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N°6-7 mai-novembre 2015 : Les médias : approches géohistoriques et géopolitiques:

La Transnistrie, couverture médiatique d’une zone grise par la presse quotidienne française (1989-2011)

Olivia Charpentier


Par Olivia Charpentier (Analyste géopolitique à l’Etat-major de l’armée, Ministère de la défense, diplômée du master Médias et mondialisation, Institut français de presse, Université Panthéon-Assas)



Résumé : Cet article propose au lecteur de comprendre l’interprétation donnée par deux grands quotidiens,  Le Monde et Le Figaro, à la problématique des zones grises, appliquée à l’exemple de la Transnistrie. Il s’agit ici de procéder à un état des lieux des sources - sur la période allant de la naissance de la Transnistrie, en 1991, à la chute du président Igor Smirnov, en décembre 2011 - afin de mettre en lumière le degré d’implication des journaux français dans cette crise. Il est ainsi proposé une lecture géopolitique de la situation en Transnistrie, où la criminalité florissante et la corruption politique se font au détriment de la population. Plus largement, l’existence d’un tel espace de non-droit aux frontières de l’Union européenne remet en question la politique d’intégration européenne (cas de la Moldavie) et fragilise les relations diplomatiques de la communauté internationale.



Mots-clefs : Transnistrie, Moldavie, Le Monde, Le Figaro, zones grises.



Abstract : Grey zones” arise on the whole world even on the borders of the European Union. For many, Transnistria may be the theater of one of Tinitin’s adventures. In fact, not only Transnistria is real, but also is identified as one of these “grey zones”, areas where non-state groups make the law, in the deepest indifference. Obviously, one of the consequences is that information is difficult to collect for journalists, and then rarely present in the French national daily newspapers.This article aims at understanding how two famous of them, “Le Monde” and “Le Figaro”, inform the French reader about problems linked to the grey zones throughout the example of Transnistria. This analyze is first to proceed of a current inventory of the sources - over the period from the birth of the Transnistria, in 1991, to the fall of the former president Igor Smirnov, in December 2011 - to focus on the degree of implication of the French newspapers in this crisis. Thanks to this explanation, it is proposed a geopolitical reading of Transnistria’s situation where the prosperous criminality and the political corruption infest every inch of the country. Finally, the existence of a such space of non-right near the borders of the European Union questions the policy of European integration (case of Moldavia) and impairs the diplomatic relations of the international community.



Keywords : Transnistria, Moldavie, Le Monde, Le Figaro, grey zones.



Document 1: La Moldavie : en vert, le territoire moldave, en rouge, la zone autoproclamée République moldave de Transnistrie (carte 2011, source diplomatie.gouv.fr).





L’opération Serval déclenchée par la France en janvier 2013 sur le Nord-Mali a rapidement mis les journalistes face aux difficultés de couvrir un conflit armé. Pourtant, ceux-ci tentent par tous les moyens de s’infiltrer dans les zones en arrière du front, afin de recueillir images ou témoignages de la guerre, soumis à l’immédiateté de l’information. Cependant, avant le mois de janvier, très peu d’articles étaient consacrés au Mali, qui se situe sur la plateforme sahélienne de tous les trafics : cigarettes, drogue, armes, etc. Le Mali est une zone grise, un lieu ou des groupes non-étatiques font la loi, dans l’indifférence la plus totale. Des zones grises, il en existe partout à travers le monde, sur chacun des cinq continents. Même en Europe, aux frontières de l’Union. Pourtant, pour beaucoup, la Transnistrie serait plutôt le théâtre d’une des aventures de Tintin.



Cet article a pour ambition de comprendre la visibilité que les médias donnent à la problématique des zones grises, appliquée à l’exemple de la Transnistrie. Avant toute chose, il convient de procéder à une rapide présentation de la Transnistrie, dans ses évidences et ses complexités, préalable nécessaire à une analyse de la forme et du fond des sources.



