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N°8 mai 2016 : Géographie historique et questions militaires (1):

Editorial : Le besoin de géographie militaire

Philippe Boulanger


Par Philippe Boulanger (Professeur à l’Institut français de géopolitique-Université Paris VIII et directeur de la Revue de géographie historique)       



Le facteur géographique est toujours considéré comme l’un des composants principaux de la tactique et de la stratégie dans l’histoire des guerres, de la Défense et de la sécurité dans le contexte actuel de lutte contre le terrorisme international. De tout temps, les batailles, les campagnes et les guerres ont incliné les faits dans un sens, non seulement en raison de l’audace des hommes mais aussi des conditions météorologiques, physiques et humaines du milieu. Nombreuses sont les armées ou les flottes défaites avant même le combat pour des raisons naturelles et moins militaires.



 



Le facteur géographique, élément essentiel de l’approche militaire



En 1274, le Mongol Kubilay Khan (1216-1294), qui dirige un vaste empire s’étendant de la Mer Noire à la Chine, décide l’invasion du Japon à partir du Sud de la Corée. Une flotte de 1 000 vaisseaux pouvant transporter une armée de 40 000 hommes est ainsi construite en 1273 et 1274. La force d’invasion part de Tsushima à la conquête de l’île Kuyshu en novembre. Le 24 novembre, l’affrontement près d’Hakosaki conduit les Mongols à battre en retraite de nuit au cours d’une tempête. Celle-ci détruit en grande partie la flotte mongole et provoque la mort de 13 200 hommes par noyade. Malgré cet échec, Kubilay Khan ne s’avoue pas vaincu et décide dès la fin 1274 la préparation d’une nouvelle invasion. En juin 1281, la flotte mongole de 3 500 navires quitte son port d’attache de Masampo et progresse rapidement : conquête de l’île de Tsushima, prise de l’île d’Iki le 10 juin, pillage et attaque de cibles faciles sur l’île de Kuyshu à partir du 23 juin. Une attaque massive contre les défenses de Mizuki est envisagée le 15 août alors que l’armée reste à bord des navires ancrés au large de Takashima (1).



Au même moment commence à se former un phénomène naturel rare et désastreux pour les Mongols connu sous le nom de « vent divin » (kamikaze). La formation de vapeur à la surface de l’océan Pacifique surchauffé conduit à créer de vastes bancs de nuages qui tournent autour d’un « oeil mort ». Or les courants de la haute atmosphère projettent cette tempête vers les détroits de Corée et atteignent le Japon le 14 août. A cet instant, des centaines de navires mongols sont rassemblés dans une crique pour se protéger de l’agitation de la mer, encombrant de fait l’entrée de la baie. Malgré les avis des marins chinois, les seigneurs mongols décident de maintenir leur position pour effectuer le débarquement le lendemain. La force du typhon finit par paralyser et détruire l’intégralité de la flotte. Au sol, les troupes débarquées sont prises dans un mouvement de panique et happées par les rouleaux qui déferlent sur les plages. Lorsque le typhon prend fin le 16 août, les navires restants se télescopent et sont ramenés par les courants vers le littoral, la mer est jonchée de cadavres tandis que les survivants sont massacrés sur l’île de Takashima. Ces conditions naturelles exceptionnelles ruinent de nouveau ce plan de campagne militaire de plusieurs années. En 1588, à la suite d’une forte tempête, la destruction d’une grande partie de l’Invincible Armada, flotte espagnole partie à la conquête de l’Angleterre, dans la Manche, en est un autre exemple significatif. Le désastre de la flotte française par une tempête en Mer Noire en 1854 est lié directement aux très mauvaises conditions météorologiques qui incitent à créer le premier Service météorologique français. Outre les conditions atmosphériques, les paysages agraires, les villes, les formes du relief, les cours d’eau, les forêts entre autres facteurs, sont autant d’éléments auxquels le militaire doit songer avant de mener une opération et qui ont une influence décisive.



