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N°6-7 mai-novembre 2015 : Les médias : approches géohistoriques et géopolitiques:

La représentation géopolitique du Sinaï dans trois titres de presse écrite en 2013

Ivan Sand


Par Ivan Sand (doctorant à l’Institut Français de Géopolitique sous la direction du Professeur Philippe Boulanger, Institut français de géopolitique, Université Paris VIII).



Résumé : L’histoire récente du Proche-Orient a conféré un statut particulier à la région du Sinaï : occupée par Israël entre 1967 et 1982, la péninsule est considérée par l’Etat hébreu et par l’Egypte, comme une zone tampon entre les deux pays, garante d’un certain équilibre régional. Cependant l’étude au niveau local de la situation du Sinaï requiert une analyse approfondie de sa place au sein de l’Etat égyptien. En effet, les populations bédouines, qui composent environ 70% des 550 000 habitants de la péninsule, ont généralement le sentiment de constituer des citoyens de seconde zone pour le pouvoir central du Caire. Cet article tend à mettre en regard les différentes représentations géopolitiques des acteurs impliqués dans le contrôle de la péninsule. Que ce soit parmi les populations locales, les entités voisines (Israël, Territoires Palestiniens) ou les grandes puissances internationales, le Sinaï constitue une région clé avec une dimension symbolique très forte, du point de vue militaire, commercial et même religieux. L’analyse des rivalités de pouvoir sur ce territoire nécessite donc une approche multi-scalaire, mettant en perspective l’étude des enjeux que concentre la péninsule à différentes échelles. Depuis la révolution égyptienne de 2011, la péninsule du Sinaï oscille dans la presse entre la menace d’un « nouvel Afghanistan » du djihadisme international, un « verrou stratégique » vis-à-vis d’Israël et le théâtre des luttes politiques internes égyptiennes. Cet article a tout d’abord pour objectif de mettre en lumière ces différences au moyen d’une analyse quantitative et qualitative de la place de ce territoire au sein de trois titres de presse écrite, égyptien, israélien et français au cours de l’année 2013. Les résultats de cette étude permettent dans un second temps d’identifier les causes de ces différentes interprétations et de dégager deux principales visions de la péninsule du Sinaï : elle semble à la fois oubliée sur le plan socio-économique et très convoitée d’un point de vue géostratégique. A priori antagonistes, ces deux représentations géopolitiques de ce territoire sont en réalité imbriquées et reposent sur un même socle historique et géographique.



Mots-clefs : géopolitique, géographie, Sinaï, Egypte, Israël, média



Abstract: The recent history of the Middle East enhanced a special status to Sinai: occupied by Israel between 1967 and 1982, the peninsula is seen as a « buffer zone » between Egypt and Israel, which guarantees the stability of the region. However the study of the local situation requires a precise analysis of Sinai’s position in the Egyptian state. For instance, in the Bedouin populations, who represent about 70% of the 550 000 inhabitants of Sinai, there is a strong feeling of being considered as a second-class citizen in the Egyptian government’s eyes. My researches, leaded at the French Institute of Geopolitics at the University Paris 8, aim to set against the different geopolitical representations of all the stakeholders involved in the administration of the peninsula. Whether we consider the local populations, the neighboring entities (Israel and Palestinian territories) or the international great powers, the Sinai constitutes a key region with a very strong symbolic dimension, in a military, commercial and even religious point of view. The analysis of the rivalries about this territory requires an approach at different geographical scales. Since the Egyptian revolution in 2011, the Sinai peninsula swings in the media from the threat of a potential « new Afghanistan » of international jihadism, to a « buffer zone » toward Israel or the battlefield of domestic political struggle in Egypt. This article first aims to highlight those differences via a quantitative and qualitative analysis of the position of this territory in three newspapers (Egyptian, Israeli and French) in the whole year 2013. The results of this study allow to identify the origins of these different interpretations and to emit two main visions of the Sinai peninsula: it seems to be unconsidered regarding social and economic aspects and at the same time very coveted in a geostrategic point of view. Although those two geopolitical representations seem antagonistic at first sight, they are actually drawn into each other and based on the same historical and geographical roots.



Key words: geopolitics, geography, Sinai, Egypt, Israel, media.



Introduction



Le 19 août 2013, une embuscade tendue à deux bus civils égyptiens près de la ville de Rafah, dans le Nord de la péninsule du Sinaï, conduisait à la mort de 25 policiers. Si cet attentat s’ajoute à la longue liste d’actes terroristes perpétrés dans la région depuis la révolution égyptienne de janvier 2011, son écho a été particulièrement fort dans tout le pays. Les images des corps des policiers égyptiens, qui ont été alignés au sol, les mains liées dans le dos, avant d’être froidement assassinés, ont choqué l’ensemble de la société. De nombreux journalistes égyptiens, mais aussi israéliens et occidentaux, se sont alors empressés de voir dans cet évènement la tournure tragique que prenait l’opposition en Egypte entre l’armée au pouvoir depuis le début de l’été et les islamistes. L’appellation « islamistes » étant alors utilisée pour désigner un champ aussi large que désuni, puisqu’il recouvre, selon les différentes sources, des partisans des Frères Musulmans, des activistes liés à des groupes terroristes basés à Gaza ou encore des miliciens affiliés à la mouvance djihadiste internationale.



