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N°6-7 mai-novembre 2015 : Les médias : approches géohistoriques et géopolitiques:

Une représentation médiatique des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), entre engouement et craintes face aux puissances émergentes (2000-2010), L’exemple de Géo et National Geographic

Chloé Larcher


Par Chloé Larcher (diplômée du master 2 Médias et mondialisation de l’Institut Français de Presse, Université Panthéon-Assas)



Résumé : cet article porte sur la représentation occidentale des puissances émergentes que sont les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) dans deux médias se revendiquant de la géographie, les magazines Géo et National Geographic. Les réactions des opinions publiques occidentales sont partagées, entre enthousiasme pour leur enrichissement, synonyme d’amélioration du bien-être des populations, et crainte du modèle de développement qu’ils proposent. Il semble intéressant d’étudier ces médias pour leur ligne éditoriale ambivalente : ils se revendiquent magazine de découverte du monde, doivent répondre à une attente d’évasion et de voyage du lectorat, et dans le même temps souhaitent apporter un regard géopolitique sur le monde. Les BRIC étant parties prenantes d’enjeux géopolitiques majeurs du XXIe siècle, ils sont depuis une quinzaine d’années au cœur de nombreux questionnements voire inquiétudes : faible considération écologique, manque de règlementation quant aux conditions de travail, atteintes à la diversité culturelle, etc. Ce travail permet d’observer les aspects des BRIC que les journalistes de Géo et National Geographic ont choisi de mettre en avant. Si leur approche « voyage » entraîne une valorisation forte de leurs paysages et traditions culturelles afin de préserver la part de rêve attendue par le lectorat, les journalistes insistent également sur les difficultés vécues par ces pays, portant un discours souvent critique quant au modèle de développement mis en œuvre par les puissances émergentes.



Mots-clefs : BRIC, Brésil, Russie, Inde, Chine, pays émergents, mémoire, géopolitique, représentations, médias, Géo, National Geographic


Abstract : this article death with the representation of the biggest and fastest-growing emerging markets, such as the BRIC (Brazil, Russia, India and China) in the mass media claiming to be about geography, Geo and National Geographic Magazine. What kind of report have they produced about these four countries between 2000 and 2010, a key period of the BRIC’s assertion? The reactions are multiples and wavering in Western’s public opinion, between enthusiasm for their enrichment, synonymous of better quality life for their populations, and fear of the model they propose. It seemed interesting to study these media for their ambivalent editorial line : they claim to be “world's exploration” magazine, known for their reports arousing escape and desire to travel, but they also emphasize on the geopolitical dimension of their contents. The BRIC countries is a major actor in some geopolitical issues in twenty-first century, they are more often in the heart of many controversies, such as their low ecological consideration, poor working conditions, loss of biodiversity and cultural diversity, etc. This work enabled me to observe BRIC’s aspects that the journalists of Geo and National Geographic have chosen to highlight. If their "travel" editorial approach leads to valorization about their landscapes and cultural traditions, journalists also point out the difficulties experienced by these emerging markets, having often a critical speech about the model followed by these powerful emerging markets such as the BRIC.


Keywords: BRIC, Brazil, Russia, India, China, emerging markets, thesis, representations, medias, Geo, National Geographic



Introduction :