I. La Transnistrie (1991-2011) : naissance d’une zone grise



Entre la Syldavie et la Moldavie, la frontière pourrait paraitre mince.  Pourtant, la première est un État d’opérette crée par Hergé à la fin des années 1940, et la seconde est une république bien réelle, indépendante depuis 1991. Or, le théâtre du Sceptre d’Ottokar jouit d’une renommée qui dépasse cent fois celle du petit État d’Europe de l’Est. Pourtant ce dernier connait une histoire pluricentenaire : principauté fondée en 1359, sous influence turque puis russe, annexée à la Grande Roumanie en 1918 et enfin par l’URSS à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Et cette histoire est encore inachevée. La Moldavie, à peine plus grande que la Belgique, souffre depuis une vingtaine d’années d’un conflit territorial jamais résolu, et cependant décisif dans les relations internationales. En effet, après la chute de l’URSS, par crainte d’une fusion entre la Moldavie et la Roumanie, une bande de terre située à l’Est du Dniestr s’est érigée en République moldave de Transnistrie. Pourtant, celle-ci n’est reconnue par aucun des pays de la communauté internationale, pas même par la Russie, qui lui offre un soutien inconditionnel.



Ce confetti de l’Union soviétique, d’une superficie égale à celle de la Bourgogne (environ 4 000 km2), a pour capitale Tiraspol, également appellation d’une célèbre marque de cognac local. Son président Igor Smirnov, qui règne en Soviet suprême, porte lui le nom d’une fameuse vodka… un cocktail détonnant. « Certains pays ont une image de marque, lui, il a une image, deux marques... ».



La géopolitique de cette région autoproclamée et inconnue des Européens est pourtant essentielle, à tous les niveaux d’analyse, local comme international. Par géopolitique, on entend tout ce qui concerne les rivalités de pouvoirs ou d’influence sur des territoires et les populations présentes. Il sera question ici du territoire transnistrien, et les acteurs qui font de cet espace une zone grise.



Le concept de zone grise est lui aussi un concept peu utilisé et mal défini, et l’expression « trou noir » lui est souvent préférée par les journalistes. Selon Gaïdz Minassian (chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique), dans Zones grises - Quand les Etats perdent le contrôle, paru en 2011, la Transnistrie répond bien aux critères d’une zone grise. Il s’agit une zone de non droit, dérégulée, plus ou moins grande, où les institutions centrales de l’État (ici moldave) n’arrivent pas à pénétrer. Le régime de Tiraspol, capitale transnistrienne, a pour vocation de remplacer l’ordre établi. Toujours selon notre auteur, les trois principes de la zone grise sont scrupuleusement respectés en Transnistrie : la substitution d’autorité, la dérégulation sociale et la privatisation du territoire.



Le problème qui se pose alors est de savoir comment survit le régime de Tiraspol, et quel est son rôle dans les relations internationales. Celui-ci est en effet, bien qu’autoproclamé indépendant, officiellement toujours rattaché à la Moldavie, pays le plus pauvre d’Europe.



Des éléments de réponse sont apportés par cette étude, focalisée sur la période 1989-2011. 1989 est en effet la date de la chute de l’URSS, et décembre 2011 la fin de l’ère Smirnov, avec sa défaite aux élections transnistriennes, après vingt ans passés au pouvoir. Ainsi apparait notamment une imbrication de la République moldave du Dniestr dans la majorité des discussions impliquant de près ou de loin la Russie, notamment après le second mandat de Vladimir Poutine, qui choisit une ligne diplomatique ferme et intransigeante face aux Européens, mais surtout face aux États-Unis (traité FCE ou OTAN par exemple). Autre zone perturbée par la Transnistrie, l’Union européenne, qui au fur et à mesure des élargissements voit ses frontières se rapprocher dangereusement des zones de conflit d’Europe de l’Est, et tente de dégager des solutions soit  par la mise en place de missions d’observation dans le cadre de la politique européenne des frontières, soit en partenariat avec les pays directement concernés. Et par pays directement concernés, se place en première ligne la Moldavie, pour qui la Transnistrie est une source intarissable de problèmes. Tout d’abord, perdre la Transnistrie signifie perdre un tiers de sa production industrielle. Ensuite, cela veut dire supporter l’Armée russe sur son territoire, et être à la merci de la Russie sur les questions énergétiques. Enfin, c’est voir ses espoirs d’intégration à l’Union Européenne s’amoindrir chaque jour, le dialogue étant difficile avec les élites corrompues et prosoviétiques de la rive droite du Dniestr.



