Article
N°8 mai 2016 : Géographie historique et questions militaires (1):
La géographie au service de la défense du territoire : le cas du projet de réduit du Morvan (1872-1899)
Par Emanuel Chiffre (Maître de Conférences en Géographie à l’Université de Lorraine, Laboratoire LOTERR) et Jean-Christophe Sauvage (Professeur certifié d’histoire-Géographie, docteur en Histoire contemporaine)
Résumé : Après la défaite de 1871, les dirigeants politiques et militaires engagent une réflexion afin de renforcer la sécurité à la frontière Nord-Est. En prenant l'hypothèse, réaliste, d'une défaite initiale suivie d'un repli des troupes, un projet de réduit dans le Morvan se fait jour. Le commandant Ferron, les généraux Frossard, Séré de Rivières et le capitaine Luzeux envisagent de choisir le Morvan pour y faire la guerre et prévoient de l'aménager, en construisant des fortifications, pour y remporter un succès. Ces projets ne se réalisent pas, mais traduisent la volonté d'utiliser une méthode fondée sur la compréhension de l'espace géographique. Si les fortifications, dont l'intérêt décroit à la fin du XIXe siècle, ne sont pas construites, la méthode perdure.
Mots-clés : réduit du Morvan, fortifications, général Séré de Rivières, général Frossard, capitaine Luzeux, géographie militaire
Abstract : After the defeat of 1871, the French political and military leaders initiate a process of reflection in order to strengthen security on the North-East frontier. In the event of a French troops’ withdrawal following an initial defeat, realistic assumption, a project of ultimate refuge in the Morvan region is arising. Commander Ferron, Generals Frossard and Séré de Rivières, as well as Captain Luzeux, contemplate to choose the Morvan region to wage war there and to develop the region by building fortifications, to win a victory in that place. Such projects are not carried out, but express the will to use a method based on the understanding of the geographic space with the aim of fighting there. The fortifications, whose interest decreases at the end of the nineteenth century, are not built, however the method persists.
Key-words : ultimate refuge in the Morvan, fortifications, General Séré de Rivières, General Frossard, Captain Luzeux, military geography
Le projet de réduit du Morvan est le résultat de la rencontre entre plusieurs éléments : un contexte caractérisé par la défaite de 1871, une réflexion sur la défense de la France et une situation géographique donnée. La jeune IIIe République entend empêcher une défaite rapide, en cas de conflit, face à son puissant voisin allemand. Il en résulte alors le projet de réduit du Morvan dans le système de défense du territoire. Dans l'hypothèse fort probable d'une défaite à la frontière Nord-Est, ce réduit devait être considéré comme un ultime refuge pour une armée affaiblie Celle-ci pouvant s'y reconstituer, s'y renforcer, avant d'être en mesure de pouvoir contre-attaquer avec efficacité. Pour les militaires, un réduit constitue un espace favorable au défenseur et difficile d'accès pour un assaillant. La prise en compte du terrain montre l'influence de la géographie sur la façon de mener un conflit. L'aménagement de l'espace pour faire la guerre devient par conséquent la suite logique, ce qui explique les études réalisées dans le cadre du Comité de Défense et plus particulièrement les projets des généraux Frossard et Séré de Rivières. C'est le sens du projet de réduit du Morvan. L'article propose donc de comprendre la réflexion qui a conduit à un tel projet. Comment aménager le Morvan dans le cadre d'une organisation défensive ? La géographie joue ici un rôle de premier plan dans les projets de systèmes de défense élaborés par les officiers. Ainsi, dans une étude de 1895, un capitaine d’infanterie, Etienne Luzeux, détaille comment il entend utiliser l'espace du Morvan pour faire la guerre. L’intérêt des géographes militaires Niox, Marga ou Barré, pour ce projet montre son importance. Si la géographie n'a pas pour unique finalité de servir à faire la guerre, elle peut y contribuer grandement.
I. D’une volonté nationale à un projet
Après la défaite de 1871 face au nouvel empire allemand, la France connaît une situation très difficile. En effet, le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, ampute le territoire national de l’Alsace et de la Moselle. A cela s’ajoute le paiement pour la jeune république d’une indemnité de 5 milliards de francs or. Ce paiement conditionne le départ des troupes allemandes d’occupation, présentes sur une partie du territoire (1). La France de 1871 est donc un pays qui connait un contexte particulièrement difficile marqué par la défaite et ses conséquences, la tentative de Révolution à Paris (la Commune de Paris) qui dégénère en guerre civile.