En quinze ans, les pays émergents ont bousculé l’équilibre des forces internationales et se sont imposés avec l’ambition de participer activement à la construction d’un nouvel ordre mondial. Parmi eux, le groupe des BRIC soit le Brésil, l’Inde, la Chine et la Russie, forme le quatuor de tête, concurrent principal du monde occidental et menace la plus proche pour sa suprématie mondiale. Dotés de nombreux atouts d'ordres économique, politique, territorial ou encore culturel, ces quatre puissances émergentes redessinent le monde en le rendant multipolaire. Face à cette émergence soudaine, les réactions sont contrastées : les gouvernants s’en inquiètent, les universitaires s’interrogent, certains consultants économiques leur prédisent un grand avenir… Comment les médias relaient-ils ces différents discours ? Pour apporter un éclairage sur cette question, j’ai étudié les reportages de Géo et National Geographic, deux magazines de géographie, dont la ligne éditoriale varie entre l’analyse géopolitique et les articles de tourisme. Nous regarderons quels types de reportage sur les BRIC ces deux magazines ont proposé à leurs lecteurs entre 2000 et 2010, période clé dans l’affirmation de la puissance des BRIC. L’approche voyage pourrait pousser les journalistes à montrer les BRIC sous leur meilleur jour, tandis que l’approche géopolitique s’attacherait à évoquer les nombreux problèmes propres à ces puissances émergentes, tels que la crise environnementale, la persistance de la pauvreté, les conflits de minorités ou encore la difficulté de l'aménagement urbain. La recherche d’exotisme et la demande d’évasion du lectorat encourage-t-elle les journalistes à positionner les BRIC avant tout comme des pôles de rayonnement quitte à passer sous silence certaines réalités peu reluisantes de l’émergence ?



I. De l’intérêt d’étudier les représentations médiatiques diffusées par Géo et National Geographic



Pourquoi s’intéresser aux discours médiatiques ? Aujourd'hui, les médias jouent un rôle majeur dans l’accès d'un pays au statut de puissance mondiale (1). Les Etats leur accordent donc de plus en plus d'importance, et les pays en développement y voient là un moyen d'étendre leur influence et d'accroître leur visibilité face au monopole culturel occidental. Pour ne citer que ces deux exemples, la Chine a lancé en 2008 un grand plan de 5,6 milliards d’euros pour moderniser son arsenal médiatique (notamment avec le lancement de la chaîne d’information en continu CNC en 2010). Quant au Brésil, il a dépensé plus de dix milliards d’euros pour accueillir la coupe du monde de football 2014, événement qui a engendré un fort écho médiatique (2).



La particularité de Géo et de National Geographic réside dans l’ambigüité de leur ligne éditoriale. Se qualifiant de magazines de « découverte » et de « connaissance du monde », ils semblent hésiter sans cesse entre approches touristique et géographique, avec à la fois des reportages dédiés au voyage et des analyses géopolitiques.



« Le lecteur de Géo est sensible : les beaux paysages d’accord mais qu’est-ce qu’il y a derrière ? » (Eric Meyer, rédacteur en chef de Géo) (3)



« Oui à l’évasion et au rêve, mais avec en plus une sensibilisation aux grandes questions sociales et écologiques » (Catherine Ritchie, rédactrice en chef adjointe à National Geographic)



Leur volonté de proposer à leur lectorat des analyses géopolitiques s’incarne avec des articles sur la question du pétrole en Arctique (Une deuxième route polaire s’ouvre au trafic, Géo, n°353), la présence chinoise en Afrique (Afrique, le Far-West chinois, Géo, n°350), le conflit indo-pakistanais (Route du Cachemire : vers la réconciliation, Géo, n°319), le conflit tchétchène (Tchétchénie : comment en est-on arrivé là ?, National Geographic, n°70), la pénurie mondiale d’eau (L’eau sous pression, National Geographic, n°36) ou encore l’esclavage moderne (Les nouveaux esclaves, National Geographic, n°48).



Mais quel crédit accorder à ces analyses ? Car si la géopolitique est devenue un créneau porteur avec, en France, une « mode médiatique de la géopolitique » (Lacoste, 2006), ni Géo ni National Geographic n’ont de géographes intégrés au sein de leur rédaction, ces derniers expliquant y avoir recours « pour certains articles » (Eric Meyer, Géo) ou « si nécessaire » (Catherine Ritchie, National Geographic). Cet aveu interroge la capacité de ces deux médias de masse à produire des contenus géographiques et géopolitiques ou tout du moins à vulgariser ces savoirs auprès du grand public.