II. La presse écrite française dans la crise de Transnistrie



Cette brève présentation permet de mettre en lumière l’intérêt géopolitique de l’étude de la Transnistrie, terrain fertile pour les trafics en tous genres. Ces constats sont le fruit d’une étude réalisée au prisme de deux quotidiens français que sont Le Figaro et Le Monde, entre 1989 et 2011, dates clef pour la petite République autoproclamée. Avant de proposer une analyse de fond sur les problématiques liées à la dérégulation du territoire telles que laisse deviner la simple lecture des journaux.



Première constatation évidente : la Transnistrie est un sujet peu abordé dans les journaux. Le quotidien lui offrant la plus large place dans ses colonnes est Le Monde, quotidien francophone de référence. On dénombre deux cent trente-et-un articles sur la période étudiée. Le premier, paru le 15 décembre 1989, évoque la Transnistrie comme territoire de la Shoah, à l’époque où la région était sous contrôle roumain. Le dernier fait état de la défaite du président historique Igor Smirnov, et date du 16 décembre 2011. Durant les vingt années observées, la Transnistrie a rarement été au centre des articles. Ceux qui évoquent le nom de la région sécessionniste en titre sont peu nombreux, même lors du conflit armé de 1992, dix-huit pour l’intégralité de la période.



Le second journal consulté est Le Figaro, à ce jour quotidien français le plus ancien. La série d’articles sur la Transnistrie du journal Le Figaro débute en 1997, avec un total de quatre-vingt-treize articles. Le 9 mai 1997 est le point de départ, avec un article sur l’éventuel règlement du conflit par un mémorandum. La dernière évocation de la région russophone se fait le 5 décembre 2011, à l’occasion d’un article sur les Balkans. L’absence d’article sur la Transnistrie dans la période précédent 1997 n’a pu être élucidée. Cependant, on peut imaginer que le statut incertain de la République moldave du Dniestr, toujours non reconnue officiellement par la communauté internationale, ait conduit Le Figaro à la considérer en tant que telle plus tardivement. Le Monde est donc notre seule source pour la période allant de 1989 à 1996.



En ce qui concerne les auteurs des articles, on constate une relative spécialisation sur l’Europe de l’Est et le monde russe, notamment dans les colonnes du Monde. Parmi eux, Natalie Nougayrede, récompensée en 2005 par le prix Albert Londres, est nommée directrice du journal le 1er mars dernier. La qualité et la spécialisation des auteurs permettent de saisir la précision des articles, et les fines analyses qui y sont distillées. Enfin, si les pages du Monde sont régulièrement accompagnées de cartes (36 sur la période), les articles du Figaro ne sont pas illustrés, ce qui parfois peut se révéler une lacune pour situer avec précision la Transnistrie.



La Transnistrie est proposée au lecteur par le biais d’articles peu nombreux et rarement illustrés, néanmoins rédigés par des journalistes de qualité. Un dernier point reste à éclaircir, celui du contenu des papiers. Car sur ce point encore, la Transnistrie est loin de se présenter au premier rang. Un petit nombre d’articles traite de la Transnistrie en temps que telle. Sa présence au sein des lignes du Monde et du Figaro varie du tout au rien, du reportage entièrement dédié, à l’évocation anecdotique dans un sujet beaucoup plus vaste. La répartition des articles est peu homogène selon les périodes chronologiques. Cependant, pour les deux quotidiens, on constate une certaine symétrie de publication.