Au temps de l’épreuve succède celui du redressement, fruit d’une volonté nationale. La IIIe République entend garantir la sécurité de la France, face à un adversaire potentiel, l’empire allemand, qui s’est dangereusement rapproché puisque la frontière n’est désormais plus située sur le Rhin. Dans le cas d’une nouvelle invasion, les armées ennemies s’abattraient encore plus rapidement sur un territoire français rétréci. La défense de la France est alors placée sous le signe de la réorganisation. Plusieurs réformes importantes constituent le véritable point de départ du redressement. Tout d’abord la loi du 27 juillet 1872 crée un service militaire universel de 5 ans, avec des atténuations (2). Elle dote le pays d’une armée permanente de plus de 500 000 hommes instruits, complétés à la mobilisation par quatre classes de réservistes, ce qui porte le total à près d’un million d’hommes. Le total atteint 1,8 million si l’on ajoute l’armée territoriale (3). Il s’agit d’une véritable renaissance de l’armée française. L’émergence d’une armée territoriale facilite l’occupation d’ouvrages fortifiés, de forts détachés ou de places, en fournissant les effectifs nécessaires.
La conception de la nouvelle armée prend en compte la dimension spatiale d’un éventuel conflit. Cette notion est renforcée par la loi du 24 juillet 1873 portant sur la création des nouvelles régions militaires, et autant de corps d’armées (4). L’organisation militaire du pays s’inscrit dans une logique spatiale reposant sur une assise territoriale. Dans ce contexte de relèvement progressif de l’outil militaire, la stratégie de l’armée française demeure purement défensive. Sans alliés, la France ne peut compter que sur ses propres forces. Or, l’armée française est dans un état d’infériorité par rapport à l’armée impériale allemande. En cas de conflit, elle serait certainement rapidement bousculée le long de la frontière Nord-Est. Selon le principe de Guibert, un peuple nombreux et courageux a besoin de très peu de fortifications, dont le rôle se limite à empêcher le libre passage sur quelques points précis. La France des années qui suivent la défaite de 1871 connaît la situation inverse. Le courage ne suffisant pas, il reste alors la solution d’établir des fortifications, afin de compenser les faiblesses de l’armée française. Le 30 juillet 1872, une décision présidentielle d’Adolphe Thiers crée une commission de défense. Son rapporteur est le général Séré de Rivières, également secrétaire d’une sous-commission d’études, présidée par le maréchal Canrobert (5).
En août 1872, le commandant Ferron, officier du Génie, rédige une note détaillée intitulée « Considérations sur le système défensif de la France », dans laquelle il aborde la question d’une guerre défensive. Il étudie l’hypothèse d’une défaite française à la frontière vosgienne (à l’ouest et au sud), qui obligerait les troupes vaincues à battre en retraite, pour se rétablir sur de nouvelles positions situées dans les pays montagneux, compris entre la Saône et la Loire. Selon le commandant Ferron, le Morvan constituerait le dernier réduit (6). Ce choix s’explique par plusieurs raisons :
- il commande l’accès vers la vallée de la Loire et le centre de la France (7),
- il permet de couvrir Paris par le Sud, et donc de faire peser une menace sur une action militaire allemande tendant à prendre la capitale en empruntant cette direction,
- il constitue un obstacle naturel pour un ennemi débouchant du sud des Vosges et de la vallée de la Saône,
- il est bien relié au centre de la France et à la vallée de la Loire, grâce à des voies de communication de qualité déjà existantes (8).
Le but d’un repli vers ce que le commandant Ferron qualifie de réduit du Morvan, est d’offrir à l’armée française la possibilité de se reconstituer, à l’abri d’une ligne de défense organisée à l’avance, avec l’aide de renforts venus du centre, de l’ouest et du sud de la France, avant de contre-attaquer et de vaincre l’ennemi. Dans cette hypothèse, un repli vers le réduit du Morvan s’avère plus pertinent qu’une retraite sur Paris. L’expérience malheureuse de 1870-1871 est prise en compte. Parvenir jusqu’au Morvan, après avoir été battu à la frontière Nord-Est, suppose que les troupes françaises puissent retraiter en bon ordre, et de façon organisée. Le commandant Ferron préconise la création d’un véritable système permettant un repli en sûreté, à commencer par les points de passage les plus difficiles. La traversée des cours d’eau ne peut être réalisée qu’avec la création de têtes de pont sur la Saône et le Doubs. Elle consisterait à construire, sur des points choisis, trois ou quatre ouvrages sur les deux rives, dotés d’une faible garnison. Les points de passage seraient protégés par 20 pièces d’artillerie à longue portée. La place de Besançon servirait de point d’appui sur le Doubs, il ne resterait plus qu’à en aménager une sur la Saône, à Gray ou à Auxonne (9).
Le projet de réduit du Morvan n’est pas l’unique solution envisagée en cas de défaite française à la frontière Nord-Est. Le général Doutrelaine, officier du Génie et ancien membre de la commission de délimitation des frontières (lors des négociations suivant la défaite de 1871), répond au commandant Ferron qu’il conviendrait d’abord d’utiliser le plateau de Langres avant de prendre position sur le Morvan (10). Cet avis est partagé par le général Frossard, lors d’une séance de la sous-commission de défense, le 16 juin 1873. Selon lui, un système de défense efficace doit s’appuyer sur Chaumont (11) qui, il est vrai, est un nœud de communication important. Le général Frossard mentionne également un autre projet possible, celui d’un quadrilatère Reims-Châlons-sur-Marne-Epernay-Sézanne, destiné à abriter une armée de réserve, tout en empêchant une progression allemande vers Paris (12). La décision pourrait être obtenue en Champagne. Enfin, le général Forgeot, membre du Comité de Défense et président du Comité d’Artillerie, considère en juin 1873 qu’il est inutile d’organiser des centres de résistance à l’intérieur.