Le bocage est ainsi considéré comme un obstacle redoutable pour les armées américaines dans le Cotentin en juin et juillet 1944, malgré une préparation intensive aux techniques de combat rapproché dans le Sud de l’Angleterre où le paysage est alors presque similaire. La péninsule du Cotentin, qui comprend un objectif de débarquement à Utah Beach (Sud-Est) et plusieurs zones de largages des parachutistes (régions de Sainte-Mère-Eglise et Sainte-Marie-du-Mont), est un milieu bocager depuis les XI-XIIe siècles. Les haies sont hautes de plusieurs mètres, les parcelles de terrain de taille moyenne ou petite, les chemins sont nombreux et sinueux. Dans la nuit du 5 au 6 août 1944, les parachutistes, la plupart atterrissant en dehors de la zone de largage prévue, rencontrent la première difficulté de leur mission : se répérer dans l’espace, les haies cachant les villages et les grands axes de passage. Paradoxalement, ce paysage fermé favorise la dissimulation contre les défenseurs allemands mais complique leur sens du repérage en pleine nuit (malgré une lune lumineuse) dans un contexte de stress intense de combat. Quand le général Taylor, commandant la 101e division aéroportée, atterrit seul dans une prairie entre quatre haies, il se croit complètement perdu. Il parvient dans les heures suivantes à rassembler 40 hommes au lieu des 600 prévus du 501e régiment. Les combats en milieu bocager dans la nuit et la matinée qui a suivi se sont déroulés le plus souvent au corps à corps, au carrefour des chemins, entre les haies. La guerre en milieu bocager dure deux mois environ après une progression lente des soldats américains et non sans mal.



 



D’une pensée empirique aux Ecoles de géographie militaire



La géographie a toujours été considérée comme un composant, théorique et pratique, de la culture militaire. De tout temps, elle intervient dans la pensée des grands théoriciens de la stratégie et de la tactique. Le plus ancien témoignage connu est celui de Sun Tse, dans l’Art de la guerre (Ve siècle avant J.C.) qui définit, selon des types de manœuvres, différents types de terrain (marécages, montagnes, etc.). Au Ie siècle avant J. C, le magistrat romain Frontin, auteur des Stratagèmes, recommande à son tour certains procédés tactiques selon le type de relief. A toutes les époques et dans toutes les grandes civilisations, il y eut des théoriciens militaires pour mesurer toute l’importance de la connaissance géographique dans la conception et la réalisation d’une opération militaire. Dès la fin du XVIIIe siècle, le génie de Napoléon se caractérise tout autant par son audace dans le commandement que par la précision qu’il accorde à la connaissance du terrain, à ses formes topographiques, à ses ressources économiques et aux populations. Il a ainsi réformé le corps des ingénieurs géographes du dépôt de la guerre pour accroître son champ d’action et de compétences. Le Maréchal Foch, avant la Première Guerre mondiale, rappelle la place décisive que la connaissance géographique apporte au militaire. Il n’est de bon stratège et tacticien sans la connaissance et la maîtrise du milieu. La géographie est ainsi ancrée profondément dans la culture militaire française, de manière consciente ou empirique. Elle est une forme de comportement, sensible à la notion d’espace, soucieuse de l’enjeu de maîtriser un environnement pour mener une opération. Le capitaine de Gaulle, dans un article consacré à la doctrine française et publié en 1925, en souligne la portée culturelle. Tout en préconisant, pour les officiers français, une pensée militaire souple et sans dogme dans le contexte de l’après-guerre, il rappelle le rôle primordial de la géographie dans la tactique : « Suivant une direction dont l’attrait est égal au péril, on pourrait en venir à penser que, dans la conception de l’idée de manœuvre, le problème se ramène à donner aux moyens de feu dont on dispose l’efficacité maximum et par suite à faire effort là où l’on peut tirer le plus commodément. Or, les formes du terrain commandent la portée, la rasance, la convergence des feux d’infanterie, la capacité d’observation de l’artillerie et la précision du tir de la plupart de ses pièces (…).  C’est aussi de cette seule étude qu’on s’inspirerait pour concevoir la forme d’une attaque » (2).



