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n°3 novembre 2013 : La forêt et ses marges. Autour de la biogéographie historique : outils, résultats, enjeux:
La représentation des espaces boisés sur les cartes routières de l’atlas de Trudaine pour la généralité de Metz
Par Stéphane Blond, Professeur agrégé et docteur en Histoire à l’Université d’Évry-Val d’Essonne, LHEST-IDHE Evry
Résumé : Cet article est basé sur l’examen des cartes routières de l’atlas de Trudaine dédiées à l’ancienne généralité de Metz (Trois-Évêchés). Il porte plus particulièrement sur l’examen des liens qui unissent les routes et les espaces boisés. Au cours du XVIIIe siècle, la monarchie française lance la confection d’un vaste inventaire cartographique des routes royales. Les cartes permettent d’établir un état du revêtement, tout en figurant les différentes opérations d’aménagement. Beaucoup de routes traversent des bois et des forêts, plus particulièrement au sein de la généralité de Metz qui comprend de vastes espaces forestiers. Ces plans routiers décrivent les techniques de représentation des forêts par les dessinateurs, ainsi que les contraintes que le milieu naturel impose dans le tracé des routes. Dans de nombreux cas, les ingénieurs des Ponts et Chaussées cherchent à éviter la forêt, afin de limiter l’ampleur des travaux et de l’entretien régulier. Ainsi, la forêt se retrouve régulièrement en marge de la route, ce qui permet tout de même d’en étudier les contours.
Mots clés : Cartographie, Trudaine, Trois-Évêchés, figurés cartographiques, aménagement routier, bois, forêts, XVIIIe siècle.
Abstract : This article is based on the examination of the road maps of the Trudaine’ atlas dedicated to the former généralité de Metz (Trois-Évêchés). It concerns more particularly the study of the links which unite roads and wooded territories. During the XVIIIth century, the French monarchy launches the preparation of a vast cartographic inventory of the royal roads. Maps allow to establish a diagnosis of the road, while representing the various operations of territory planning. Many roads cross woods and forests territories. These road maps describe the techniques of representation of forests by the draftsmen, as well as the constraints which the natural environnement imposes in the direction of roads.
Key-Words : Cartography, Trudaine, Trois-Évêchés, cartographic signs, road construction, woods, forests, XVIIIth century.
Lorsque les ingénieurs des Ponts et Chaussées travaillent sur des projets d’aménagement routier au XVIIIe siècle, leur tâche se complique à l’approche des espaces boisés. Routes et forêts forment deux ensembles souvent opposés, car le parcours des itinéraires routiers est fortement contraint par les bois. Régulièrement, les ingénieurs des Ponts et Chaussées sont tiraillés entre leur quête de cheminements rectilignes née d’une réactualisation des techniques romaines, difficilement transposables à la configuration du terrain. La remarque vaut particulièrement dans la généralité de Metz où la surface boisée est l’une des plus importantes du royaume (1).
Si elle tient une place importante au sein des projets cartographiques, la forêt bénéficie souvent d’une mauvaise presse, car les routes les traversant sont décrites comme peu sûres, soumises au brigandage et aux larcins en tous genres. Au plan militaire, la forêt reste stratégique, car elle permet de ralentir l’avancée des troupes, alors que la vocation première de la route est au contraire de faciliter les déplacements.
Longtemps, le milieu forestier a constitué un milieu hostile et difficilement accessible pour les géographes, ancêtres des cartographes. Dans de nombreux cas, il est représenté de manière sommaire, seulement par la délimitation de son emprise. À l’intérieur de cette zone, la forêt est décrite par un amas de feuilles plus ou moins grandes qui s’éloignent elles aussi de la quête de rigueur mathématique attachée au développement de la science cartographique(2). Dans son ouvrage Le langage des géographes, François de Dainville évoque pourtant l’intégration ancienne sur les cartes de figurés cartographiques représentant la forêt, avec les enjeux qui y sont attachés :
« De toutes les formes de la végétation, les anciens cartographes pendant longtemps n’ont signalé que la forêt. Ils la figurent alors qu’ils ne sonnent aucune figuration du relief, ils la dessinent avec soin. Car, comme les cours d’eau, elle leur servait de repère dans leur travail. Obstacle à la circulation, terrain de chasse, réserve de bois, elle jouait un rôle important dans la vie d’une région. Du point de vue militaire, elle constituait un élément dont la stratégie avait à tenir grand compte (3).
Cette étude réalisée à partir du corpus de cartes de l’atlas de Trudaine souligne la complexité des liens entre la route et la forêt dans le processus général d’aménagement du territoire. Après la présentation des caractéristiques du réseau routier dans la généralité de Metz, il faut souligner la manière dont les espaces forestiers sont pris en compte et les liens qui unissent la forêt à la route.