Les défenses de Paris, considérablement augmentées permettraient d’obtenir de meilleures conditions de paix (13). Cependant, en ce mois de juin 1873, c’est le Morvan qui est l’objet de toutes les attentions. Le maréchal Canrobert, membre du Comité de Défense et du Conseil supérieur de la Guerre, oriente le débat et les études dans cette direction. Selon lui, le Morvan est, en cas de revers, le dernier refuge pour les troupes françaises. Position redoutable pour un assaillant et plus centrale que Paris, elle permet d’opérer à volonté sur les vallées de la Saône et de la Loire. Il ne reste plus aux généraux Frossard et Séré de Rivières, tous deux polytechniciens et officiers du Génie, qu’à présenter leur projet d’aménagement et d’utilisation du réduit du Morvan.
II. L’aménagement du Morvan au service de la défense
L’importance stratégique du Morvan est reconnue dans les projets discutés lors des séances du Comité et de la sous-commission de Défense où siège une forte proportion d’officiers d’artillerie et du génie dont le général Séré de Rivières. Situé en Bourgogne à environ 250 km de la nouvelle frontière, la valeur de ce territoire tient à sa topographie favorable pour ralentir ou stopper la progression d’une armée. Bien que peu accidenté et d’altitude modeste, ce contrefort du Massif Central présente un ensemble de formes arrondies, boisées, entrecoupées de rivières, au climat rude lui donnant les caractéristiques d’une montagne. Le Haut-Morvan est dominé par le Bois du Roi / le Haut-Folin (901 m) et le Mont Beuvray (821m) avec des vallées plus incisées. Il se prolonge au sud par l’Autunois et le Pays de Luzy, deux horsts modestes auxquels sont accolés les bassins d’Autun et de Blanzy. Au nord, le Bas-Morvan ressemble davantage à un plateau. Il est entouré par un ensemble de plaines, le Bazois, la Terre-Paine et l’Auxois. Elles sont limitées vers le nord et l’ouest par un talus qui correspond au rebord d’un plateau dont les couches plongent vers le Bassin Parisien. Cette ligne de hauteurs qui se poursuit au nord-est par le plateau de Langres forme un seuil, une zone de contact et de divergence entre trois bassins fluviaux. Les affluents st sous-affluents de la Seine (Yonne, Cure, Armançon, Serein…), de la Loire (Bourbince, Arroux, Nièvre…), du Rhône (Saône, Tille, Ouche, Doubs, Dheune…), sont autant de voies de passage que d’obstacles à exploiter pour les opérations militaires.
A ces cours d’eau ont été ajoutés plusieurs canaux qui relient ces trois bassins en entourant le Morvan et en formant des « fossés extérieurs » selon le commandant Niox (14). Ainsi, les canaux du Centre (ouvert en 1791-1793), latéral à la Loire (1838), du Nivernais (1834-42) et de Bourgogne (1842), participent indirectement à la défense du Morvan, leur fonction première étant économique. Il en est de même pour les voies ferrées construites à partir des années 1850, à savoir Paris-Nevers, Paris-Dijon, Dijon-Lyon avec pour cette dernière un embranchement à Chagny contournant le Morvan en direction de Nevers par le Creusot, Etang-sur-Arroux ou par Epinac, Autun, mais aussi qui se prolonge vers Moulins par Paray-le-Monial et Digoin. D’autres axes plus modestes desservent le Morvan tels que la ligne Etang-sur-Arroux, Saulieu, Avallon, Auxerre, ou Cercy-la-Tour vers Clamecy. Enfin, trois routes principales franchissent le massif avec la possibilité d’exploiter les difficultés du terrain pour organiser la résistance. Un axe central Autun-Château-Chinon vers Nevers complété au nord par des routes allant de Saulieu à Montsauche et Corbigny, et au sud par la route d’Autun à Luzy. Toutes ces infrastructures de transport déterminent des passages (dépression de la Dheune-Bourbince, col de Sombernon, col de Millay…), des carrefours (Autun, Saulieu, Chagny, Dijon…) qui deviennent des axes et des positions stratégiques dans l’organisation du réduit du Morvan.