La pensée du capitaine de Gaulle s’inscrit dans une continuité culturelle. Dès le début du XIXe siècle, des écoles de pensée en géographie se sont développées contre l’armée napoléonienne. Dans les années 1800 en Espagne et en Italie, puis dans les années 1810 en Prusse et en Autriche, ces mouvements de pensée font de la géographie une base fondamentale de la culture militaire (3). Ils inventent une discipline nouvelle dont la démarche existait déjà dans l’Antiquité.  Ils élaborent des raisonnements et des théories qui permettent de gagner la guerre future, en étudiant les formes physiques de l’espace dans la tactique et les aspects humain (économique, politique, statistiques) dans la stratégie.



En France, une pensée géographique militaire française émerge lentement au XIXe siècle. Théophile Lavallée, professeur de géographie à Saint-Cyr entre 1832 et 1869, auteur de Géographie physique, historique et militaire (1832), en devient le précurseur. Il faut attendre le choc de la défaite française de 1870-1871 pour qu’une véritable école de géographie militaire se développe. De grands théoriciens, dont fait partie le colonel Gustave-Léon Niox, se font les défenseurs de la géographie dans la formation des officiers et dans la pratique militaire. Celui-ci, auteur d’ouvrages de géographie militaire et professeur de géographie à l’Ecole supérieure de guerre à Paris, entre 1874 et 1895, écrivait ainsi que « La géographie n’est pas un but, c’est un moyen. La géographie est dans un tout. Tout est dans la géographie. C’est la science mère, indispensable, sans laquelle toutes les autres, histoire, art militaire, littérature, philosophie même, manquent de base et ne peuvent acquérir leur entier développement » (4).



La création du Service géographique de l’armée en 1887, remplaçant le bureau cartographique au dépôt de la guerre, issu lui-même du groupe des ingénieurs géographes du roi (1744), en est un des éléments révélateurs. La multiplicité des ouvrages de géographie militaire jusqu’à l’Entre-deux-guerres, près de 150 ouvrages d’auteurs différents, révèle une effervescence pour une géographie à la fois théorique et pragmatique. Si ce courant de pensée, généralement restreint au milieu militaire, tend à s’affaiblir dès les années 1930, puis à disparaître dans les années 1950 au profit de la géopolitique et de la géostratégie, il n’en demeure pas moins que la géographie reste un caractère dominant de cette culture militaire. Au moment où l’Ecole de géographie militaire décline, la géographie du militaire commence à occuper un autre champ de réflexion et de diffusion. En France, les théoriciens de la doctrine commencent à prendre en considération certaines dimensions de la géographie comme en témoignent les nombreux textes doctrinaux dédiés au désert, à la montagne et la ville, aux espaces littoraux ou à l’aménagement du terrain (dont la première édition est publiée en mars 1917). De fait, l’influence omniprésente de la géographie dans l’art de la guerre depuis l’Antiquité suscite la création d’écoles de géographie militaire en Europe aux XIXe et XXe siècles. Celles-ci amènent, à leur tour, la pensée militaire officielle à considérer cet élément dans la synthèse des expériences passées et dans la conception des guerres futures. Le phénomène se produit au cours de la Première Guerre mondiale et n’a jamais cessé de prendre de l’ampleur depuis. Ainsi, le cadre d’expression change et évolue, celui de la réflexion s’adapte aux mutations technologiques et à la géopolitique de la Guerre froide et post-Guerre froide. L’essor du Geospatial Intelligence, synonyme de « fusion de données », intégrant l’imagerie spatiale, les sources ouvertes, les informations issues du cyberespace et du renseignement électro-magnétiques, aux Etats-Unis depuis les années 1990 et en France dans les années 2010, caractérise ce besoin de géographie et d’analyse spatialisée pour la Défense et la sécurité.