II. Un monde plus menacé que menaçant ?



La visibilité médiatique des BRIC est considérable, traduisant un intérêt marqué de la part des lecteurs : près de 90% des numéros publiés par Géo entre 2000 et 2010 et 65% de ceux de National Geographic comportent un reportage sur un des pays des BRIC. Quels sujets sont privilégiés par les journalistes ? Sans grande surprise, les BRIC sont positionnés dans les reportages comme des pôles de rayonnement propres à susciter chez le lecteur un désir de voyage, avec des discours et des photographies liés à l’évasion et au rêve. Cette mise en valeur prend corps autour de deux atouts centraux, les « traditions » culturelles et les paysages. Parmi les reportages sur les BRIC, environ un sur trois s’intéresse à la  culture, de l’éloge des savoir-faire artisanaux  à l’enthousiasme pour le folklore local, les croyances et la spiritualité de ces peuples lointains : retour de la religion orthodoxe en Russie (Sainte Russie, National Geographic, n°115), succès du cinéma indien (Bienvenue à Bollywood, National Geographic, n°66), bienfaits de l’acupuncture chinoise (Un art de soigner venue d’Orient, Géo, n°258) ou encore émerveillement au cœur du festival de Rio (Rio, la folie carioca, Géo, n°252). Quant aux milieux naturels (territoires ruraux et sauvages), ils apparaissent dans la moitié des reportages et font souvent l’objet de présentations élogieuses de la part des journalistes.



 « Le lac Baïkal éblouit par sa beauté irréelle » ; « le Pantanal est le plus beau marais du monde » ; « les volcans du Kamtchatka dessinent un paysage unique » ; « Alashan est un désert du bout du monde » ; « [dans l’archipel des Sundarbans] on navigue dans un univers presque hypnotique ou l'eau et la terre se confonde » ; « la beauté et la poésie du lac de l’Est ».



Cette valorisation des paysages et des cultures locales interroge quant au regard porté par les journalistes occidentaux sur le monde et ses habitants. Béatrice Giblin, directrice d’Hérodote et de l’Institut Français de Géopolitique, reproche à National Geographic, avec ses photographies aériennes grandioses, de produire une « géographie-spectacle (…) qui a pour fonction d’imposer une certaine représentation du monde » où tout est beau, dépaysant et spectaculaire (Giblin, 1977). Quand aux iconographies représentant les populations locales, la même « mise en scène médiatique » se ressent, jouant sur l’exotisme de ces peuples lointains : hommes en tenue de maharadjas, jeunes princesses du désert aux saris colorés et parures dorées, tribus amazoniennes aux nombreux bijoux et plumes… Tous les clichés sont  réunis pour dépayser le lecteur français.



Figures 1





Figure 2 :





Figure 3 :





Figure 4 :





Cette mise en scène, qui tend à folkloriser les non occidentaux et leurs modes de vie, privilégie un certain regard sur les pays émergents : qu’y a-t-il de plus exotique, de plus éloigné de nous, que ces populations en habits traditionnels semblant figées dans des temps anciens ? En créant un imaginaire propre à renforcer l’opposition entre un « je » et un « nous », les journalistes semblent affirmer que ces peuples sont des « autres » et ne ressemblent pas (encore ?) totalement aux Occidentaux. La menace des émergents ne semble plus alors si proche…



Figure 5 :





Figure 6 :





Nous l’avons dit, les BRIC font l’objet de nombreux reportages, traduisant un intérêt prononcé de la part des lecteurs pour ces pays. Eric Meyer de Géo, confirme : « Oui c’est sûr, les pays émergents intriguent, il y a un étonnement voire de la fascination face à des mutations extrêmement rapides ». En effet, ces pays ont connu des changements fulgurants depuis la fin du 20e siècle, marquée par l’effondrement brutal de l’empire soviétique tandis que la Chine, le Brésil et l’Inde s’extirpaient soudainement du tiers-monde. Cette rupture se traduit dans les articles par l’évocation de grands changements, avec un « avant » et un « après ».