Le projet du commandant Ferron présenté en 1872 à la sous-commission est le premier à prendre en compte les caractéristiques de cet espace (15). Une armée battue pourra venir chercher dans ce « pays montagneux » une position à peu près inexpugnable favorable à sa réorganisation. Sa valeur défensive est précisée. Tout d’abord, la place d’Autun reliée au centre du pays par plusieurs voies de communication, est jugée essentielle. Les liaisons ferrées vers Nevers, Moulins et Mâcon devront être renforcées. Par ailleurs, afin d’exploiter au mieux le potentiel défensif de cette position, il faudra contrôler par des forts d’arrêt les principaux passages du Morvan et de la Côte d’Or, fortifier les hauteurs qui dominent Beaune et Chagny, transformer Dijon à l’entrée de la vallée de l’Ouche en une sorte de tête de pont. Dans le cas où cette première position serait forcée, une deuxième sera établie sur les versants du Charolais en occupant les principaux passages. Enfin, une troisième position s’appuiera sur le camp retranché de Lyon, un « quadrilatère montagneux » d’où les forces armées reprendront l’offensive par la vallée de la Saône ou de la Loire.
Pour donner plus de valeur à ces trois positions, les routes transversales reliant les vallées de la Loire et de la Saône seront gardées par des troupes mobiles. Des têtes de pont à Chalon-sur-Saône, Mâcon et Trévoux complèteront le dispositif. Pendant que les troupes battues se défendront sur le Morvan, le Charolais ou le Lyonnais, d’autres se formeront et se mettront en mouvement. Des concentrations de troupes seront possibles entre Gien et Nevers, entre Moret et Montereau pour couvrir Paris. Le premier projet du commandant Ferron montre la nécessité de bien fortifier la position du Morvan à l’avance alors que les points stratégiques du Charolais et du Lyonnais seront reconnus sans organiser de défense permanente. Les forts d’arrêt devront être très perfectionnés avec une garnison de 200 à 300 hommes et associés à des places de manœuvre.
Les séances de la sous-commission de défense de juin à décembre 1873 poursuivent la discussion sur la reconstitution de la frontière du Nord-Est. Les autres projets confirment l’intérêt du Morvan comme dernier refuge pour une armée battue. Il occupe une position centrale et permet aux troupes chargées de le défendre d’opérer à volonté sur les vallées de la Saône, de la Loire. Mais des divergences subsistent entre les membres de la commission. La séance du 4 juillet 1873 porte plus précisément sur le Morvan (16). Le général Frossard retient le principe d’un réduit du Morvan devant s’opposer aux actions allemandes en provenance du nord et de l’est alors que le général Séré de Rivières juge indispensable de prendre en compte la possibilité d’une intervention italienne depuis le sud. Pour le premier, le Morvan est rattaché à la défense du Nord-Est.
En cas de guerre avec l’Italie, le théâtre d’opération sera la Savoie. Si Lyon tombe, les Italiens n’avanceront pas au-delà. D’où la priorité donnée à la fortification du versant nord du massif avec deux forts d’arrêt à Avallon et au col de Sombernon entre Dijon et le Morvan. Vers le sud, Lyon qui reste l’obstacle principal, sera renforcé et non Chagny. Pour le général Séré de Rivières, le réduit du Morvan devra éventuellement faire face à une attaque en provenance du sud. Une armée italienne victorieuse pourrait vouloir franchir la Loire en utilisant certains passages dont celui de Chagny qui sera barré par un fort d’arrêt. De plus, il se préoccupe de voir les armées allemandes chercher à gagner la Loire en débouchant de la Franche-Comté. Les usines d’armement de Nevers et Bourges seront directement menacées par ces attaques menées en direction de la Loire. De nouveau, les deux généraux s’opposent sur les places de Nevers et d’Autun. Le général Frossard propose trois forts pour Nevers, nœud de communications et point de franchissement de la Loire. Un seul fort est prévu pour Autun qui ne doit être qu’un point d’appui et non une place.
Par contre, le général Séré de Rivières croit Autun plus important que Nevers car il forme le pivot central de la défense du Morvan. La ville sera défendue par trois forts. Pour finir, Dijon, point de rencontre du chemin de fer, du canal de Bourgogne et d’un grand nombre de routes, permet d’assurer la possession du Morvan. La construction de plusieurs forts en fera un point d’appui dans l’organisation de la défense du Morvan. Malgré les divergences, la prise en compte des positions de Sombernon, de Pouilly, de Chagny, d’Autun mais aussi Saulieu autre nœud de communications, enfin d’Arleuf sur la route traversant le massif par Château-Chinon vers Nevers, montre la préoccupation des militaires pour le contrôle des accès au Morvan. Ce projet de réduit aura un coût : 15 millions de francs pour le général Séré de Rivières (6 M pour Autun, 3 M pour Chagny, 6 M pour Nevers) contre 12 millions pour le général Frossard (2 M pour Sombernon, pour Avallon, pour Autun et 6 M pour Nevers). Lors de la séance du 2 août 1873, la commission se prononce pour l’occupation du Morvan qui commande l’accès au centre de la France et le classe en premier ordre d’urgence. Ce réduit défensif se conçoit dans le cadre d’une seconde ligne de défense avec des places et des forts d’arrêt qui contrôlent les voies de communication. Ces équipements lourds proposés par le général Séré de Rivières ne seront pas tous construits. Seuls les camps retranchés de Dijon, Langres et Besançon, les plus proches du Morvan, seront aménagés entre 1874 et 1885. Pour autant, ce massif conserve une valeur stratégique dans une approche qui privilégie désormais l’utilisation du terrain.
