans aucun temps, notre sol et celui de Bourbon (20) sont des ressources assurées contre la disette, avec un peu de prévoyance, l’Europe et l’Amérique septentrionale nous rapportent des farines ; toutes les côtes voisines nous offrent des ris et des bleds (21) et l’importation de ces denrées est aussi facile que peu couteuse. Il n’en est pas ainsi des bois où les prendrons-nous ? Combien de difficultés n’éprouverons-nous pas pour l’extraction ! combien de dépenses pour le transport ! »



Boldgerd termine sa réflexion par une profession de foi de « galant homme » :



« Le Sr Etienne croit devoir se borner à ce petit nombre de réflexion. Elles ne lui ont point été inspirées par la crainte d’être bientôt contraint à raser ses forêts : elles sont uniquement le fruit du zèle qui doit animer tout galant homme pour la prospérité de son pays »



Le mémoire daté du 9 juillet 1789 contient une véritable réflexion politique et exprime de la hauteur de vue de l’auteur. Sa prise en compte de la question environnementale soutient sa capacité à raisonner à plusieurs échelles. Estienne Boldgerd a bien établi la double vocation de la Colonie. Elle doit fournir du bois nécessaire, en particulier si s’impose un contexte de guerre dont la probabilité est élevée à l’époque de la constitution des empires coloniaux européens établis dans une situation de forte rivalité franco-britannique. L’Ile de France est d’abord une escale entre l’Europe et l’Inde. C’est aussi un point d’appui pour la puissance maritime française si l’on vient réparer et ravitailler les navires en période de guerre.



L’île doit également produire des vivres pour elle-même. Cette double vocation nécessite de trouver un équilibre entre zones agricoles et espaces forestiers. Cet équilibre est présenté par Boldgerd comme variable en fonction du contexte historique : en période de guerre l’exploitation forestière est réactivée au détriment de l’activité agricole dont le recul peut être compensé aisément par des importations provenant de la zone ou même d’autres régions du monde. Cette réactivation de l’exploitation forestière est possible si on a préservé assez de zones forestières en période de paix, d’où la nécessité d’une réserve forestière s’impose pour réagir face à des conjonctures hostiles. Cet équilibre fluctuant entre ager et sylva, Boldgerd l’a expérimenté lui-même à l’échelle de son exploitation. Il propose d’ailleurs son domaine comme modèle de développement pour l’Ile de France. Comment ne verrait-on pas dans cette réflexion l’aboutissement d’une expérience humaine qui est celle de la civilisation européenne pour laquelle les historiens ont montré, notamment pour le Moyen Age, l’importance que revêtait la préservation d’une zone non cultivée (le saltus ou la sylva des médiévistes) et l’existence de longs cycles alternés de défrichements (XIe-XIIIe siècles) et de contraction de l’ager (XIVe-XVe s.) ? Il faut y voir aussi la conséquence de la naissance d’une conscience prudente que l’on en doit pas hésiter à qualifier d’écologique née de la constatation des dégâts provoqués par l’exploitation anomique de l’île par les premières générations de colons français.



Toutefois, Estienne Boldgerd reste un homme moderne, c’est-à-dire un homme d’après les Grandes Découvertes, contemporain de l’expansion coloniale européenne, première forme de la mondialisation. Il a fait une partie de sa carrière dans la marine (1762-1766) à une époque où les navires français sillonnaient l’océan Indien et a épousé une femme native d’une autre île que la sienne. Il a donc une expérience personnelle de l’espace indianocéanique. Il intègre dans sa réflexion le jeu des échelles. Il prend en compte à la fois son espace familier (son domaine, son « quartier »), la situation de l’île, celle de l’archipel (il évoque l’Ile Bourbon), l’espace indianocéanique, cadre de la rivalité franco-anglaise et même les espaces extérieurs comme l’Europe et l’Amérique du Nord, pourvoyeurs éventuels de farine. C’est une pensée globale fort avant-gardiste qui ne laisse pas aussi de faire penser au courant écologiste actuel.









(1) Au nom de son père, Etienne ou Estienne. il ajouta celui de sa grand-mère paternelle, Marguerite Boldgerd, aussi orthographié Boldger (Dictionnaire de biographie mauricienne). Il s’appelle donc Thomas E(s)tienne Boldger(d) mais il est le plus souvent appelé Boldger ou Boldgerd. Voir aussi Ricquebourg C., 1983, et Dubard C. et S., (2006).





(2) Jean-Baptiste Etienne est né à Saint-Servan (actuel département de l’Ile-et-Vilaine), il était commis aux vivres, colon à Moka. Béchet O., 1992.



(3) Son père est décédé le 31 juillet 1751. Béchet O., 1992.





(4) Béchet O., 1992. Il divorça d’avec elle le 6 août 1798 à La Savane. Ricquebourg C., 1983, et Dubard C. et S., 2006.