 



Document 2 : Nombre d’articles par journaux abordant la Transnistrie de 1989 à 2011





L’essentiel des articles de l’année 1992 porte sur le conflit armé, il s’agit de la période la plus faste pour la Transnistrie dans les colonnes du quotidien Le Monde. Dans la suite logique, les années suivantes voient le thème des articles tourner autour de la résolution du conflit, de l’évolution du statu quo, des propositions de sortie de crise. Concernant la zone grise, seulement sept articles (sur les deux journaux confondus) exploitent la Transnistrie comme zone de trafics et de non-droit. Cependant, l’étude approfondie des articles évoquant la Transnistrie met en lumière des schémas géopolitiques complexes tissés avec un fil sorti tout droit du « trou noir » qu’est l’enclave sécessionniste à l’Est du Dniestr. On peut d’ailleurs apprécier, tout au long de ces articles, une analyse approfondie, fournie de chiffres et d’exemples nombreux. D’ailleurs, il s’agit d’une des rares occasions pour lesquelles les journalistes se rendent sur place, bien souvent de façon illégale (puisque ceux-ci ne sont pas autorisés à pénétrer sur le territoire). Ce fut le cas pour Piotr Smolar, envoyé spécial à Tiraspol, qui s’inventa une épouse locale ou encore pour Mirel Bran, qui use de corruption (cinquante euros glissés dans le passeport) et de l’aide d’un jeune homme natif de la région afin de pénétrer dans Tighina. On pourrait alors envisager deux hypothèses. Le fait que les journalistes ne soient pas les bienvenus en Transnistrie, rendant leur progression dans ce territoire difficile, serait la cause directe et logique du manque d’articles. Cependant, l’indifférence pour cette enclave pourrait tout simplement venir du fait d’un immobilisme et d’un manque de transparence politique, économique, ou sociale. A la lecture des articles, il semblerait que les deux facteurs se combinent.



III. Lecture géopolitique de la zone grise de Transnistrie



Dans le traitement médiatique de la zone grise de Transnistrie, les articles sont rares, mais documentés et riches. Comment les journalistes traduisent-ils ce concept à travers leurs articles. Ainsi, nous présenterons les acteurs qui interagissent sur le territoire de la Transnistrie, la nature de flux qui y circulent, puis les réseaux mis en place durant ces vingt années ce statut ambigu.



A. Une classe politique toute puissante



Les trois principes de la zone grise sont scrupuleusement respectés en Transnistrie : substitution d’autorité, dérégulation sociale et privatisation du territoire. La vie politique locale reste marquée par la figure d’Igor Smirnov : le pouvoir est accaparé par les acteurs politiques, au détriment de la population.



Arrivé de Sibérie en 1986, il a été « élu » à plusieurs reprises depuis l’indépendance, avec une très large avance, toujours au premier tour. Notons que lors du scrutin présidentiel de décembre 2011, Smirnov, candidat à sa propre succession, est battu dès le premier tour, et Evgueni Chevtchouk lui succède à la tête de la république non reconnue. Des cas de fraudes sont avérés, et les élections ne sont pas reconnues par l’OSCE (Organization for Security and Co-operation in Europe), malgré la participation à la surveillance du scrutin d’organisations de la CEI (Communauté des Etats Indépendants). Autre personne clé du régime, le ministre de la sécurité intérieure, en place depuis l’indépendance, Vladimir Antiufeev, est recherché par Interpol pour crime de guerre en Lettonie.



La Transnistrie essaie depuis peu de montrer un autre visage, plus « démocratique ». Ainsi, lors des élections de décembre 2005, le président du Parlement Grigori Marakuta, a été remplacé par le jeune Evgueny Shevchuk (né en 1968). Ce dernier appartient au parti d’opposition, « Renouveau », qui représente plutôt les intérêts oligarchiques de Transnistrie alors qu’Igor Smirnov est quant à lui très lié aux intérêts oligarchiques russes. Cependant, même si une pluralisation des partis politiques peut être observée - ainsi que l’émergence d’ONG, la vigueur de ce mouvement de démocratisation est contestable. Le régime de Tiraspol peut être considéré au mieux comme un « autoritarisme concurrentiel ». Le pouvoir n’est pas réellement contraint pour sa population, mais s’est doté des apparences d’une démocratie représentative.