Plus généralement, les attaques se déroulant sur le territoire du Sinaï sont toutes qualifiées de « terroristes » dans les médias, que ce soit dans le monde arabe, en Israël ou en Occident. Si cet adjectif correspond bien en général à la nature de ces actes, le fait d’utiliser un terme générique contraste avec la grande variété qui caractérise ces derniers. Que cela concerne les cibles, les modes d’action, le contexte politique, ou encore les revendications, la diversité notable des actions armées menées dans la région au cours des dix dernières années invite à une étude plus approfondie de leurs origines et de leurs conséquences.



La péninsule du Sinaï oscille dans la presse entre la menace d’un « nouvel Afghanistan » du djihadisme international, une « zone tampon avec Israël » et le théâtre des luttes politiques internes égyptiennes. Par le biais d’une étude méthodique d’un corpus d’articles, cette étude a pour objectif d’identifier les facteurs qui suscitent une si grande dissonance dans les interprétations des enjeux dans cette région. Au travers de l’analyse de la presse écrite, il est en effet possible d’identifier deux représentations a priori antagonistes de ce territoire : le Sinaï est à la fois présenté comme une région à l’abandon sur les plans économique et social et comme une zone extrêmement disputée d’un point de vue géostratégique. Loin d’être contradictoires, ces deux visions de la péninsule sont en réalité imbriquées et construites sur un même socle historique et géographique.



I. Le traitement médiatique de la péninsule du Sinaï : quelle méthodologie ?



A. Outils de l’analyse



Compte tenu de ces observations, une analyse précise du traitement médiatique réservé à cette région paraît judicieuse. Cette publication reprend certaines réflexions d’un travail de recherche effectué au sein de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’Université de Paris 8, qui portait sur les représentations géopolitiques de la péninsule du Sinaï. Après la constitution d’un corpus comprenant environ 300 articles suivant des critères précis, l’étude a permis d’analyser de façon méthodique l’ensemble des éléments qui caractérisent cette région dans la presse écrite. Une attention particulière a été apportée à certaines données statistiques comme l’occurrence de mots-clés, ou plus simplement la distribution temporelle des articles traitant de la question sécuritaire dans le Sinaï par exemple. Il est bien sûr très instructif de comparer la couverture d’un évènement spécifique par différentes sources mais également d’étudier l’évolution en fonction du contexte géopolitique du ton employé par un unique titre de presse. Les analyses quantitative et qualitative de ces données ont pour objectif de dégager les principaux sujets en lien avec le Sinaï dans la période d’étude, à savoir l’ensemble de l’année 2013. En effet, l’analyse de la temporalité, de la spatialité mais aussi du choix des intervenants, de la personnalité des journalistes, des types d’articles ou encore de leur classement par rubriques, permet de définir les représentations géopolitiques de la péninsule du Sinaï et d’étudier leur influence sur les enjeux locaux, régionaux et internationaux.



La prise en considération des analyses à différents niveaux d’échelle est primordiale dans le cas du Sinaï. Le choix des titres de presse étudiés doit donc s’inscrire dans une démarche analytique multi-scalaire. Une étude en amont de ce travail de recherche a permis d’identifier les principaux acteurs qui entrent en jeu dans les questions liées au Sinaï : les populations locales, les gouvernements égyptiens successifs, les dirigeants de Gaza, le pouvoir israélien et enfin un camp occidental engagé pour la stabilité de la région. Il est donc clair que les sources sélectionnées devront refléter aussi précisément que possible les positions de ces différentes entités.



D’autre part, en vue de réaliser une analyse poussée de chacune de ces sources séparément, il est important que le corpus de textes sélectionnés comporte un grand nombre d’articles de chaque journal. C’est pourquoi l’étude se limitera à l’étude de trois sources réparties géographiquement de façon à refléter au mieux la grande diversité des acteurs. Les trois journaux en question seront donc basés en Egypte, en Israël et en France.



B. Choix des sources



Egypte : Al-Ahram



D’après une étude publiée par l’Unesco (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization) en 2013, le secteur de la presse égyptienne reflète encore la « très forte domination historique de l’état » dans les médias. Le quotidien Al-Ahram (« les Pyramides »), qui a longtemps été le plus lu du pays, en est l’exemple le plus représentatif. Un proverbe égyptien rapporté dans le rapport de l’Unesco dit que « si le nom d’une personne [décédée] n’apparaît pas dans la nécrologie d’Al-Ahram alors celle-ci n’est pas vraiment morte ». Ce trait d’humour, dont les Egyptiens sont coutumiers pour décrire les dérives de leurs dirigeants, illustre bien la mainmise du gouvernement sur les principaux médias du pays.



Etant donné la problématique énoncée, il est pertinent d’intégrer dans le corpus de presse un journal qui reflète le point de vue des militaires au pouvoir durant le mandat d’Hosni Moubarak. En effet, il sera alors intéressant de prêter une attention particulière aux différences entre les analyses politiques publiées avant et après le 3 juillet 2013, date de la reprise en main du pouvoir par l’armée.