(5) C’est dans le dossier de son fils, Elie Thomas Auguste Estienne Boldgerd, que se trouve la documentation relative à Thomas Etienne Boldgerd (A.N.O.M.). On trouve quelques renseignements complémentaires dans Béchet O., 1992.





(6) Les îles de France et de Bourbon furent « rétrocédées » au Roi en 1764 mais cette rétrocession ne devint effective qu’en 1767. De la sorte les deux îles qui étaient administrées par la Compagnie des Indes Orientales passèrent sous cellle directe du Roi.





(7) Toutes les citations sont extraites du mémoire rédigé par Etienne Boldgerd en 1789 (A.N.O.M., dossier EE//232/3).



(8) Il semblerait que l’exploitation s’étende sur une superficie d’environ 2 530 hectares. Singaravélou P., 1997.





(9) Dans le monde colonial français américain ou indianocéanique le terme « habitation » désigne un domaine agricole.





(10) Une guildiverie est une fabrique de rhum (appelé aussi guildive).





(11) Dictionnaire de biographie mauricienne, p 1035-1036.





(12) Estienne Boldgerd estime cet héritage à « une soixantaine de mille livres ».





(13) Ce lieu se trouve au Nord-Est de l’Ile Maurice sans le secteur de La Rivière du Rempart près de Poudre d’Or. Je remercie mon collègue Christian Germanaz (laboratoire CREGUR de l’Université de La Réunion) qui a retrouvé ce lieu-dit sur la carte Descubes (Map of the Island of Mauritius par A. Descubes, 1880, Mauritius Archives Department, cote : MA. Maps A5.5/16).





(14) On peut supposer que Réminiac ou Boldgerd ont dû céder au domaine royal une partie équivalente de concessions obtenues dans d’autres secteurs de l’île (domaine de « Belle Ombre » pour Réminiac ou domaine du Poste Jacotet pour Boldgerd).





(15) Il s’agit de la Guerre de Sept Ans qui opposa dans l’océan Indien et en Amérique du Nord la France à l’Angleterre et qui se termina par une défaite française consacrée par le traité de Paris par lequel la France perdit la majeure partie de son empire colonial.





(16) Les noirs « marrons » sont des esclaves fugitifs. Le marronnage constitue un danger pour l’économie coloniale du fait de l’insécurité que peuvent faire régner les marrons et de l’exemple qu’ils constituent pour les esclaves restés dans les plantations.





(17) Pierre Poivre fut nommé intendant des Iles de France et de Bourbon au moment où ces îles étaient cédées au Roi par la Compagnie des Indes orientales (octobre 1766), il fut le premier à exercer cette fonction. Il administra les îles de 1767 à 1772 et s’illustra notamment dans l’introduction des nouvelles cultures notamment des épices.





(18) Il s’agit, à partir de 1778, de l’intervention de la France contre la Grande-Bretagne aux côtés des « insurgents » américains. Cette guerre américaine a aussi pour théâtre l’océan Indien où Français et Britanniques s’affrontent dans une guerre navale où s’illustre Suffren.





(19) Il s’agit selon toute vraisemblance d’un mémoire qui a été demandé par le Gouverneur Raymond Bruni d’Entrecasteaux et par l’Intendant Motais de Narbonne.





(20) Actuelle île de La Réunion et qui forme avec Rodrigues et Maurice l’archipel des Mascareignes.





(21) Les « côtes voisines » auxquelles Estienne Boldgerd fait référence sont sans aucune doute celles de Madagascar où les Français de l’Ile de France et de Bourbon ont coutume de s’approvisionner en riz.



Sources



- A.N.O.M. (Aix-en-Provence) : dossier EE//232/3.



Bibliographie



- Béchet O., 1992, Les défricheurs de l’Ile de France. Essai de biographie. Contribution à l’étude de l’établissement de l’Ile Maurice par la compagnie des Indes, 1722-1767, imprimé par Michel Robert & Co. Ldt., 217 p + XXXXII p.



- Dubard C. et S., Annuaire des mariages. Ile de La Réunion de 1800 à 1905. Extraits des fiches d’état-civil, 4 tomes.



- Dictionnaire de biographie mauricienne/Dictionary of mauritian biography, édité par Auguste Toussaint, L. Noel Regnard, J.R. d’Unienville, tome 2 : nos 25-48, p 741-1504.



- Monnier Y, 2001, Histoire d’un paysage. L’Ile Maurice, Jardin botanique exotique Val Rahmeh, 68 p.



- Ricquebourg L.J. C, 1983, Dictionnaire généalogique des familles de l’Ile Bourbon (La Réunion) 1665-1810, Imprimerie de la manutention Mayenne, 3 tomes.



- Selvon S., 2003, L’histoire de Maurice. Des origines à nos jours, M.D.S, 588 p.



- Singaravélou P. (dir.), 1997, Atlas de Maurice, Université Michel Montaigne-Bordeaux 3.



 





 


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