I- Une généralité aux routes stratégiques
Réalisés au cours du tiers médian du XVIIIe siècle, les plans de l’atlas de Trudaine témoignent de l’intérêt croissant de l’État pour son territoire, en particulier pour les problématiques qui se rattachent au fait routier (4). L’initiative de cette vaste collection de cartes des routes royales revient au Contrôleur général des finances Philibert Orry, qui engage en 1737-1738, un large inventaire cartographique, en forme de préalable à des travaux d’entretien et de rénovation sur le terrain.
La généralité de Metz ou des Trois-Évêchés appartient au petit cercle des généralités « pilotes », les généralités stratégiques où le travail est accompli avec célérité et de manière exhaustive. Au cours des années 1730, soit une trentaine d’années avant le rattachement des duchés de Lorraine et de Bar au royaume de France, le territoire des Trois-Évêchés est extrêmement morcelé (figure 1).
Au sein de cette circonscription, de nombreuses routes assurent la jonction entre les provinces françaises, notamment entre Paris et l’Alsace, mais elles ouvrent aussi vers les États du Saint-Empire-Romain-Germanique. Le caractère souvent étroit des langues de terre complique la donne pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées chargés d’améliorer le tracé des itinéraires, plus particulièrement lorsque ces couloirs routiers traversent des espaces boisés. L’importance géopolitique des Trois-Évêchés justifie que le pouvoir central concentre son intérêt, ses moyens financiers et humains dans ce type de territoire.
Figure 1 : Le réseau routier de la généralité de Metz d’après l’atlas de Trudaine
Cartographie : Stéphane Blond
Le territoire de la généralité de Metz comprend 48 routes royales. Tous ces itinéraires ont été cartographiés. Les opérations occupent au moins 11 géographes, ancêtres des cartographes, qui travaillent sur le terrain, plus 27 dessinateurs chargés de mettre au propre les données recueillies (5). Le réseau routier de la généralité de Metz représente 171,2 lieues communes de 2400 toises chacune, soit 801 kilomètres, ce qui en fait l’un des réseaux les plus denses du royaume avec les généralités limitrophes de Soissons et Valenciennes.
Le réseau routier est décrit sur 166 feuilles routières, plus 20 feuilles figurant les ouvrages d’art indispensables à la viabilité des routes tout au long de l’année (ponts, ponceaux, aqueducs, etc). L’ensemble est décliné en trois volumes conservés aux Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine (6).
Dans les Trois-Évêchés, les opérations sur le terrain et le dessin au cabinet sont probablement engagés dès la fin des années 1730. Dès 1744, Le Lorrain de Sivry, ingénieur des Ponts et Chaussées de la généralité de Metz, dédicace son travail à l’intendant des finances Daniel-Charles Trudaine, chargé du détail des Ponts et Chaussées, dont les armes sont apposées en haut de la page frontispice (figure 2). Dans cet inventaire cartographique, la forêt tient une place centrale, car la plupart des itinéraires sillonnent un espace boisé.
Figure 2 : Page frontispice des volumes de la généralité de Metz
Archives nationales, F14/8486, fol. 2.
II- Représenter la forêt
Les représentations territoriales contenues dans l’atlas de Trudaine possèdent un niveau de précision très élevé qui tient à plusieurs spécificités. Tout d’abord, les ingénieurs des Ponts et Chaussées mettent en œuvre les techniques cartographiques les plus récentes, avec l’utilisation systématique de la triangulation qui permet d’obtenir un positionnement précis des éléments de la topographie.
En outre, l’échelle est de 10 lignes pour 100 toises, soit un rapport numérique de 1/8640e, alors que les cartes de Cassini sont établies sur une échelle dix fois moins précise (1/86400e). En ce sens, les cartes de l’atlas permettent d’individualiser chaque espace forestier, contrairement aux autres cartes qui décrivent plutôt les espaces boisés sous la forme de tâches d’huile aux contours improbables.
Enfin, les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont l’habitude de relever scrupuleusement les espaces boisés, car ceux-ci ont une forte incidence sur les travaux routiers à accomplir, en particulier leur durée et leur coût. Si les travaux courants sont réalisés par une main d’œuvre peu coûteuse, car recrutée par le biais de la corvée, les opérations de déboisement sont très lourdes, d’où la nécessité d’employer un matériel spécifique qui n’est pas utilisable par les corvéables. Cette situation engendre des surcoûts liés à des adjudications auprès d’entrepreneurs privés.
La représentation des espaces boisés répond à des techniques de dessin beaucoup plus empiriques que les opérations de levé mises en œuvre sur le terrain par les ingénieurs. Il existe pratiquement autant de manières de représenter la forêt que de cartographes ! Chacun d’entre eux met en œuvre une approche particulière dans le choix des couleurs, le rendu du feuillage ou la délimitation des espaces boisés.