Israel : Haaretz



La presse israélienne reflète la grande diversité des courants politiques du pays. Haaretz, troisième quotidien du pays avec un tirage d’environ 70 000 exemplaires, est décrit en Israël et dans le monde comme tenant une ligne orientée à gauche sur l’échiquier politique du pays. « Haaretz  – « La terre » en hébreu – est soit adulé soit détesté mais rarement, voire jamais, sous-estimé », résumait le Toronto Star en 2008. Il est le journal israélien le plus suivi à l’étranger, si bien que certains responsables politiques de l’Etat hébreu fustigent son rôle néfaste pour l’image du pays. Selon Aviv Bushinsky, qui fut le conseiller média du premier ministre Benjamin Netanyahu, « la version anglaise d’Haaretz a encouragé les centaines de correspondants étrangers qui vivent en Israël à être plus critiques » à propos de la politique du pays.



L’étude de ce quotidien s’inscrit donc dans une démarche complètement différente du choix d’Al-Ahram en Egypte, qui permet d’analyser un discours proche de celui du pouvoir. Haaretz offre une ouverture vers les problématiques des populations de Gaza ainsi que des Bédouins qui vivent dans le désert du Néguev, en Israël, dont la situation est intéressante à rapprocher de celle des habitants du Sinaï.



France : Le Monde



La troisième source sélectionnée pour constituer le corpus de textes devait répondre principalement à deux critères : refléter une vision occidentale de l’actualité dans le Sinaï et inscrire cette problématique dans des enjeux à l’échelle mondiale. Le choix d’un média français a été motivé par l’importance des questions migratoires pour l’opinion publique du pays, puisqu’elles constituent un des problèmes posés par la situation sécuritaire de la péninsule. Il est intéressant de remarquer que malgré l’ampleur prise par la lutte armée contre les groupes terroristes dans le Sinaï, les médias français continuent de mentionner la problématique de l’immigration clandestine comme un élément crucial dans leurs articles consacrés à la région. A l’occasion de la journée internationale des migrants, le 18 décembre 2013, le site internet de RFI (Radio France Internationale) publiait par exemple une enquête intitulée « le Sinaï, Lampedusa des sables ».



Le journal Le Monde occupe d’autre part une place très particulière au sein de la presse française. Il est généralement cité comme le journal de référence sur le plan national et est reconnu comme ayant la couverture la plus complète de l’actualité internationale, avec Le Figaro. La région du Sinaï ayant une très petite place dans le traitement des médias occidentaux, il était indispensable de sélectionner un titre généraliste qui ait un champ d’investigation le plus large possible. Enfin, Le Monde a développé un service cartographique qui occupe une place de choix au sein du journal et qui s’attache à appliquer certains des principes de l’analyse multi-scalaire.



C. Composition du corpus de textes



Compte tenu des éléments exposés en introduction, il était indispensable d’ancrer cette étude dans une période qui permette de mesurer si le renversement du président Mohamed Morsi, issu des Frères Musulmans, le 3 juillet 2013 a eu une influence ou non sur la couverture médiatique des événements de la région. C’est pourquoi, il m’a semblé judicieux de prendre pour objet d’étude l’année 2013, puisque cette date du 3 juillet la sépare en deux périodes quasiment égales. De plus, le fait de retenir une année civile du calendrier occidental est cohérent avec la volonté de minimiser les éventuels biais des futures conclusions de l’analyse.



Le corpus étudié doit comporter un nombre d’articles qui soit suffisamment élevé afin d’effectuer une analyse statistique poussée mais aussi assez modeste pour que l’on puisse être en mesure de s’imprégner de son contenu. Les critères de sélection de ces articles doivent ainsi être déterminés en vue d’obtenir un corpus de 250 à 300 textes. Pour des raisons inhérentes à la taille de cet article, il m’est impossible d’exposer en détails la méthode exacte de sélection des articles. En revanche, celle-ci est détaillée au sein de mon mémoire, disponible dans la bibliothèque de l’Université de Paris 8 et mis en ligne sur le site internet de celle-ci.



Voici en fonction des critères retenus et des 3 sources étudiées, un tableau récapitulant l’ensemble des textes sélectionnés :



Tableau 1 : Nombre d’articles du corpus par source













II. La représentation du Sinaï dans le corpus : les représentations géopolitiques



A. Un sujet de second plan dont le traitement contredit la géographie



Un thème secondaire : présence réduite en « Unes », titres et chapeaux



Lorsque le mot « Sinaï » apparaît une fois dans un texte d’une des trois sources, il est assez rare que ce mot se retrouve dans le titre ou le chapeau de l’article (environ 14% pour les trois journaux). Une première conclusion serait de dire que cette région est généralement un sujet secondaire dans les médias.



Ceci est par ailleurs confirmé par le peu de « unes » occupées par les articles du corpus au sein des trois sources, comme nous pouvons le constater dans le tableau ci-dessous :



Tableau 2 : Part des articles du corpus en « une » pour chaque source








 


De plus, parmi ces quelques articles du corpus ayant été placés en « une », aucun ne fait figurer le terme « Sinaï » dans le titre ou dans le chapeau. On constate donc que les rares occasions où un de ces textes occupe une place de choix dans un des journaux, la péninsule n’est alors pas le sujet principal.



Le Sinaï est donc bien, pour les trois médias étudiés, un thème secondaire qui se rattache à d’autres questions, jugées plus importantes, ou simplement plus vendeuses.