Les années 1880 marquent une évolution dans la stratégie. Après la défaite de 1870, la guerre de défense avait été privilégiée. L’évolution de l’armement avec « la crise de l’obus-torpille » à partir de 1886 remet en cause les fortifications permanentes du système de défense de Séré de Rivières. Pour certains militaires, le terrain doit être privilégié pour organiser la résistance en s’appuyant sur les « bastions » naturels en fonction des axes utilisés par l’ennemi. La défense fixe sera réservée aux points dont la valeur stratégique est incontestable. Le capitaine Georges Gilbert, dans un essai de critique militaire en 1890, présente le rôle des troupes territoriales, distinctes des troupes actives, qui pourraient en quelques jours s’implanter solidement sur une position bien choisie et la transformer en camp retranché (17). De telles positions avec des ouvrages de campagne remplaceraient les places fortes permanentes désormais fragilisées par les progrès de l’artillerie. Des régions entières telles que le Morvan seraient ainsi préparées pour recueillir et réorganiser des armées battues en vue d’une reprise de l’offensive. Elles se substitueraient aux places fortes permanentes en renonçant à la constitution d’une seconde ligne.
Ainsi, si les forts d’arrêt proposés par le général Séré de Rivières n’ont pas été construits, le Morvan conserve une valeur en tant que forteresse naturelle. Trois géographes militaires, les commandants Niox (1881), Marga (1885), le chef de bataillon Barré (1899) ont présenté dans leurs écrits la position avantageuse du Morvan. Le commandant Niox rappelle que le Morvan « bastion avancé du Massif Central » est « un pays éminemment propre à la défensive ». Son importance s’est accrue par la construction autour de Dijon de plusieurs forts qui commandent les voies de communication. Mais il ne faut pas le considérer comme un réduit de la défense nationale mais comme un abri momentané où les troupes se réorganiseront avant de reprendre la campagne. Il précise l’importance des chemins de fer et propose de préparer à l’avance des magasins, des hôpitaux et d’y réunir des ressources. Le Morvan a également besoin d’un réduit particulier. Nevers pourrait remplir ce rôle en y organisant une grande place. Les établissements de la marine et les usines métallurgiques de Nevers, d’Imphy et de Guérigny seraient utilisables pour l’armée.
Ainsi, on empêcherait l’ennemi de contourner le Morvan par l’ouest pour pénétrer en Auvergne (18). Pour le commandant Marga, le Morvan s’inscrit dans le théâtre d’opération franco-allemand, comme le réduit de la défense de la frontière de l’Est. Dans le cas où la position devrait être abandonnée, une retraite serait possible sur Clermont-Ferrand et l’Auvergne par Digoin, ou sur la Loire par Nevers. Par conséquent, « la position du Morvan est forte, ce qui permettrait à nos armées battues de s’y reconstituer et de s’y réorganiser en sûreté, tout en conservant une communication sûre et facile avec l’ouest et le sud de la France. L’important serait de garder les principaux débouchés ». Le centre de la défense est Autun, les principaux débouchés de ce réduit sur la vallée de la Saône sont Dijon et Chagny. Saulieu, Bligny-sur-Ouche, Arnay-le-Duc, les hauteurs de Beaune et de Château-Chinon sont des positions ou des carrefours qu’il faut garder. Le commandant Marga insiste sur la nomenclature, la définition, l’importance des voies de communication naturelles et artificielles mais également sur la valeur relative des obstacles naturels (montagnes, vallées, fleuves, forêts, lacs…) et artificiels (places fortes, forts, canaux, routes et voies ferrées dont la destruction peut être nécessaire) dans la défense (19). Enfin, le chef de bataillon Barré décrit l’influence latérale de certaines régions dans la conduite des opérations. Sans être directement opposées à la marche d’une armée ennemie, mais en étant latérales aux lignes d’invasion, elles menacent son flanc. Cette manœuvre est jugée aussi efficace qu’une défense directe.
Par sa situation, le Morvan peut accueillir une armée battue en attendant l’arrivée de réserves pour la reprise de l’offensive. Dijon, Chagny sont les principaux débouchés vers la Saône et Nevers constitue une tête de pont sur la Loire en liaison avec l’intérieur du pays. Mais selon Barré, un aspect a été négligé, à savoir assurer une bonne retraite de l’armée vers le Morvan. Le camp retranché de Langres pourrait aider une armée battue à se dérober par la traversée de son périmètre fortifié avant de bloquer la progression de l’ennemi. De plus, il accorde une importance au chemin de fer (20). Ces trois exemples parmi d’autres confirment l’intérêt des géographes militaires pour ce projet de réduit du Morvan. C’est dans ce contexte que le capitaine Luzeux propose en 1895 une description précise de son organisation défensive.