« Le territoire sibérien est transformé par le pétrole » ; « la capitale du Tibet est en pleine révolution » ; « Lhassa s'est métamorphosée » ; « la renaissance de la Mandchourie » ; « Pékin, les métamorphoses d'une ville ».



D’ailleurs, la Chine, qui a connu l’ascension la plus soudaine, concentre à elle seule 40% des articles sur les BRIC. « Il y a un très fort engouement pour la Chine » explique Eric Meyer. Cette fascination du lectorat est compréhensible : qui aurait pu prévoir il y a une quinzaine d’années que ce pays communiste atteindrait fin 2014 le rang de première puissance économique mondiale, devant les États-Unis (4) ?



Béatrice Giblin (Professeur émérite à l'Institut français de géopolitique-Université Paris VIII) explique que l’intérêt pour un pays émergent est d’autant plus fort qu’il est perçu comme une menace. Ce sentiment de crainte est renforcé d’une part par les nombreuses prévisions affirmant que les BRIC deviendront d’ici quelques dizaines d’années « les maîtres du monde » (5), et d’autre part par l’Histoire. En effet, les BRIC semblent prêts à prendre leur revanche sur un Occident qui a régi les relations internationales pendant plusieurs siècles, voire les a humiliés. On ne peut s’empêcher de penser à la colonisation brutale qu’a connu le Brésil avec le massacre des peuples indigènes y vivant, à l’implantation de comptoirs commerciaux en Inde,  aux deux guerres de l’opium et à la signature des Traités Inégaux en Chine, ou encore plus récemment à l’effondrement de l’Empire soviétique (1991). Comment ne pas voir dans le récent rachat de la firme Jaguar par le groupe indien Tata la revanche symbolique du pays sur son ancien tuteur britannique ?



Cette idée de menace s’incarne bel et bien dans les représentations médiatiques. Mais plutôt que d’un danger direct et frontal pour l’Occident, les journalistes s’inquiètent surtout de celui qui pèse sur les pays émergents eux-mêmes. En effet au fil des pages, un stéréotype récurrent lié aux potentielles conséquences de l’émergence apparaît. Transversale aux quatre pays, c’est l’idée qu’avec l’arrivée de la « modernité » une menace de disparition pèserait sur de nombreux territoires des BRIC.



« Le péril qui pèse sur cet écosystème » ; « menaces sur les glaciers d’Himalaya » ; « le marais est menacé » ; « l’archipel pourra-t-il conserver sa magie ? » ; « des champs sacrifiés au nom du développement » ; « le fleuve est menacé » ; « la réserve résistera-t-elle au tourisme de menace ? » ; « la région [de Recife] se meurt » ; « le naufrage des entreprises d’État signe la fin d’un monde » ; « l’Amazonie centrale reste l'un des derniers territoires encore sauvages du monde ».



La menace de disparition plane également sur les espèces vivantes et les hommes eux-mêmes, avec l’évocation des derniers survivants (de l’ « ancien monde »), notamment dans National Geographic : Les derniers nomades (National Geographic, n°125), Les Nihangs, derniers moines guerriers du sikhisme (National Geographic, n°97), Les derniers lions d’Asie (National Geographic, n°21), Les derniers jours des rickshaws (National Geographic, n°103), La dernière terre du peuple Bhil (Géo, n°367).



Cette idée d’extinction est également renforcée par la récurrence du champ sémantique de la survie, repris plusieurs fois : « Pour survivre les Pékinois ont dû plier sans rompre » ; « une société qui survit au chaos » ; « les Nenets chassent pour survivre » ; « des familles survivent dans ces taudis ».