Le Sinaï paradoxalement associé à la politique étrangère en Egypte et à la sécurité intérieure en Israël



Pour le journal Le Monde, la grande majorité des 34 articles du corpus est classée dans la catégorie « International », qu’il s’agisse de la version papier ou internet. On peut toutefois tirer certains enseignements en analysant les villes où sont basées les journalistes qui ont écrit ces articles. Il est ainsi frappant de noter que, concernant la version papier du Monde, le nombre d’articles écrits depuis l’Egypte d’une part (8) et depuis Israël d’autre part (7) sont quasiment identiques. Le journaliste du Monde dont le corpus compte le plus de textes est d’ailleurs le correspondant du quotidien à Jérusalem, Laurent Zecchini, avec 5 articles. Cette donnée doit cependant être analysée avec précaution. Les causes sont en effet multiples, et en grande partie inhérentes au fonctionnement du journal, et plus généralement celui des médias occidentaux. Jérusalem est une ville où la majorité des grands quotidiens européens ont un correspondant permanent, ce qui est assez peu fréquent concernant les autres pays du Moyen-Orient. Au sein du Monde, il n’existait pas au début de l’année 2013 de correspondant permanent uniquement dédié à l’Egypte.



La forte corrélation observée entre le traitement médiatique de la péninsule du Sinaï et l’actualité de l’Etat hébreu n’en est pas moins vérifiée pour le journal Le Monde. Bien que nous sachions que cette observation est en partie due à la surmédiatisation des affaires israéliennes, cet état de fait contribue à la représentation du Sinaï comme d’une région où l’administration israélienne joue un rôle prépondérant, voire plus important que celui des dirigeants égyptiens eux-mêmes ! Cette impression influence fortement les mentalités des lecteurs et contribue à véhiculer l’image de la région du Sinaï comme d’une zone administrée par les deux pays, alors que l’Egypte y a retrouvé une pleine souveraineté depuis plus de 30 ans.



Les 138 articles d’Haaretz du corpus sont quant à eux principalement répartis dans deux rubriques du journal :



- Middle East, qui regroupe les sujets relatifs aux pays voisins d’Israël, traités sous un angle de politique étrangère.



- Defense & Diplomacy, qui correspond aux thématiques en lien avec la sécurité de l’Etat hébreu et ses efforts diplomatiques.



Voici la répartition complète au sein de ces deux rubriques :



Tableau 3 : Répartition des articles d’Haaretz du corpus par rubrique













 


Comme on pouvait s’y attendre, la rubrique Middle East est la plus représentée parmi les articles sélectionnés. Mais on constate qu’elle ne rassemble qu’à peine plus de la moitié des textes. Il est ainsi remarquable que près d’un tiers des articles se rangent dans la catégorie Diplomacy & Defense, alors que la région du Sinaï est égyptienne depuis de nombreuses années et que relativement peu d’attaques ont été menées depuis la péninsule vers Israël au cours de l’année 2013. Cette part très élevée montre bien, qu’au sein de l’Etat hébreu, la résurgence d’activités terroristes dans ce secteur est perçue comme une menace très sérieuse pour la sécurité du pays, même si les cibles sont quasiment exclusivement égyptiennes. Cette crainte ressort également dans la répartition temporelle des articles au sein de ces différentes rubriques : entre le 3 juillet et le 31 août, c'est-à-dire au cours de la période où l’on observe une flambée des attentats dans le Sinaï, on recense 25 articles du corpus publiés sous la mention Diplomacy & Defense contre 24 pour la catégorie Middle East. Alors que le Sinaï est le théâtre d’une véritable « guerre » entre les insurgés et les militaires égyptiens, selon les propres termes du gouvernement du Caire, le journal Haaretz, couvre cette actualité en l’associant de manière évidente à une menace très sérieuse pour la sécurité de l’Etat hébreu.



Enfin, de manière encore plus surprenante, on observe un phénomène similaire au sein du journal égyptien. La classification en rubriques n’est pas aussi évidente à établir pour le journal Al-Ahram que pour les deux autres sources. En effet, étant donné que le corpus rassemble des publications de trois éditions de ce journal (Ahram Online, Ahram Weekly et Ahram Hebdo), la répartition au sein des différentes pages de ces titres n’est pas uniforme. J’ai donc appliqué une même méthode à chacun des 99 articles en vue de les classer en 3 catégories répondant à la question posée :



- Politique intérieure rassemble tous les articles dont le titre et le chapeau mentionnent exclusivement des acteurs égyptiens.



- Politique extérieure regroupe les textes qui mettent au premier plan un ou plusieurs acteurs étrangers.



- Mixte correspond au cas où des acteurs égyptiens et des influences étrangères sont tous deux mentionnés dans le titre ou le chapeau, et mises sur un même plan.



Les articles sont alors répartis suivant le tableau ci-dessous :



Tableau 4 : Répartition des articles d’Al-Ahram entre politique intérieure et extérieure

















Il est intéressant de remarquer qu’un tiers des articles d’Al-Ahram associent la région du Sinaï à des acteurs non-égyptiens. Cependant, à la différence d’Haaretz, il ne s’agit pas ici exclusivement d’Israël. En effet, parmi les 33 textes classés dans la rubrique Politique extérieure, pas de loin de la moitié (14, soit environ 42%) cite en premier lieu le rôle joué par des éléments basés à Gaza, généralement le Hamas, qui est l’organisation qui administre ce territoire depuis 2007.