 



L’approche géographique, un composant essentiel des questions de Défense et de sécurité



            La géographie constitue un outil décisif pour la sécurité nationale et la gestion des crises. Elle est aujourd’hui considérée comme un facteur de connaissances et d’anticipation pour le décideur afin de répondre aux risques et aux menaces qui se sont diversifiés depuis la fin de la Guerre froide. Par définition, elle forme une discipline de synthèse qui intègre à la fois des éléments physiques et humains et s’appuie sur une diversité d’outils. Ceux-ci sont composés d’analyses, comme les études milieux, et de représentations cartographiques dont la qualité s’améliore grâce aux nouvelles technologiques numériques de l’information. Depuis la fin de la Guerre froide, puis les attentats de New York du 11 septembre 2001, la diversification des menaces et des risques (lutte contre le terrorisme international et les trafics illicites mondialisés par exemple) conduit à valoriser son utilisation. Mais bien d’autres raisons peuvent aussi conduire à l’exploiter de manière plus rigoureuse comme la gestion du maintien de l’ordre public, la prévention contre les incendies, les catastrophes naturelles et technologiques de grande ampleur. Depuis la fin des années 2000, il en résulte non seulement une prise de conscience de sa nécessaire exploitation dans un champ d’action plus étendu par le décideur politique et militaire, mais aussi un renouvellement des moyens d’acquisition de la connaissance et une tendance à améliorer la qualité des analyses.



La géographie occupe une place toujours plus importante dans les services étatiques spécialisés. Elle apporte une analyse et une réflexion dans la planification de crise permettant de réduire les incertitudes et d’organiser les modalités d’action. D’après le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale (2008), réédité en 2013, la stratégie de sécurité nationale a « pour objectif de parer aux risques ou menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la nation », de défendre la population et le territoire et d’assurer la contribution de la France à la sécurité européenne et internationale. Elle doit contribuer à la mise en œuvre de la politique de défense face aux risques d’agression, la politique de sécurité intérieure et la politique de sécurité civile pour la protection de la population et des biens, la politique étrangère et la politique économique (p. 62). La création d’un cinquième pilier stratégique « connaissance et anticipation », considérée comme la « première ligne de défense » (p. 66), reconnaît ainsi la nécessaire exploitation des outils et de l’analyse géographique pour répondre aux impératifs de la sécurité nationale. Ce nouveau pilier considère que la « bataille du XXIe siècle se joue d’abord sur le terrain de la connaissance et de l’information, des hommes comme des sociétés » qui couvrent le champ du renseignement, la connaissance des zones d’opérations, l’action diplomatique, la démarche prospective et la maîtrise de l’information. La connaissance des liens entre les sociétés et les territoires, dans leurs dimensions physiques et humaines, représente « l’une des clefs de l’autonomie stratégique » pour le décideur politique et militaire. Comment la connaissance géographique contribue-t-elle à analyser les risques et les menaces dans une dynamique prédictive et à mettre en œuvre de nouveaux moyens technologiques pour les anticiper ?



 



Penser la géographie historique des questions militaires



Le facteur géographique reste présent jusqu’à aujourd’hui par des moyens différents dans la culture militaire. La recherche de la connaissance des terrains et de l’environnement humain, par des analyses spatialisées ou des représentations cartographiques, pour le décideur politique ou militaire, confirme cet intérêt pour la connaissance géographique dans le cadre de la préparation, la conduite et l’exploitation des opérations militaires sur le territoire national ou sur les théâtres extérieurs.



Ce numéro, le premier sur cette thématique avant un autre annoncé pour mai 2017, de la Revue de géographie historique révèle la grande diversité de la recherche universitaire sur le rapport entre la géographie et les questions militaires alors que la communauté universitaire en géographie, voici encore quelques décennies, ne tendait guère à la valoriser. Comment ne pas citer l’ouvrage d’Yves Lacoste dont la récente réédition (2012) rappelle, par son auteur, la difficile prise en compte des études militaires dans le savoir géographique. Dans La géographie, çà sert, d’abord, à faire la guerre, publié en 1976, il révélait déjà l’importance de la géographie par et pour le militaire comme savoir stratégique au même titre que pour le dirigeant politique (souvent le commandant des armées dans l’histoire) et le chef d’entreprise commerciale. Quarante ans après son édition, qui a suscité tant de débats dans la communauté universitaire en géographie, une nouvelle génération de chercheurs s’est appropriée ses concepts et valorise la connaissance du territoire dans la tactique et la stratégie. Cette tendance explique, en grande partie, le succès rencontré des formations en géopolitique, au niveau master, qui ont intégré les questions de Défense et de sécurité dans leurs enseignements. Il faut espérer que cette tendance se poursuive de sorte que les géographes soient pleinement reconnus dans les centres de recherche sur la Défense.