Document 1 : Le projet de réduit du Morvan par le Comité de Défense (1872-1874)
III. L’organisation défensive du Morvan par le capitaine Luzeux
Dans son étude, Etienne Luzeux, capitaine au 147ème régiment d’infanterie, offre une réflexion poussée sur le rôle du Morvan dans un conflit contre l’Allemagne (21). L’auteur détaille à grande échelle comment une armée exploiterait à son avantage la géographie de ce massif en s’appuyant sur trois fronts d’attaque. Il privilégie l’exploitation du terrain contrairement aux aménagements lourds des projets antérieurs. L’auteur rappelle le rôle de ce territoire dans l’histoire militaire du pays, justifiant ainsi son organisation défensive en réduit de la frontière du Nord-Est et du Jura. Il présente les combats menés par l’armée des Vosges de Garibaldi et la division Cremer lors de la campagne de 1870. Evoquant les batailles d’Autun, de Nuits et de Dijon, il critique l’inaction des armées françaises pour ne pas avoir attaqué et occupé le plateau de Langres, empêchant le général Manteuffel de couper la retraite de l’armée de l’Est du général Bourbaki qui se dirigea vers la Suisse. Le potentiel du Morvan dans des contre-offensives selon plusieurs axes vers la Seine, la Loire ou la Saône n’a pas été suffisamment exploité.
Ces différents axes montrent pourtant l’importance stratégique du massif au contact de plusieurs bassins fluviaux. Selon Luzeux, la guerre privilégiant les plaines et les plateaux, les régions difficiles prennent une valeur tactique et stratégique. Les Alpes et les Pyrénées étant des frontières et ne pouvant servir de position de seconde ligne, il reste le « Plateau Central » et le Morvan pour jouer un rôle dans une guerre défensive. Dans le cas d’une armée allemande victorieuse en Lorraine, trois possibilités s’offrent à elle : marcher sur Paris, avancer sur la Loire moyenne (Orléans-Gien) ou descendre sur la Saône en direction de Lyon. Ainsi, l’occupation de la position du Morvan-Auxois par l’armée française constituera une menace sur le flanc gauche et les arrières des allemands engagés sur la route de Paris. Une offensive rapide sur Châtillon-sur-Seine et Chaumont, mais aussi en direction de Dijon pour se porter ensuite sur Langres et Neufchâteau seront des solutions envisagées pour couper les communications de l’ennemi. Dans le cas d’une marche sur la Loire moyenne (Orléans-Gien) pouvant couper la France en deux, l’ennemi aura sur son flanc gauche l’armée du Morvan et sur son flanc droit l’armée de la défense mobile de Paris. Enfin, si ce dernier privilégie une marche sur Lyon par vallée de la Saône, alors le Chalonnais, le Mâconnais, l’Autunois, la Côte d’Or et le Morvan offriront une position importante s’appuyant au nord sur le camp retranché de Dijon et au sud sur les Monts du Beaujolais et la place de Lyon. Le défilé de la Dheune-Bourbince constituera la clé des communications entre la Saône et la Loire. Quel que soit le choix retenu, l’ennemi devra contrôler le Morvan.
Partant de ces considérations stratégiques, Luzeux propose une organisation défensive en trois fronts d’attaque distincts : le front Morvan-Auxois, le front de la Côte d’Or et le front de l’Autunois - Bas-Arroux. Il ne faut pas constituer un cordon continu de défense mais contrôler avec des troupes légères (200 à 500 hommes avec un peloton de cavalerie et une ou deux pièces d’artillerie) les passages et les routes, tout en surveillant les mouvements de l’ennemi par des reconnaissances. Les fronts seront divisés en secteurs d’environ 12 km avec une réserve stratégique stationnée en arrière à une journée de marche, à savoir 25 km au maximum. Cette organisation défensive doit exploiter au mieux la topographie du Morvan qui forme une « contrée montagneuse qui domine l’isthme entre Loire et Saône ». Malgré des altitudes modestes, les routes de qualité sont limitées, le terrain n’étant « accessible qu’à de faibles détachements d’infanterie et d’artillerie de montagne ». Les points favorables à la défense sont relevés.