La classification des articles de chacune des trois sources en différentes rubriques confirme donc l’hypothèse énoncée : le traitement médiatique de la péninsule du Sinaï est en contradiction avec sa localisation géographique. En effet, cette région occupe une part importante de la scène politique intérieure en Israël et elle est régulièrement associée aux questions de politique étrangère en Egypte.



B. Une place de choix au sein des rivalités de pouvoir en Egypte



La méthode de sélection des articles n’accorde aucune importance spécifique aux évènements qui ont marqué l’année dans la région. Les critères appliqués permettent donc de confronter l’évolution temporelle du nombre de textes du corpus pour chaque quotidien et la chronologie de l’année 2013.



L’histogramme ci-dessous détaille, pour chaque source, la répartition des articles par mois au cours de la période étudiée :





Nous pouvons ainsi constater que, concernant chacun des trois journaux, la distribution des articles est loin d’être uniforme dans le temps. La deuxième moitié de l’année, c'est-à-dire la période allant de juillet à décembre, concentre une grande part de l’ensemble des textes de l’année. Cette observation semble être conforme aux éléments factuels exposés plus haut : le début du mois de juillet est à la fois le moment où se produit un bouleversement politique majeur en Egypte et l’amorce d’une forte recrudescence de la violence dans le Sinaï.



Cette analyse correspond bien à la distribution des articles des journaux Haaretz et Le Monde puisqu’on dénombre respectivement 74% et 79% de leurs publications du corpus au cours de la deuxième moitié de l’année,  En outre, ces deux journaux atteignent leur pic d’information au cours de l’été puisque c’est le mois de juillet qui compte le plus d’articles pour Haaretz, alors qu’il s’agit du mois d’août pour Le Monde. Ici aussi, ce résultat est cohérent, l’été 2013 étant une période particulièrement riche en événements pour la région du Sinaï et pour l’Egypte en général. Les articles publiés au cours de ces deux mois représentent logiquement une part substantielle de l’ensemble du corpus, comme nous le montre le tableau suivant :



Tableau 5 : Nombre d’articles publiés au cours des mois de juillet et août















On remarque néanmoins qu’Al-Ahram n’obéit pas tout à fait aux mêmes dynamiques que les deux autres sources. Bien que les articles du corpus du journal égyptien aient été plus nombreux entre juillet et décembre, ceux-ci ne représentent que 57% du total, loin des chiffres obtenus pour Le Monde et Haaretz. Plus surprenant encore, le pic est atteint au cours du mois de mai, avec 19 articles sélectionnés dans le corpus, le double de celui du mois de juillet.



En examinant plus précisément le contenu des textes publiés au mois de mai, on constate que 8 d’entre eux, soit près de la moitié, relate des faits en lien avec la prise d’otage des 7 forces de sécurité ayant eu lieu le 16 mai, et qui seront libérées 7 jours plus tard. A l’issue de cette affaire, Ahram Weekly titrait « Un crime mais pas de punition ? », article dans lequel le journaliste Adel Amer dénonçait la « réticence du président Morsi à traduire en justice ceux qui ont enlevé les soldats de la nation dans le Sinaï » et qui menacent « les fondements de l’Etat ». Difficile de ne pas déceler dans cette publication du 29 mai, les prémices du mouvement populaire qui, avec le concours de l’armée, allait emporter le premier président élu démocratiquement de l’histoire du pays à peine un mois plus tard.



Cet article est également accompagné de deux autres textes, dans le même numéro d’Al-Ahram Weekly, qui stigmatisent ainsi la position des Frères Musulmans au pouvoir, et plus spécifiquement la responsabilité de Mohamed Morsi, dans le supposé regain d’activité des islamistes radicaux. Dans une tribune intitulée « L’histoire des djihadistes », Azmi Ashour, qui est également rédacteur en chef d’un des titres en arabe du groupe Al-Ahram, dénonce le « flirt » du régime des Frères Musulmans avec les djihadistes et prédit : « Quand l’Etat négocie avec des terroristes sans raison valable, cela marque un tournant. Je crois que ce n’est pas la dernière fois où vous entendrez parler des djihadistes – leur histoire ne fait que commencer ». Cette posture, qui paraît aujourd’hui presque consensuelle en Egypte, ne l’est absolument pas à l’époque.



Le troisième article du même numéro d’Al-Ahram Weekly, qui établit un lien clair entre la confrérie et les groupes d’insurgés du Sinaï, est à ce sujet encore plus instructif. Son titre, « Ce que les djihadistes disent à propos de Morsi », et son chapeau, qui fait état de « fondations idéologiques communes » entre les djihadistes et les dirigeants de l’époque, ne laissent aucune place au doute. Son texte, qui traite comme les deux autres du kidnapping des forces de sécurité dans le Sinaï, affirme que cet événement « fait ressortir les vulnérabilités idéologiques du régime ». Le journaliste liste également d’autres reproches adressés au gouvernement Morsi, notamment ses conflits avec « à peu près toutes les institutions et les forces d’opposition », faisant ici référence à la volonté des Frères Musulmans de noyauter la justice et l’armée.