B. Des conditions de vie d’un autre temps



Cette confiscation du pouvoir politique par les élites n’est pas sans conséquences sur la vie quotidienne de la population. À Tiraspol, par exemple, la capitale de la république séparatiste, trône une immense statue de Lénine en granit rose et des véhicules blindés de l'armée russe, qui maintient sur place un contingent d'environ 1 500 soldats, qui sillonnent les rues. A titre d’exemple, la ville de Bendery a fait l’objet d’un reportage exceptionnel. En septembre 2004, le journal Le Monde revient sur les conditions de vie à Bendery, aussi appelée Tighina. Cette ville, qui fut le théâtre de violents affrontements en 1992, souffre encore d’une « guerre qu'elle n'a pas voulue ». Le journaliste est envoyé sur place pour un bref séjour, et rapporte des conditions de vie d’un autre temps. Lorsqu’il tente d’entrer en Transnistrie, il se heurte à  trois check- points successifs qui « donnent un avant- goût de la guerre des nerfs que se livrent la Transnistrie et la Moldavie depuis douze ans ». Il sera contrôlé par la police moldave (passeports) puis de façon plus approfondie par les forces d'interposition « russo-moldavo-transnistréennes », avant de tomber sur la milice transnistréenne, organisation paramilitaire ayant pour but de préserver à tout prix l'indépendance de leur République soviétique. La ville est sous double administration, à la fois moldave et transnistrienne. On pourrait parler d’un feu Berlin pré-1989 en miniature, où les jeunes ne rêvent que d’une chose,  « voir disparaître les check-points, les armes et cette odeur d'avant-guerre qui risque de transformer la « porte » jadis ouverte sur les mondes occidental et slave en un mur infranchissable ». Pour l’envoyé spécial, le voyage finit comme il a commencé, « après une nuit passée dans cette ville presque interdite aux étrangers, Tudor propose de repartir au lever du soleil, histoire de tomber sur le même garde- frontières. Officiellement, le séjour d'un étranger ne doit pas dépasser trois heures, mais un autre billet de 50 euros et deux bouteilles de cognac Kvint ont permis de régler l'affaire. »



C. Une zone grise, paradis du crime organisé



Les espoirs sont minces pour les habitants de Transnistrie, figés dans une situation politique, économique et sociale qui n’a pas évolué depuis vingt ans. Pourtant, l’argent circule en Transnistrie. Et dans d’énormes quantités. Trafic d’armes, production d’armements, prostitution, contrebande, des mécanismes qui échappent à tout contrôle moldave et international, pour alimenter financièrement les élites de Transnistrie. « En Transnistrie, affirme un diplomate roumain qui fut en poste en Moldavie, on trafique tout ce qui peut l'être. C'est un paradis pour le blanchiment d'argent. La transformation des voitures volées est un sport national. Mais la grande spécialité locale, ce sont les armes. »



La  Transnistrie était jadis l'un des producteurs clés d'armement de l'URSS. 85% de ses usines appartenaient au complexe militaro-industriel. Résultat: dans les années 1990, l'exportation d'armes de tout calibre via Odessa et la mer Noire alimenta quantité de conflits africains sous la houlette d'intermédiaires sans scrupule. Le tout, sous la coupe d’Igor Smirnov, président et ancien dirigeant soviétique de conglomérat industriel. La hausse de la criminalité depuis l’indépendance est due à des héritages soviétiques combinés aux nouvelles possibilités offertes par le contexte post-communiste. Ainsi, il existe sous l’URSS une « économie grise » que le pouvoir tolère, notamment sous la forme d’échanges entre usines hors de la planification. Le passage au marché et à la démocratie s’est accompagné de phénomènes favorisant la criminalité. Tout d’abord, les changements juridiques ont laissé les acteurs agir dans des conditions souvent proches de l’illégalité. Par ailleurs, le système de régulation économique a changé de manière toute aussi considérable à cette période. Comme le souligne Florent Parmentier (enseignant à Sciences-Po Paris), « ces phénomènes, renforcés par l’effondrement économique généralisé et la nature incomplète des changements, ont engendré une hausse des activités informelles et de la criminalité ». La criminalité florissante de Transnistrie s’insinue dans tous les domaines. Selon le Centre d'études stratégiques de Chisinau, environ 60 % de l'essence et 80 % des cigarettes vendus en Moldavie viendraient en contrebande de Transnistrie.