François de Dainville insiste sur les progrès dans la figuration des espaces boisés. Alors que les premières cartes gravées représentent les forêts de manière schématique, à l’aide d’une accumulation de silhouettes d’arbres, les figurés se précisent lentement (7), au point que la forêt est placée au cœur des problématiques cartographiques, comme avec la carte des chasses royales réalisée par des ingénieurs-géographes (8). L’atlas de Trudaine est le fruit de cette lente évolution dans la représentation des espaces boisés.
Les cartes de l’atlas de Trudaine ne sont pas gravées, mais aquarellées, la couleur facilitant le repérage des éléments paysagers. Si Jean-Rodolphe Perronet, véritable figure tutélaire de l’École des Ponts et Chaussées, tente de mettre en œuvre des figurés communs, dans la pratique, d’importantes différences sont repérables entre les dessinateurs (9). Dans le Spectacle de la campagne qui accompagne la Science de l’arpenteur qu’il publie pour la première fois en 1766, Dupain de Montesson estime que la représentation des espaces boisés pose des difficultés plus ou moins importantes en fonction de l’échelle adoptée :
« Sur les cartes, sur les plans terriers et sur tous les dessins, on ne différencie pas toutes les espèces d’arbres, comme on le fait dans un tableau, ou sur un plan construit sur grandes mesures ; c’est-à-dire que les chênes, les hêtres, les charmes, les sapins, les noyers, les châtaigniers, les palmiers, les cafiers, les cacaoyers, les cotonniers, et généralement tous les arbres fruitiers et aultres qui viennent dans divers climats, se font sans distinction d’espèces, et à peu près les uns comme les autres ; si ce n’est sur les plans en grand et particuliers, où il est nécessaire d’exprimer quelques sortes d’arbres décorans, ou qui ne se voient qu’en certains pays. Alors on imite sa forme, ses branches, sa hauteur, sa couleur, etc. ; mais passé ces cas particuliers, on ne fait de distinction qu’entre les bois de haute-futaie et les bois taillis, entre les arbres isolés et à haute-tige, et les arbres nains ou en buissons. » (10)
Sur les planches de l’atlas de Trudaine, plusieurs modes de représentation sont utilisés. La première technique consiste à utiliser des profils d’arbres, en nombre variable et plus ou moins grands, afin de distinguer les bois de futaie ou de taillis. Dans la généralité de Metz, cette représentation en perspective est surtout utilisée pour les forêts de sapins (figure 3). Pour les feuillus, le dessinateur représente cette fois-ci des feuilles, avec à nouveau des hauteurs variables (figure 4). La représentation des arbres, selon une vue sommitale, n’est pas utilisée dans la généralité de Metz. Elle consiste à représenter la cime des arbres, décrivant alors une sorte de matelas vert. Cette technique utilisée pour les cartes routières de la généralité de Paris, constitue par excellence la méthode des ingénieurs-géographes militaires qui l’appliquent à la carte des chasses royales.
Figure 3 : La représentation des résineux
Archives nationales, Cartes et Plans, F14/8486, fol. 25.
Figure 4 : La représentation des feuillus
Archives nationales, Cartes et Plans, F14/8488, fol. 23.
Les dessinateurs jouent régulièrement sur la gamme des verts, avec des teintes foncées pour les arbres, sur un fond aquarellé d’un vert plus clair. Le dessin est réalisé en plusieurs étapes. L’opérateur commence par étirer sur le papier la couleur verte qui sert de fond. Il délimite ensuite l’espace boisé et les arbres à l’encre de Chine. Enfin, il appose les teintes plus foncées sur les arbres, en prenant soin de laisser des espaces vides pour l’indication des toponymes.
III- Routes et forêts, une cohabitation difficile
Les opérations de cartographie routière propres à l’atlas de Trudaine ne permettent pas d’avoir une vue globale de la surface boisée de la généralité de Metz, contrairement aux cartes qui représentent l’ensemble de cette région, comme les cartes de Cassini. L’atlas de Trudaine contient des cartes thématiques centrées sur l’objet « route ». Elles sont conçues comme des faisceaux de 1 à 2 kilomètre(s) de large, sortes de couloirs à l’intérieur desquels la route occupe une position longitudinale et guide l’orientation de chaque planche qui mesure 60 centimètres sur 90. En ce sens, si la forêt est présente, elle apparaît dans un cadre étroit qui permet seulement d’en saisir les franges (figure 5).
Figure 5 : Une planche de la route de Paris à Metz
Archives nationales, Cartes et Plans, F14/8486, fol. 5.