Le 29 mai 2013, date de parution de ce numéro de l’hebdomadaire d’Al-Ahram en anglais, nous sommes très exactement un mois après la création du mouvement de contestation Tamarod qui appelle à de nouvelles élections, et un mois avant les manifestations déclenchées le 30 juin qui entraîneront la destitution de Mohamed Morsi 3 jours plus tard. On peut ainsi faire l’hypothèse que les articles concernant cet événement dans le Sinaï sont ici utilisés pour amplifier un sentiment anti-Morsi naissant au sein de la population. De plus, l’Etat, et plus spécifiquement le Conseil Suprême des Forces Armées, exerce un réel contrôle sur les publications du journal Al-Ahram. Par conséquent, on peut interpréter la parution de ces 3 articles comme le signe d’un désaveu du gouvernement en place de la part des militaires égyptiens.



Le Sinaï apparaît donc ici comme un espace qui occupe une place de choix au sein des rivalités de pouvoir sur la scène politique égyptienne. Cependant, très peu de détails sur le lieu, le mode opératoire ou les éventuelles revendications des terroristes sont mentionnés. Les journalistes d’Al-Ahram semblent avant tout se préoccuper des conséquences à l’échelle nationale plutôt que des enjeux locaux de la péninsule.



C. Prégnance de la guerre de 1973



Cette étude repose également sur une analyse quantitative par mots-clés de l’ensemble du corpus de textes. A nouveau, les contraintes de taille de cet article ne permettent pas d’expliciter le choix des 11 mots-clés mais il est possible de se reporter à mon mémoire disponible à l’Université Paris 8. Cette méthode m’a permis d’identifier 3 principaux mots-clés qui reviennent très fréquemment au sein des 3 sources : « terrorisme », « bédouin », et « occupation ». Ces trois termes paraissent être indispensables au traitement de l’information concernant le Sinaï.



Cependant, on peut se demander si ces trois termes ressortent de façon constante au cours de la période considérée ou si leur emploi est cantonné à certains événements spécifiques. L’histogramme suivant recense, mois par mois, la part des articles où chacun des trois mots-clés apparaît au moins une fois :





Bien que ces taux paraissent assez homogènes, leurs répartitions au cours de l’année présentent quelques différences notables. Par exemple, l’occurrence du mot « occupation » atteint un maximum au mois d’octobre et non au cours de l’été comme les deux autres. L’ « occupation » fait principalement référence à la présence de l’armée israélienne entre 1967 et 1982. Or, le mois d’octobre 2013 a marqué le 40ème anniversaire de la guerre du Kippour, aussi appelée « guerre d’Octobre » en Egypte. Les trois sources ont ainsi consacré de nombreux articles à la commémoration de cette date, qui revêt une importance toute particulière pour la région du Sinaï : le 6 octobre 1973, l’armée égyptienne lançait, contre toute attente, une percée dans les rangs israéliens postés le long du canal de Suez, sur la ligne de défense Bar-Lev. L’effet de surprise avait alors failli coûter la victoire à l’Etat hébreu et cette date tient aujourd’hui le rôle de moment de gloire face à l’ennemi israélien dans le mythe national égyptien. Le 24 octobre 2013, Al-Ahram Weekly publiait ainsi un article intitulé « Retour sur le mandat de Sadate » qui glorifie « la victoire de 1973, point de repère de l’ère de Sadate » ! Le terme de « victoire » qui peut paraître usurpé pour les analystes occidentaux trouve, contre toute attente, un écho dans la presse israélienne. En effet, le traumatisme de 1973 est encore très présent dans l’opinion publique, de même qu’au sein de l’état-major de l’Etat hébreu. La célébration des 40 ans de la guerre du Kippour a ainsi donné lieu à d’intenses polémiques dans la presse sur les responsabilités de ce qui est considéré comme une claque infligée aux services de renseignement du pays. L’importance de cet épisode, à la fois pour l’Egypte et Israël, explique donc la recrudescence d’articles qui associent le mot « occupation » à la péninsule du Sinaï.



L’actualité très dense concernant cette région se concentre néanmoins sur les mois de juillet et août, au cours desquels le mot « terrorisme » atteint ses deux plus hauts points avec respectivement 86% et 83% de taux d’apparition. Ces chiffres restent assez élevés pour les mois qui suivent, comme si le Sinaï ne pouvait plus être évoqué sans mentionner ce type de violence au cours de la deuxième moitié de l’année.



Les 3 mots-clés étudiés présentent donc des caractéristiques distinctes : le « terrorisme » devient incontournable à partir du mois de juillet alors que l’importance des « Bédouins » semble être une constante. L’ « occupation », bien qu’évoquée tout au long de l’année, est un terme qui paraît associé à un événement très précis : la commémoration de la guerre de 1973.



D. Intérêts locaux ignorés au profit des enjeux à l’échelle nationale



Disparités du territoire gommées



Il est frappant de constater à quel point les 3 journaux étudiés considèrent le Sinaï comme un tout, indissociable. Très peu d’articles font en effet référence aux véritables fractures de cette région de 60 000 km2. Pourtant, les frontières internes sont nombreuses au sein de la péninsule, les gouvernorats du Nord-Sinaï et du Sud-Sinaï ne répondant absolument pas aux mêmes problématiques par exemple. D’ailleurs, la plupart des éléments du corpus traitent quasiment exclusivement de la partie Nord de la région, c'est-à-dire celle où se concentre la majorité des attentats. Le Sud-Sinaï, qui compte de nombreux sites touristiques, notamment balnéaires avec les villes de Sharm El Sheikh, Taba ou Dahab, est faiblement représenté. En dépit de la situation réelle, les journalistes englobent donc toute cette région dans leurs analyses en parlant ainsi de « zone de non droit », ou encore d’« Sinaï au bord du chaos ».