Par exemple, le franchissement de la Cure au défilé du Gouloux par le pont du Saut ou pont Dupin construit en 1839, offre une résistance possible par un faible corps muni d’artillerie. Il en est de même au sud du massif avec le col dit de Millay et le Mont Dône (518m) qui commandent la route et la ligne ferroviaire depuis Autun en direction de Luzy et de Nevers. Autun et Saulieu où convergent les communications, constituent les deux pivots de la résistance. Par ailleurs, le Morvan est assimilé à un ouvrage défensif. Luzeux décrit une ceinture de hautes collines qui forment « une couronne d’ouvrages avancés » ou « bastions ». Associé à ces « annexes » (Bas-Arroux, le Massif de l’Autunois, les Monts du Charolais, la Côte d’Or, l’Auxois), il constitue d’un point de vue militaire un seul théâtre d’opération. Chacune participe à sa manière à la défense du réduit. La Côte-d’Or forme une position d’avant-ligne avec au nord le camp retranché de Dijon, et au sud la position de Chagny dont la fortification prévue dans les différents projets n’a finalement pas été réalisée. Le contrôle des routes depuis Chagny, Beaune, Nuits et Dijon vers le Morvan reste essentiel. Le Bas-Arroux, avec un nombre restreint de passages, offre également une excellente ligne de défense renforcée par le canal de Gueugnon. Le Massif de l’Autunois entre l’Arroux et le Mesvrin constitue un appendice du Morvan enserré par les voies ferrées desservant Chagny, Montchanin, le Creusot, Etang, Nolay, Epinac et Autun. Les Monts du Charolais avec le Mont Saint-Vincent (605m) contrôlent le couloir de la Dheune-Bourbince. Ils sont traversés par trois routes depuis Chalon-sur-Sâone. Au nord, l’Auxois avec ses lacs artificiels alimentant le canal de Bourgogne et ses buttes isolées, forme une importante position en faisant le lien entre les théâtres d’opérations du plateau de Langres, de la Côte d’Or et du Morvan. Pour finir, on trouve à l’ouest le massif du Nivernais avec la position du Mont Saint-Saulge et plateau marécageux de la Puisaye.
En tenant compte de ces différents éléments, Luzeux organise la défense des trois fronts. Au nord, le front Morvan - Auxois répond à l’hypothèse d’une marche de l’ennemi sur la Loire avec une offensive vers Clamecy et la Charité-sur-Loire prenant à revers tout le massif. Une contre-attaque française partie de Saulieu pourrait menacer les lignes de communication de l’armée allemande. Dans ce secteur, il observe une « position de haute valeur » qui s’appuie à gauche sur l’Yonne et le canal du Nivernais, vers le confluent de la rivière Auxois au nord de Corbigny, et à droite sur le plateau de Saulieu qui est le pivot entre l’Auxois, la Côte d’Or, l’Autunois et le Morvan. Ce front d’environ 50 km jalonné par Lormes, Montsauche et Gouloux, serait divisé en 4 secteurs :
- le secteur Corbigny-Lormes qui commande tout le terrain jusqu’à l’Yonne. Lormes contrôle les routes de Clamecy et d’Avallon,
- le secteur du Bois Saint-Martin au nord-est de Lormes permettant la surveillance de la vallée du Chalaux et de la route vers Saulieu par Brassy,
- le secteur Montsauche - Gouloux qui forme une « muraille » dépassant 650 m sur la rive droite de la Cure en surplombant la rivière et la route de Saulieu,
- le secteur Gouloux-Saulieu présentant un vaste plateau boisé avec les cours d’eau du Cousin et de l’Argentalet.
Luzeux souligne l’importance de ce front en faisant référence à la fortification et l’architecture militaire. Il compare sa forme à un ouvrage à couronne dont Lormes et Saulieu marquent les bastions et Montsauche le centre de la courtine. En avant de ce front, la vallée de la Cure, franchie par les ponts à Gouloux, Chastellux et Vézelay, est un obstacle jugé trop difficile à défendre. La résistance est ainsi organisée plus en arrière obligeant l’ennemi à se séparer dans les différentes vallées. Enfin, pour connaître les intentions de l’ennemi, il faut occuper Clamecy, Avallon et Montbard avec une possibilité de repli sur Corbigny, Lormes, Précy-sous-Thil ou Saulieu.
Le second front est celui de la Côte d’Or divisé en deux lignes de défense face à l’Est avec l’escarpement de Côte d’Or sur 50 km du camp retranché de Dijon à la brèche de Chagny et en arrière la position Saulieu-Liernais-Barnay-Autun. La Côte d’Or domine la plaine drainée par l’Ouche, la Vouge, le Meuzin, la Bouzaise et la Dheune. D’autres obstacles sont retenus avec le canal de Bourgogne de Saint-Jean-de-Losne à Dijon et la forêt de Cîteaux. La rareté des routes qui conduisent au Morvan et l’Autunois est la principale difficulté. Cette position militaire de premier ordre s’appuie sur les ouvrages du camp retranché de Dijon. Son périmètre dépasse les 45 km avec une ceinture de forts construits entre 1875 et 1881. Au nord, le fort d’Asnières contrôle la vallée du Suzon et la route de Langres. Il est associé à la redoute de Bellefond qui commande la voie ferrée d’Is-sur-Tille. A l’est, la redoute de Saint-Apollinaire bat la plaine de Norges et le fort de Varois surveille la route de Gray. Au sud, le fort de Sennecey contrôle la route et le chemin de fer d’Auxonne alors que le fort de Beauregard barre les routes de Seurre, de Nuits et la voie ferrée de Lyon. A l’ouest, le fort de la Motte Giron contrôle la vallée de l’Ouche et la ligne ferrée de Paris. Le Mont Afrique, lui-même petit camp retranché, domine le plateau de la Côte d’Or. Au nord-ouest, le fort d’Hauteville commande le plateau entre l’Ouche et le Suzon en barrant la route de Troyes. Le rôle de la Saône est également souligné par l’organisation d’une tête de pont semi-permanente à Saint-Jean-de-Losne. Luzeux pense que cette localité est plus avantageuse que l’ancienne place forte d’Auxonne car elle est davantage liée au système défensif de Dijon. Auxonne avait la préférence de certains géographes militaires car elle contrôle les voies ferrées en direction de Dôle, de Besançon, de Gray et de Saint-Jean-de-Losne. Le Canal de Bourgogne constitue au sud-est de Dijon une ligne de défense de 23 km avec à l’avant la colline isolée de Tart (239m) qualifiée de « caponnière flanquante » et clé du champ de bataille. Enfin, les ponts de Seurre, Verdun, Navilly et Neublans sur la Saône et le Doubs inférieur seront surveillés pour éviter une attaque depuis Dôle qui prendrait à revers la ligne du canal de Bourgogne et la Côte d’Or. La description du camp retranché de Dijon montre son importance dans l’accès et la défense du Morvan.