Enfin, ce côté apocalyptique s’incarne dans ce qu’on pourrait appeler « les cultures en péril ». Parmi les articles traitant des cultures et traditions, 15% de ceux de National Geographic et 20% de ceux de Géo s’inquiètent de leur disparition.



« Les démolisseurs rasent les maisons antiques » ; « la langue ouïghour est de moins en moins étudiée à l'école » ; « les traditions se perdent face à l’attrait de l’Occident » ; « ils se cramponnent à leurs traditions séculaires, dans un monde moderne qui les dépouille de leur identité » ; « les instituteurs mandatés par les autorités chinoises mettent aux oubliettes le dialecte et les légendes ».



La mosaïque culturelle qui compose les BRIC semble selon les deux magazines en voie d’extinction face à l’occidentalisation. L’impression qui prime est que la fin d’un monde guette ces émergents.



III. Des territoires et des populations laissés-pour-compte



A. Enjeux spatiaux et écologiques des puissantes émergentes



Un thème majeur retenu dans Géo et National Geographic pour aborder ces pays est l’écologie (40% des articles). Cette omniprésence s'explique par l'engagement « vert » revendiqué par chacun de ces magazines. Les similitudes entre les deux médias sont ici flagrantes : constat d’une planète qui « part à la dérive », illustration des effets néfastes du modèle industriel par des reportages sur le terrain... Plus de la moitié des articles liés à l'écologie diffusent un pessimisme général. Souvent les journalistes tentent  de replacer le problème dans un contexte global, en mettant en lumière une chaîne des responsabilités à l’échelle mondiale (le fameux « effet papillon »). Par exemple lorsque les journalistes de National Geographic s’inquiètent de l’extrême sécheresse en Inde en dénonçant le gaspillage de l’eau par les Occidentaux (L'eau sous pression, National Geographic, n°36) ou quand ceux de Géo rappelle la condamnation du gouvernement américain pour pollution des montagnes asiatiques (Himalaya, un massif immense mais fragile, Géo, n°288). Cependant, l'analyse révèle des limites à leur revendication éditoriale de produire des contenus géopolitiques. En effet, leur idée semble avant tout d’alarmer sur l’urgence de la situation (6) plutôt que de proposer de réels éléments de politique ou d’histoire : on ne s’attarde ni sur la difficulté des négociations internationales qui demeurent tributaires des intérêts mercantiles des Etats et entreprises (lobbying), ni sur l’absence de coopération transnationale pour résoudre la crise environnementale.



A côté de la question écologique, un autre enjeu majeur auquel sont confrontés les BRIC est omniprésent dans les reportages de Géo comme de National Geographic : l’aménagement urbain. Les grandes métropoles des pays émergents jouent un rôle important car elles offrent l’image de la nouvelle puissance, du renouveau économique, de la modernisation architecturale et culturelle (Sanjuan, 2001). Mais derrière l’image dynamique qu’elles diffusent, les grandes villes des pays émergents doivent faire face à de grands défis d’aménagement liés à l’exode rural et à des infrastructures obsolètes (accès à l’eau, tout-à-l’égout), marques d’un passé pas si lointain.



Environ un tiers des articles de Géo et National Geographic traite de l'espace urbain. La ville émergente est le théâtre de tensions très fortes, entre un héritage que l’on cherche à préserver et un fort désir de modernité qui se traduit par d’importantes politiques d’aménagement du territoire à l’initiative des autorités. L’aspect de la métamorphose urbaine « radicale » est un angle privilégié par les journalistes de Géo et National Geographic, traité dans 41% des articles sur la ville. Les titres de ces articles laissent souvent entrevoir les bouleversements urbains et les promesses de prospérité qu’espèrent offrir ces villes : La révolution est de retour à Saint-Pétersbourg ; La métamorphose de la mégapole chinoise ; Shanghai vit au futur ; Les dernières nouvelles d'un Pékin en mutation; Brasilia à la conquête du campo ; Shanghai c'est dément ! ; Bombay la démesure. Mais derrière ces titres évoquant des pays résolument tournés vers l’avenir, la plupart des articles s’articulent autour des problèmes sociaux propres à la ville émergente : les appartements communautaires à Saint-Pétersbourg, les bidonvilles de Rio de Janeiro et de Mumbai, les rickshaws à Calcutta, etc. Les lieux de vie précaires sont bien plus visibles que les quartiers dynamiques (centre-ville, Central Business District) et résidentiels. De plus, les journalistes déplorent souvent la façon dont se déroule l'aménagement urbain : processus de gentrification, déménagements forcés… Les changements sont essentiellement traités sous l’angle de la tristesse ou de la révolte avec des articles tournant autour d’un personnage central : l’habitant-victime.