Cette expression est par ailleurs le titre du seul article du corpus qui fait intervenir une représentation cartographique du Sinaï. Il s’agit d’une carte à l’échelle locale, réalisée par le service cartographique du Monde, et qui évoque cependant largement les enjeux internationaux. Le choix d’une grande échelle permet de montrer la localisation précise des attaques terroristes ainsi que les conséquences des accords de paix israélo-égyptiens de 1979. Ces derniers, qui ont conduit à la démilitarisation de la péninsule, sont présentés comme une des causes du vide sécuritaire dont la région est victime. De plus, la carte recense les principales tribus bédouines de la péninsule et le texte qui l’accompagne insiste sur « les rapports conflictuels entre la population, majoritairement bédouine, et le pouvoir central ». La représentation cartographique du Monde reprend donc les 3 principaux éléments précédemment identifiés : la récente montée du « terrorisme », l’histoire de la région marquée par l’ « occupation » israélienne et le rôle joué par les « Bédouins ». Cette carte locale, qui prend aussi en compte des enjeux régionaux et mondiaux, insiste donc sur la nécessité d’une analyse diachronique pour évoquer la situation actuelle du Sinaï.



Campagne anti-Frères Musulmans et annonce du renversement de Morsi



L’analyse du corpus a permis de démontrer que l’intensité de l’information au sein des journaux Haaretz et Le Monde était en phase avec l’évolution de l’actualité dans le pays. Cependant, on peut y déceler quelques semaines avant l’été certains signes annonciateurs de la dégradation de la sécurité dans le Sinaï et du rôle de cette région dans la politique égyptienne. En effet, dès le 21 mai 2013, Benjamin Barthe, chef du bureau Moyen-Orient au sein du Monde, titrait : « Le Sinaï, casse-tête sécuritaire du président Morsi ». Selon ce journaliste, la péninsule « n’en fini[ssait] pas d’empoisonner le mandat de Mohamed Morsi ». Cette phrase se lit aujourd’hui comme une réponse à une partie de la problématique étudiée : le Sinaï aurait bel et bien joué un rôle majeur dans le renversement du président issu des Frères Musulmans.



L’importance de la péninsule sur la scène politique intérieure égyptienne est également relevée en Israël. Le 2 juillet 2013, Haaretz révélait l’existence d’un accord passé entre le gouvernement de Benyamin Netanyahou et l’armée égyptienne afin que celle-ci puisse réaliser des déploiements d’aviations et d’artilleries lourdes dans le Sinaï, qui lui sont interdits depuis 1978 par les accords de Camp David. Ceci tend à prouver l’intérêt des stratèges israéliens pour une reprise du pouvoir au Caire par les militaires. De plus, cet accord démontre le souci du Conseil Suprême des Forces Armées, avec à sa tête le général Al-Sissi, d’agir vite et avec une grande fermeté contre les insurgés du Sinaï, à la veille du 3 juillet 2013. Le retour des militaires à la tête de l’Etat égyptien semble donc conditionné par une intervention d’envergure de l’armée dans la péninsule. L’importance de cette démonstration de force prend même le pas sur l’humiliation que représente la nécessité d’obtenir tout d’abord l’aval des Israéliens. La situation dans le Sinaï est donc bien intimement liée aux bouleversements en cours au sein du gouvernement.



L’évolution du ton employé dans le journal Al-Ahram, qui a le plus important tirage de la presse d’Etat égyptienne, est également très instructive à propos de l’enjeu que symbolise le Sinaï. Durant l’été 2012, au moment où ils sont arrivés au pouvoir, les Frères Musulmans ont cherché à placer des personnalités qui leur étaient fidèles à des postes clés, notamment dans la justice ou l’armée. Le secteur médiatique n’a pas échappé à la règle, notamment la télévision, comme me l’a expliqué le rédacteur en chef du journal d’Al-Ahram Hebdo lors d’un entretien dans les bureaux du journal au Caire. « La presse écrite a également été largement remaniée, je suis un des rares à avoir conservé mon poste », m’a-t-il ainsi confié. Selon lui, ceci est dû au traitement particulier réservé à la presse anglophone et francophone : « les dirigeants égyptiens savent que ces titres ne sont pas très lus en Egypte. Il n’est donc pas très couteux pour eux de leur laisser un peu de liberté et ainsi faire mine de tenir compte des reproches formulés par la communauté internationale ». Les articles d’Al-Ahram du corpus proviennent exclusivement des versions anglaises et françaises du journal. Par conséquent, les journalistes se permettent d’y être un peu plus critiques vis-à-vis du pouvoir en place, notamment sous la présidence Morsi. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de constater qu’aucun des rédacteurs en chef de ces éditions n’a été remplacé suite au retour des militaires au pouvoir. Ainsi, il semble pertinent de chercher au sein des textes égyptiens du corpus les critiques formulées contre la confrérie dès le printemps 2013. Quant à l’après 3 juillet, de l’aveu même d’Hicham Mourad, « la presse d’état est alors devenue unanimement très critique à l’égard des Frères Musulmans » et s’est notamment appliqué à stigmatiser « leurs liens avec les groupes djihadistes ».