Malgré tout, les cartes de l’atlas de Trudaine regroupent une série de renseignements sur la forêt et ses liens avec la route. Les cartes représentent le type de bois (épineux ou feuillus), ainsi que leur lisière formée de friches, landes ou garennes. Les cartes permettent aussi de cerner les contours des massifs boisés, en particulier les zones de contact avec la route. Ces limites sont précisément relevées, car elles peuvent rompre le tracé d’un axe routier projeté. Outre la largeur de la route elle-même, la traversée d’une forêt impose deux bandes latérales d’une largeur variable, laissées en friche, avant d’éviter que des arbres chutent et bloquent la route. Cette zone vierge impose des coupes régulières et coûteuses. Les dessinateurs insistent sur le tracé des limites boisées en représentant des arbres plus serrés qui forment une haie.
Les cartes comprennent également des toponymes et des indications s’intéressant directement à la nature du territoire : « forêts », « bois », « bois brûlé », etc. Quelques données juridiques se rapportent au statut de la forêt et des terrains alentours, comme l’appartenance des lieux (« bois du roi », « bois de la communauté de Pillon ») ou les enclaves (« terrain du Clermontois », « duché de Lorraine »), comme sur l’extrait de la route de Longwy à Verdun (figure 6). Les changements de dénomination sont importants, car ils suggèrent que la route traverse différentes juridictions, une information qui n’est pas prise en compte en dehors des zones forestières.
Enfin, certaines planches comportent des informations supplémentaires, comme les routes secondaires, les fermes isolées, la présence de redoutes, ou encore les mesures de longueur qui permettent d’évaluer les espaces traversés. Alors que les espaces forestiers ne sont pas au centre de la réflexion des administrateurs qui lancent les opérations de l’atlas de Trudaine, ces territoires tiennent pourtant une place déterminante pour la réussite des opérations d’aménagement. Bois et forêts constituent des zones ambivalentes pour la route, lui servant à la fois de glacis protecteur, mais freinant également l’extension du réseau routier compte tenu de l’ampleur des travaux à réaliser. L’atlas de Trudaine présente un instantané, aussi précieux qu’incomplet des limites forestières au mitan du XVIIIe siècle. Ce constat mériterait une étude fine, avec une analyse détaillée des planches, dans la généralité de Metz et dans les autres généralités. Cette opération d’archéologie paysagère autour d’une source singulière permettrait de cerner l’emprise de la forêt au cours du siècle des Lumières.
Notes :
(1) Les travaux portant sur une analyse des cartes de Cassini démontrent qu’en reprenant les limites administratives actuelles, la Lorraine possède une surface boisée de 7383 km², soit 31,2 % de son territoire. Daniel VALLAURI, Audrey GREL, Evelyne GRANIER, Jean-Luc DUPOUEY, Les forêts de Cassini : Analyse quantitative et comparaison avec les forêts actuelles, Rapport WWF/INRA, Marseille, 2012, p. 2.
(2) Sur les liens entre la forêt et la cartographie, voir Pierre-Yves PUYO, « Cartographie et aménagement forestier : rapide aperçu de deux siècles d’évolution des pratiques disciplinaires françaises (XVIIIe-XIXe siècles), in Isabelle LABOULAIS (dir.), Les usages des cartes (XVIIe-XIXe siècle) : Pour une approche pragmatique des productions cartographiques, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2008, p. 239-
(3) François de DAINVILLE, Le langage des géographes, Paris, Picard, 2002 [1964], p. 190.
(4) Stéphane BLOND, L’atlas de Trudaine, Paris, éditions du CTHS, à paraître début 2014.
(5) Ces caractéristiques sont fournies par le manuscrit 73 conservé au sein de la Bibliothèque de l’École nationale des Ponts et Chaussées, folios 173-197. Sur les routes des Trois-Évêchés, se référer à Robert SCHOUMACKER, Routes et pouvoir dans la généralité de Metz, 1665-1789, Mémoire de maîtrise de l’Université des sciences humaines de Strasbourg, juin 1993, 108 p.
(6) Archives nationales, Cartes et Plans, F14/8486-8488.
(7) François de DAINVILLE, op. cit., p. 190-211.
(8) Sylvie BOURCIER, La carte des chasses royales, Vincennes, Service historique de l’Armée de Terre, 1972.
(9) Sur la représentation des paysages selon Perronet, voir Stéphane BLOND, « La rhétorique cartographique du paysage. Un manuscrit méconnu de Jean-Rodolphe Perronet », in Cécile SOUCHON (dir.), Les outils de représentation du paysage, Paris, CTHS, 2012, p. 45-57.
(10). DUPAIN DE MONTESSON, La science de l’arpenteur dans toute son étendue, Paris, Chez Goeury, 1813, p. 148.[orthographe respectée].