« Une opération qui chasse les plus pauvres loin du centre-ville » ; « des villes nouvelles qui isolent les habitants » (Manaus déplace ses favelas, Géo, n°372)



« Les vieux Pékinois sont relogés loin de ce qui constitue la mémoire de leur vie » ; « le béton et l'anonymat s'ajoutent au choc du déracinement » (Pékin, l’exil au-delà du troisième périph’, Géo, n°333)



« La vie de quartier est en train de disparaître » ; « les projets de rénovation urbaine ont déraciné près d’un million de foyers » (Shanghai vit au futur, National Geographic, n°125)



On voit donc que du point de vue des journalistes, les autorités locales et nationales règlent le problème de la surpopulation en construisant à tout-va au détriment de solutions pensées dans une optique de développement durable et pour le bien-être des populations.



B. Enjeux sociaux des puissances émergentes



Dès l'introduction de son ouvrage sur la géopolitique des pays émergents, Sylvia Delannoy s'interroge : « et si l’émergence était avant tout une nébuleuse ? » (Delannoy, 2012). Pour sa part, le rapport 2013 du Programme des Nations-Unies pour le Développement insiste sur le fait que « la croissance économique ne se traduit pas automatiquement par une amélioration du développement humain ». Ainsi les performances économiques des BRIC ne doivent pas masquer le fait qu’une grande partie de la population ne profite pas de la croissance et que la pauvreté et les inégalités sociales sont encore très présentes. Le Brésil est la dixième société la plus inégalitaire au monde. Encore 33% des Indiens vivent sous le seuil d’extrême-pauvreté et 12% des Russes avec cinq dollars par jour (7). On retrouve bien dans Géo et de National Geographic ces réalités, avec de nombreux reportages mettant en scène un personnage clé : l'exclu.



Des peuples isolés (tribus amazoniennes) aux minorités ethniques (tibétains, tchétchènes) en passant par les habitants des bidonvilles, on ressent une vraie volonté de montrer ces laissés-pour-compte de l’émergence dont la souffrance est évoquée dans environ un article sur deux, avec une légère prédominance pour Géo. Globalement les sentiments d’ignorance, de mépris et d’abandon priment, propres à susciter chez le lecteur empathie et aversion pour la manière dont les gouvernements gèrent cette soudaine émergence.



« Quatre-vingt millions de nomades errent à travers l’Inde, réduits à l'impuissance » ; « Des millions de travailleurs fuient la misère des zones rurales » ; « les migrants chinois s’entassent dans les dortoirs » « le désœuvrement pousse les hommes dans les bars », « ces femmes sont ensuite abandonnées par leur mari » ; « les hommes payent au prix fort cette course à la modernité », « derrière le boom économique se profile le monde obscur des laissés-pour-compte ».