Mais ce qui fait la force du régime de Tiraspol, c’est le commerce d’armement. En effet, début octobre 2002, conformément aux engagements qu'elle avait pris en 1999 lors d'un sommet de l'OSCE, la Russie a commencé à rapatrier une partie des 40 000 tonnes de munitions et des 50 000 armes déposées en Transnistrie. Vingt-quatre wagons chargés de missiles sol-sol Ouragan ont quitté Tiraspol pour la Russie. Mais selon un rapport réalisé par l'Institut de politique publique de Chisinau, l'essentiel de ces stocks a déjà été en quelque sorte « privatisé » pour être vendu ou transformé. Ainsi, depuis 1996, selon un rapport réalisé par l'Institut de politique publique de Chisinau (capitale de la Moldavie), l'usine métallurgique de Ribnita transforme des bombes et des obus prélevés dans l'un des principaux dépôts de la XIVe armée, à Kolbasna. Au printemps 1997, des témoins font état d'un convoi de quatre wagons contenant plus de 200 tonnes de ce type d'armement. L'usine mécanique de Bendery et les entreprises Elektromash et Elektroaparat de Tiraspol, la capitale, produisent un éventail d'armes tout aussi impressionnant : lance-roquettes BM-21 Grad, lance-mines de calibre 82 et 120 millimètres, lance-grenades antitanks SPG-9 ou RPG-7, mines antipersonnel, pistolets-mitrailleurs ou kalachnikovs...



Tiraspol dispose, en outre, d'un aéroport militaire pour écouler cette « marchandise » qui a pu être identifiée au Kosovo, en Tchétchénie et en Abkhazie. L'Iran, l'Irak et d'autres pays arabes seraient également clients.  Le président Smirnov sait conduire ses affaires. En février 1996, il a obtenu de son homologue moldave des tampons de douane et des licences d'import-export qui lui permettent de « légaliser » ces trafics. Ce « business » profite à beaucoup de monde. Tiraspol a libre accès au port ukrainien d'Odessa. Le 2 juillet 1999, le chef du poste frontière moldave de Causeni, Eugen Grosu, a été assassiné pour n'avoir pas su fermer les yeux sur un de ces trafics. En somme, les frontières entre la Transnistrie, la Moldavie et l'Ukraine restent virtuelles.



Ce « trou noir », plaque tournante du trafic d'armes, mais aussi de matières sensibles, nucléaires ou chimiques, tels les précurseurs pour les stupéfiants, échappe jusqu'à présent à tout contrôle. Au cours de ces trois dernières années, la police roumaine a opéré une trentaine de saisies d'uranium sur des citoyens moldaves et roumains. En Moldavie, des experts de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) ont découvert en 2002 quatre anciens sites soviétiques abritant de grandes quantités de césium- 137, un métal qui peut être utilisé pour la fabrication d'armes nucléaires. Le césium se trouvait dans de petits conteneurs facilement transportables, selon un journaliste du Figaro. Selon Ala Mindicanu, économiste, ces commerces illégaux représenteraient plus d'un milliard de dollars par an, quatre fois plus selon le président Voronine, « qui ne manque pas une occasion de traiter son homologue de Transnistrie, Igor Smirnov, de “président mafieux, bandit et criminel” ».



En 2003,  l’attention du quotidien se porte à nouveau sur les trafics d’armes. « La petite Transnistrie aligne 7 500 soldats, dont une bonne partie sont des transfuges de l'armée russe. Equipée de 18 tanks T- 64, d'artillerie et de véhicules blindés, elle serait en mesure de mobiliser et d'armer au total 25 000 hommes ».  « Chaque habitant disposerait de dix kilos d'armement », raconte alors Ion Iovcev, le directeur de l'école roumanophone de Tiraspol.