Cette position très particulière conférée à cet organe de presse permet de comprendre l’évolution de son discours au cours de la période étudiée. Alors qu’un titre de la presse d’état est supposé relayer le discours officiel du gouvernement, Al-Ahram Hebdo et Al-Ahram Weekly vont progressivement opérer leur mue au cours de la première moitié de l’année. Le changement de ton constaté conforte l’hypothèse de la participation du journal à la campagne médiatique anti-Frères Musulmans qui a abouti au reversement de Mohamed Morsi puis à la traque systématique de tous ses partisans. De plus, tous ces articles accordent à la situation sécuritaire du Sinaï un rôle prépondérant dans les luttes politiques internes du pays. Dès le 2 janvier, le quotidien égyptien oppose la détermination d’Al-Sissi à défendre la péninsule à la volonté supposée de Morsi d’ « offrir » le Sinaï aux Palestiniens.



Conclusion



L’analyse du traitement du Sinaï au travers de 3 titres de presse confère donc à cette région deux attributs antagonistes : elle semble à la fois oubliée sur le plan socio-économique et très convoitée d’un point de vue géostratégique.



Ainsi, les journaux égyptiens y font référence comme s’il s’agissait d’un pays étranger ! Dans une enquête d’Al-Ahram Weekly consacrée à l’implantation d’Al-Qaïda au Mali, le journaliste Ayman El-Sissi énumérait ainsi les lieux ciblés par les djihadistes : « la Jordanie, le Sinaï et l’Irak. […] L’Arabie Saoudite sera la suivante sur la liste ». Le « Sinaï » n’est donc pas mentionné comme une région de l’Egypte mais comme une entité à part, déconnectée du pouvoir politique du Caire. Cependant, les Egyptiens rappellent régulièrement les guerres qu’ils ont dû mener pour récupérer la totalité de cette région, tout d’abord auprès des puissances coloniales, puis face à Israël. Le 25 avril 2013, le média en ligne Al-Monitor dénonçait cette utilisation du Sinaï en vue de raviver la flamme patriotique : « on ne se souvient du Sinaï que lors des commémorations à propos de sa libération ». Le journal ironisait à propos de la célébration du « Jour de Libération du Sinaï », qui a lieu tous les 25 avril en souvenir du retrait israélien de 1982, alors que cette région est « ignoré[e] dans les plans de développement de l’Egypte ».



Cette image illustre donc le ressentiment des habitants de la péninsule, qui se trouvent au cœur des déclarations nationalistes des politiciens mais qui restent défavorisés en matière de développement. Il existe ainsi une représentation de cette région comme d’un faire-valoir à même de satisfaire les revendications patriotiques du peuple égyptien.



La vision unique du Sinaï comme d’un éternel théâtre d’affrontement, que l’on retrouve dans la majorité des articles du corpus, peut également s’expliquer par la difficulté d’accès à l’information pour les journalistes. Au cours de mon enquête de terrain, j’ai eu l’opportunité d’interviewer Drew Brammer, journaliste au sein d’Egypt Independent, la version anglaise du journal égyptien Al-Masry Al-Youm, présenté à l’époque comme la tête d’affiche des médias privés du pays. J’avais décidé de le contacter après la lecture d’un de ses reportages, « Sinaï : peut-on dire la vérité ? », publié le 11 octobre 2013. Dans ce texte très fouillé, qui rapportait les propos de plusieurs journalistes locaux, il y dénonçait les victimes civiles de la « campagne de la terre brûlée » menée par l’armée, et surtout le souci des militaires de créer « un blackout médiatique » dans la région. Une volonté dont j’ai pu mesurer les effets, puisque Drew Brammer me confiait, dès le début de notre entretien, n’être lui-même jamais allé dans le Sinaï ! Selon lui, « il est aujourd’hui trop dangereux pour un journaliste, surtout occidental, d’aller enquêter dans le Sinaï ». Les barrages militaires sont en effet très nombreux à l’approche du Nord-Sinaï, où ont lieu la plupart des affrontements entre l’armée égyptienne et les insurgés. « Les journalistes des grands quotidiens du Caire se contentent en général de travailler avec un reporter local, qui leur fournit des informations, mais aujourd’hui l’armée traque sans relâche quiconque tenterait de filmer ou de photographier leurs opérations ».



Il est ainsi impossible d’enquêter sur la « guerre contre le terrorisme » menée par l’armée égyptienne dans le Sinaï sans se retrouver dans l’illégalité, à une exception près : faire allégeance aux militaires. Les seules photos dont disposent les médias sont en effet celles réalisées par des « journalistes embarqués », c'est-à-dire pris en charge par l’armée elle-même et dont la liberté de ton est donc discutable. De plus, l’état-major égyptien, prétextant le danger que représente ce type de reportage, préfère actuellement envoyer ces propres photographes, qui abreuvent les médias officiels de leurs prises de vue, forcément très partiales. Par conséquent, on comprend aisément que les représentations véhiculées par les médias égyptiens penchent largement vers la vision d’un territoire d’affrontement. Mohannad Sabry, un des rares reporters à être allé enquêter dans la région au cours de l’année 2013, résumait ainsi la situation : « comment le Sinaï pourrait être décrit autrement que comme une zone de guerre si l’unique agence de presse sur place est l’armée ? ».



Bibliographie



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