Parfois, les magazines en font même le sujet de l’article, par exemple Géo dans Paysans chinois, la révolte des damnés de la terre ou OGM, un leurre pour les agriculteurs des pays pauvres ?, National Geographic dans L’Inde des intouchables ou encore Les Derniers Rickshaws. La façon dont sont traités ce type de sujet est parfois proche d’une certaine esthétisation de la misère : comme l’explique Béatrice Giblin par rapport à National Geographic, « les sujets « dangereux » ne l’étaient plus dès lors que la qualité et l’étrangeté des photos les transformaient eux aussi en spectacle » (Giblin, 1977). Cette photographie issue du reportage de National Geographic Dharavi la cité des extrêmes dans l'ombre de Mumbai (n°92) et représentant le plus grand bidonville d’Asie au soleil couchant, illustre parfaitement cette tendance journalistique.



Figure 7





Cette surmédiatisation des populations défavorisées va de pair avec la surmédiatisation des  régions les plus pauvres. Par exemple, les huit provinces chinoises les plus pauvres sont présentes dans 50% des articles de National Geographic sur le pays alors qu’elles ne représentent que 24% du total des provinces. Il en va de même de la Sibérie omniprésente dans les articles consacrés à la Russie, ou du Nordeste brésilien.



Les contraintes médiatiques, et notamment la nécessité de prendre en compte les attentes du lectorat à des fins commerciales, amènent les journalistes à des analyses géopolitiques incomplètes afin de préserver la part de rêve. On constate ainsi l’invisibilité des territoires « intermédiaires » soit ceux bien intégrés à la mondialisation et dont l’enrichissement s’est traduit par une imitation du modèle occidental (architecture, tenue vestimentaire, enseignes de marques dans les rues…). Ces régions ne permettent donc pas d’offrir au lecteur le dépaysement attendu. Une personne qui ne s'informe que par Géo ne connaîtrait pas l'existence du Sud brésilien, région parmi les plus développées du pays, tandis qu’un inconditionnel de National Geographic sera peut-être surpris de découvrir l'existence de certaines régions côtières de Chine (Jiangsu, Guangdong) qui sont parmi les plus dynamiques économiquement. Avec d’un côté les villes-monde, moteurs de la mondialisation, et de l’autre les périphéries, ces territoires exclus de l’émergence, Géo et National Geographic montrent que la mondialisation crée des territoires avec de fortes disparités spatiales en termes de répartition des richesses. Cette médiatisation basée sur la dualité de l’espace national aboutit à un stéréotype récurrent, celui de deux mondes qui coexistent, soit dans une relation d’indifférence, soit dans une lutte intense mais rarement dans une cohabitation harmonieuse et paisible.



« Deux visions de l'avenir se disputent » ; « nouvelle et ancienne Inde se télescopent brutalement » ; « derrière le boom économique se profile le monde obscur des laissés-pour-compte » ; « une Russie aux deux visages » ; « le fleuve Amour à la frontière entre deux mondes » ; « la technologie de pointe côtoie l’ancien » ; « une société parallèle qui a ses propres lois » ; « le théâtre incroyable des contraires », « Bombay, traditionnelle et moderne, à l'exemple du pays », « la Russie profonde semble à l’écart de toute modernité ».



Les régions qui profitent peu voire pas du boom économique des BRIC sont des territoires privilégiés dans les reportages et les conditions de vie difficile des populations en constituent un point central. Les thèmes des exclus et de la disparition d’un « ancien monde » nous ont montré que ces pays sont aussi confrontés à des problématiques importantes et à un dilemme entre soif de modernité et désir de sauver les héritages culturels. Géo et National Geographic mettent en évidence les limites de la puissance des BRIC, propres à reconsidérer leur capacité de passer du statut de pays émergent à pays développé.