Jusqu’en 1993, le régime de Tiraspol se contente d'écouler une partie des stocks de la quatorzième armée soviétique (35 000 tonnes de munitions se trouveraient toujours dans le dépôt souterrain de Colbasna). Puis, comme rapporté dans Le Figaro du 27 septembre 2003, avec l'aide du plus grand groupe russe d'armement, Rossvooroujenie, il modernise plusieurs usines du pays pour y produire en série tout un catalogue d'armes : des lance- roquettes, plusieurs modèles d'armes antitanks, des lance-grenades, lance- mines, pistolets-mitrailleurs et autres armes de poing encore plus répréhensibles. Il transforme aussi des bombes et des projectiles de gros calibres en mines antichar et antipersonnel. Sous sa houlette autoritaire, la Transnistrie est devenue un microcosme de ces réseaux politico-mafieux qui prospèrent dans l'ex-URSS.



La Transnistrie est très pauvre, contrairement à ses dirigeants. Derrière le vernis soviétique s'organisent pillages et trafics. Le statut flou du territoire s'y prête. Le port ukrainien d'Odessa n'est pas loin. Mais surtout,  « la Transnistrie est d'abord une affaire de famille ». En effet, un des fils du président  Igor Smirnov, est le grand patron des douanes et l'un des principaux dirigeants de la firme qui détient le monopole du commerce du pétrole, de l'alcool et des cigarettes. Le second fils contrôle le commerce des armes. En mars 2000, le jeune Smirnov a été interpellé à Moscou avec, en sa possession, « la coquette somme d'1,2 million de dollars. L'affaire a été aussitôt étouffée ». L'économie est verticalisée et un groupe se trouve en situation de monopole généralisé.



L'essentiel de ces activités aurait pour couverture la société Sheriff, dirigée par deux anciens officiers de police possédant la nationalité moldave et anciens agents du renseignement soviétique. En Transnistrie, Sheriff est omniprésente. Elle possède, entre autres, une chaîne de télévision et tout un réseau de stations essence. Elle est présente également dans le secteur des cigarettes, extrêmement lucratif et bénéficie de privilèges fiscaux extraordinaires, « contrôlant directement une majorité de députés, affirment     plusieurs sources ». Des supermarchés à l'alcool, en passant par la téléphonie mobile, rien ne lui échappe. « Dans le village de Karagach, près de Tiraspol, on découvre le chantier pharaonique lancé par un des deux fondateurs du groupe, une propriété sur 11 hectares, entourée par une enceinte en briques rouges ». A l'entrée de Tiraspol, un stade flambant neuf d'environ 14 000 places porte le nom de Football Club Sheriff Tiraspol. Juste à côté, un vaste complexe hôtelier est en voie d'achèvement. Destiné officiellement aux grandes rencontres internationales, l'ensemble aurait coûté 180 millions de dollars alors que le gouvernement de Transnistrie affiche un budget annuel de 40 millions de dollars...



En dix ans, profitant de la faiblesse de gouvernements moldaves corrompus, de la complicité de groupes mafieux russes et ukrainiens et des intérêts géopolitiques de la Russie, la Transnistrie est devenue un paradis du crime organisé, un inquiétant « trou noir ». Le président estonien Toomas Hendrik Ilves, qualifie la Transinstrie d’une « autre de ces régions mafieuses (…). C'est un retour à la loi de la jungle, quelque chose entre le comportement de l'empire britannique du XIXe siècle et le gangsta rap : c'est à cela que cela me fait penser ».