Ce numéro aborde plusieurs aspects de la relation entre la géographie et les questions militaires à partir de recherches récentes et innovantes. Un premier ensemble d’articles aborde la place du facteur géographique dans les opérations débarquement des Iles Britanniques, la conception et l’aménagement du Morvan dans la défense du territoire français avant 1914, les manœuvres tactiques en Argonne durant la Première guerre mondiale. Dans « L'Invisible Armada : la géographie des menaces d'invasion française des Îles Britanniques (XIIIe-XIXe siècles) », Damien Bruneau (agrégé de géographie dans l’Académie de Rennes) traite d’un sujet jusqu’alors méconnu. Il considère que l'analyse géographique du choix des lieux de départ des expéditions françaises et des lieux de débarquement ainsi que la prise en compte des composants du milieu naturel permettent de mieux comprendre l'organisation maritime des deux puissances navales. Ces analyses ont non seulement provoqué l’organisation de systèmes de défense spécifiques mais aussi entraîné, du XIIIe au XIXe siècle, des évolutions entre fortifications côtières, théorie des wooden walls et formation d'une milice locale. Denis Mathis (Université de Lorraine) nous apprend un cas significatif d’appropriation territoriale à des fins défensives par les militaires. Dans « Les hydrosystèmes militaires défensifs de Basse-Alsace », aux XVIIe-XVIIIe siècles, le Nord de l’Alsace fait l’objet, dans un contexte de pression géostratégique entre puissances, d’un maillage défensif original qui complètent ou s’opposent au réseau de places fortes établi par Vauban. Enfin, Emmanuel Chiffre (Université de Lorraine) et Jean-Christophe Sauvage (Université de Lorraine) analysent un autre exemple régional de l’usage de la géographie à des fins de défense dans « La géographie au service de la défense du territoire : le cas du projet de réduit du Morvan (1872-1899) ». Face à une invasion allemande, après la défaite française de 1870-1871, les théoriciens de la défense territoriale, en particulier les généraux Séré de Rivières et Froissard, dans le cadre des réflexions du Comité et des sous-commissions de Défense, envisagent des espaces naturels d’arrêt sinon de résistance pour l’armée française. Le « réduit du Morvan », avec des projets de villes fortifiées et de camps retranchés, est alors considéré comme un de ces éléments que les géographes militaires français, comme Gustave-Léon Niox et Anatole Marga dans les années 1870-1880, reprendront dans leur analyse de géographie militaire de la France jusqu’au début du XXe siècle. Le troisième article aborde également la manière dont le facteur géographique pouvait être exploité par les militaires. Pierre Taborelli (Université de Reims), Alain Devos (Université de Reims), Mylène Dodoci (Université de Reims), Yves Desfossés (Drac Champagne-Ardennes) et Nicolas Bollot (Université de Reims) analysent l’apport de trois plans directeurs au 1/20 000e du secteur de l’Argonne, réalisés par les Groupes de Canevas de Tirs des Armées en 1918, sur la compréhension de l’organisation spatiale du front durant la Grande Guerre. Cet article dont l’approche demeure innovante en la matière, grâce à des représentations cartographiques inédites, s’intéresse à la qualité des travaux cartographiques qui révèlent à la fois l’impact des reliefs sur le front et permettent de quantifier les réseaux de défense. Il met en évidence surtout le rôle primordial de la couverture forestière dans la manœuvre tactique, son impact dans l’organisation des rideaux de défense et sur la guerre des mines.