Conclusion



Photographies grandioses de leurs paysages, intérêt marqué pour leurs traditions ancestrales, valorisation de leur part d’exotisme qui survit à l’arrivée de la modernité… Les puissances émergentes que sont les BRIC bénéficient aux yeux des journalistes de Géo et de National Geographic de nombreux atouts, nourrissant ainsi la part de rêve attendue par leur lectorat. Parallèlement, leurs reportages abordent très fréquemment le quotidien parfois difficile des populations vivant sur ces territoires, avec la question des exclus et des problèmes urbains. Nostalgiques d’un monde qui s’efface peu à peu et critiques quant au modèle de développement suivi  par les BRIC, les journalistes semblent regretter cette émergence qui va de pair avec une perte d’authenticité liée à la disparition des traditions culturelles et de la biodiversité, et à la transformation des paysages. Les thèmes géopolitiques sont bien présents (écologie, conflits de minorités, diversité culturelle, pauvreté) mais une analyse limitée de ces problématiques est très perceptible. Entre approches naïves ou parcellaires, cette recherche a mis en évidence les limites de la vulgarisation géopolitique par ces deux magazines, du fait à la fois de l’absence de géographes dans la rédaction et de leur approche voyage. Récurrence de certains stéréotypes (« l’apocalypse » et « la nostalgie » d’un ancien monde forcément meilleur), ton parfois catastrophiste laissant penser que l’émergence n’a que des conséquences néfastes, invisibilité de certains territoires, insistance sur la détresse des populations… S’alarmant également de la perte d’exotisme de ces pays du fait de leur soif de modernité, les magazines occidentaux que sont Géo et National Geographic portent bel et bien un regard sceptique sur l’émergence des BRIC présentée comme un processus peu harmonieux, ni équitablement repartie, ni respectueuse de la nature.



Notes :




  1. L’influence médiatique par la diffusion d’une culture et de représentations propre à un pays, contribue au statut de puissance mondiale. Par là, les médias sont un pilier du soft power théorisé par Joseph Nye. Lire à ce sujet l’ouvrage de P. Boulanger indiqué dans la bibliographie


  2. Géo a publié en mai 2014 un numéro intitulé Sublime Brésil


  3. Toutes les citations de Mr E. Meyer de Géo et de Mme C. Ritchie de National Geographic sont extraites d’un échange téléphonique en avril 2014


  4. Selon son Produit Intérieur Brut (PIB) exprimé en parité de pouvoir d’achat. L’information, reprise par toute la presse en décembre 2014, provient des données du Fond Monétaire International


  5. Notamment le rapport de l’OCDE « Le monde en 2050 »


  6. Seulement un quart des articles sur l’écologie prend pour sujet principal des initiatives de développement durable


  7. Données de la Banque Mondiale et publiées entre 2009 et 2012



Bibliographie :



Boulanger P., 2014, Géopolitique des médias. Acteurs, conflits et rivalités, Paris, Armand Colin, 312 pages.



Delannoy S., 2012, Géopolitique des pays émergents. Ils changent le monde, Paris, Presses Universitaires de France,178 pages.



Giblin Béatrice, 1977, « La nation-paysages » [en ligne], Hérodote, n°7, pp. 148-157. Disponible sur < http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5622670b.r=paysage.langFR > (consulté le 2 avril 2014).



Jaffrelot C. (dir.), 2008, L'enjeu mondial. Les pays émergents, Paris, Presses de Science Po, 384 pages.



Lacoste Y., 2012, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, La Découverte, 245 pages.



Nicet-Chenaf D., 2014, « Les pays émergents : performance ou développement ? » [en ligne], La vie des idées, disponible au format PDF sur <  http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20140304_les_pays_emergents-2.pdf > (consulté le 15 avril 2014).



Nye J., 2013,, « L'équilibre des puissances au XXIe siècle », Géoéconomie, n° 65, p. 19-29.



Sanjuan T., 2001, « Pékin, Shanghai, Hong Kong Trois destins de villes dans l'espace chinois », Hérodote, n°101, p. 153-179.



Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD), 2013, « L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié », Rapport sur le développement humain 2013, disponible au format PDF sur



<http://www.undp.org/content/dam/undp/library/corporate/HDR/2013GlobalHDR/French/HDR2013%20Report%20French.pdf >


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    Projet Annuel - Master Informatique Génie Logiciel
    Université de Rouen 2011 - 2012
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