La question centrale devient alors celle de la survie du régime transnistrien. En effet, celui-ci s’est donné de véritables assises pour survivre et perdurer, reposant sur trois solides piliers : l’économique, le politique et le sécuritaire. Le conflit est entretenu par un certain nombre de groupes d’intérêts présents en Transnistrie, en Moldavie, en Ukraine et en Russie. La Transnistrie a survécu économiquement grâce à une industrie encore en place métallurgique notamment, mais peu réformée, et de nombreux petits trafics illicites. Politiquement, les élites bénéficient du statu quo : le régime autoritaire d’Igor Smirnov ne tolère pas de réelle opposition. En effet, il n’y a eu aucune élection respectant les standards internationaux de liberté et de justice depuis le début de la sécession. Enfin, la Russie a œuvré au maintien de l’entité séparatiste sur le plan sécuritaire. Elle l’a fait notamment par une présence militaire prolongée, mais aussi par les dépôts d’armement sur place. Pendant toutes ses années d’existence, la  « République du Dniestr » a cherché à construire sa propre identité sur le modèle pan-slave. La Transnistrie est bel et bien une zone grise, elle en revêt toutes les caractéristiques essentielles : appropriation du territoire par un groupe, défiance de l’autorité nationale par la création d’une autorité propre, absence de contrôle international. Ces systèmes se sont mis en place à la suite du conflit armé qui opposa le jeune Etat moldave aux sécessionnistes russophones, et dont les conséquences pèsent toujours sur la Moldavie.



Conclusion



Le nom de Transnistrie suscite la majorité du temps une incompréhension, au mieux, il renvoie à la vague idée d’une région séparatiste inconnue. Il s’agit pourtant bel et bien  d’une zone grise, basée sur de puissants réseaux politico-mafieux. Celle-ci, « hébergée » par la Moldavie, nuit gravement à ce petit pays. Plus encore, il faut voir les problématiques posées par ce bout de terre à l’Union Européenne. Enfin, son rôle n’est pas négligeable dans les relations internationales. Pourtant, l’étude géopolitique menée au prisme de la presse quotidienne française révèle un traitement médiatique timide. La thématique de la zone grise, ou du « trou noir », voit la faiblesse numérique compensée par la qualité des articles, réalisés au cours notamment de reportages d’investigation, et largement fournis et documentés. Globalement, un équilibre s’établit entre difficulté d’accès à l’information, traitement, publication et diffusion de celle-ci. Ainsi apparait une logique dans l’établissement des zones grises et leur traitement médiatique, car au fond, il est question d’étouffement et d’impunité.



Bibliographie



Charpentier O., 2012, « La Transnistrie, géopolitique d’un « trou noir » européen d’après Le Monde et Le Figaro entre 1989 et 2011 », mémoire de master 2, Université Paris II Panthéon-Assas, 160 p.



Deleu X., 2005, Transnistrie : la poudrière de l'Europe, Paris, Hugo doc, 223 pages.



Minassian G., 2011, Zones grises, quand les Etats perdent le contrôle, Paris, Autrement, 201 p.



Parmentier F., 1er avril 2006, « La Moldavie et la Transnistrie. Géopolitique du voisinage euro-russe », sur Diploweb.com.



Parmentier F., 2007, « La Transnistrie » Politique de légitimité d'un Etat de facto, Le Courrier des pays de l'Est, 2007/3 n° 1061, p. 69-75.



Sources citées dans l’article:



Le Figaro - 23 avril 2002, « Le « trou noir » de la Transnistrie ».



Le Figaro - 11 décembre 2002, « La Moldavie en pleine crise d'identité ».



Le Figaro - 27 septembre 2003, « Plaque tournante de tous les trafics, la Transnistrie fait peur à l'Europe ».



Le Figaro - 8 janvier 2004, « Faut-il mourir pour Tiraspol ? ».



Le Monde - 22 septembre 2004, « Tighina Ville Interdite ».



Le Monde - 7 mars 2005, « Reportage - Après l'Ukraine et la Géorgie, la Moldavie veut desserrer la tutelle russe ».



Le Monde - 29 août 2008, « Pour le président estonien, « il faut repenser l'idée même de sécurité en Europe ».



Le Monde - 5 décembre 2011, « La Transnistrie, dernier vestige de la guerre froide en Europe ».



 



 



 



 


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      Bi-annuelle
    • Année de création
      0000-00-00 00:00:00
    • ISSN électronique
      2264-2617
    • Adresse postale de la revue
      Faculté des Lettres de Sorbonne Université, Institut de géographie, 191, rue Saint-Jacques 75005 Paris
    • Courriel
  • Versions
    Version Française
    English Version
    1.0
  • Réalisation
    Projet Annuel - Master Informatique Génie Logiciel
    Université de Rouen 2011 - 2012
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