Le deuxième ensemble d’articles aborde le rapport entre les nouvelles technologies et l’exploitation de l’analyse spatiale à des fins militaires. André Louchet (Université Paris-Sorbonne), dans « Imagerie, aérospatiale, géographie et renseignement », présente, de manière détaillée, tous les aspects techniques que le géographe est amené à prendre en compte pour obtenir une connaissance du territoire à partir des outils géospatiaux. Il annonce le concept actuel de Geospatial Intelligence qui s’appuie justement sur la relation entre le renseignement et l’imagerie spatiale. L’article suivant s’inscrit dans cette approche mais en s’intéressant spécifiquement au cyberespace. Dans « Cyberguerre et géographie », François Pernot (Université de Cergy-Pontoise) et Philippe Wolf (Ingénieur général de l’armement, Institut de Recherche Technologique SystemX, Paris-Saclay), posent la question de l’existence de la dimension géographique à l’heure de la cyberguerre. En s’appuyant sur les conceptions géographiques des milieux physiques et des sources numériques (de l’affaire Snowden en particulier), les auteurs montrent les continuités géohistoriques pour comprendre les usages militaires de cet espace immatériel. Ils théorisent une nouvelle géographie militaire du cyber, jusqu’alors peu explorée, qui s’appuie sur sept dimensions spatiales qui sont autant d’interfaces avec les espaces physiques.



Enfin, le dernier ensemble d’articles traite de l’apport de la réflexion géographique dans l’emploi des forces, plus particulièrement de l’aviation militaire. Ivan Sand (doctorant à l’Institut français de géographie-Université Paris VIII et Centre d’études stratégiques aérospatiales), traite d’un sujet méconnu de géographie militaire. En s’intéressant au rapport entre appropriation territoriale et capacités militaires de projection de forces, il souligne la rupture et le paradoxe géostratégiques des premières années de la Guerre froide pour l’Aviation militaire. Dans « Les territoires qui fondent la projection aérienne des armées françaises (1945-1949) », il met en évidence la naissance du concept de projection de forces (l'expression apparaîtra plus tard) dans un conexte de manque de moyens aériens lourds pour relier la métropole à l’Indochine et Madagascar, devenus des théâtres d’opérations à plus de 8 000 km, et le nécessaire usage d’un réseau de points d'appui militaires qui suscite des débats de la part des théoriciens de la stratégie aérienne. Les bases de la projection de forces apparaissent à cette époque et se développeront, en tenant compte des expériences malgache et indochinoise, tout au lond des décennies suivantes jusqu'à aujourd'hui comme le montre l'adoption du récent avion de transport A400 M par l'Armée de l'Air française. La géographie militaire aérienne, dans le contexte actuel, suscite aussi des questionnements dans l’article d’Alexandre Chauvel (Institut français de géopolitique, Université Paris VIII). Dans « Le Ciel Unique Européen : Quelle place pour l’aviation militaire française dans les 20 prochaines années ? », celui-ci analyse l’impact de la réforme lancée par la Commission européenne en 1999, toujours en cours, des espaces de trafic aérien civil sur l’activité aérienne militaire. Ce travail issu d’une recherche inédite sur le sujet révèle les contraintes imposées par cette réforme pour l’Armée de l’Air. Il met en évidence la réduction des espaces aériens réservés aux entraînements des pilotes et les enjeux de la conception des espaces aériens militaires pour la défense et la sécurité du territoire national.



Notes :



(1) Boulanger Ph., 2006, Géographie militaire, Paris, Ellipses.





(2) Capt. Charles de Gaulle, « Doctrine a priori ou doctrine des circonstances », Revue militaire française, janvier-mars 1925, pp. 306-328.





(3) Boulanger Ph., 2002, Géographie militaire française, Paris, Economica ISC.





(4) Colonel Niox, Géographie militaire, La France, tome 1, Delagrave, 1893, p. VII. Voir Philippe Boulanger, « La Géographie militaire (1876-1895) de Gustave-Léon Niox », Stratégique, Institut de stratégie comparée, 4/2000, n°76, 2001, pp. 95-126.





 


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