Dans le détail, la position de la Côte d’Or s’appuie sur les localités de Gevrey-Chambertin, Nuits-Saint-Georges, Beaune et Chagny. Ces points névralgiques commandent les routes qui la franchisent en direction d’Arnay-le-Duc, Bligny-sur-Ouche, Pont-de-Pagny, Pont d’Ouche et Sombernon. Quatre secteurs sont individualisés :
- le secteur de Marsannay-la-Côte à Vougeot avec les villages de Fixin, Gevrey et Morey qui forment la ligne de défense associée à des redoutes organisées sur le plateau,
- le secteur de Nuits depuis Vougeot jusqu’à Corgoloin qui constitue le véritable point d’attaque de la « falaise » de la Côte d’Or. D’où la nécessité de tenir la route de Nuits à Pont-d’Ouche et de contrôler plus en arrière Vandenesse-en-Auxois. Une seconde ligne de résistance se dessine sur les plateaux (« Gradins de Côte d’Or » avec l’Arrière-Côte et la Montagne), la vallée de l’Ouche empruntée par le canal de Bourgogne formant un obstacle parallèle à la Côte d’Or. Dans la plaine de la Saône, la forêt de Cîteaux sera surveillée en occupant les villages alentours.
- le secteur de Beaune depuis Corgoloin à Volnay et Meursault. Il concentre le plus de routes vers l’est en direction de Seurre, de Verdun-sur-le-Doubs, vers l’ouest en direction de Bligny-sur-Ouche, d’Arnay-le-Duc et d’Autun par Nolay,
- le secteur de Chagny depuis Meursault jusqu’à Chalon-sur-Saône avec le défilé de la Dheune-Bourbince. Emprunté par le canal du Centre (Chalon-sur-Saône-Digoin) et les voies ferrées vers la Loire moyenne (Chalon-sur-Saône, Nevers, Bourges, Moulins, Roanne) il marque la porte d’entrée de la région centrale de la France en contrôlant toutes les communications. Pour barrer cette voie de passage, Luzeux propose la réalisation d’ouvrages permanents, au nord de Santenay, au signal de Saint-Aubin et au sud sur l’éperon de Bouzeron vers Rully. Il rejoint dans son analyse le général Séré de Rivières qui avait également proposé la construction d’un fort d’arrêt non réalisé. Le contrôle des routes depuis Chalon-sur-Saône en direction de Saint-Léger-dur-Dheune, Couches, Chagny, Nolay est également souhaité. Enfin, fortifier Chalon-sur-Saône éviterait les attaques depuis la Bresse sur Tournus et obligerait l’ennemi à descendre plus au sud vers Mâcon pour se retrouver sous la menace du camp retranché de Lyon.
Néanmoins, dans le cas où la Côte d’Or serait franchie et le Morvan attaqué, une seconde ligne de défense pourrait s’organiser depuis un axe Saulieu-Liernais-Bard-Barnay-Autun. Cette dernière constituerait la place d’armes centrale de tout le système. Le plateau de Couches et le Mont Saint-Julien joueraient également un rôle dans la défense. Si Autun était prise par l’ennemi, la résistance s’organiserait sur le haut massif boisé, la « muraille de Montsauche à Luzy », et à Château-Chinon. Le point d’attaque de cette ligne serait le col de l’Alène ou de Millay qui contrôle les communications.
Le troisième front de défense proposé par Luzeux est celui du Bas-Arroux depuis le col de Millay jusqu’à Digoin. Il s’appuie sur la rivière de l’Arroux, affluent de la Loire et sur le canal du Centre. La défense de Digoin et de la bifurcation des communications à Paray-le-Monial est prioritaire car elles contrôlent l’axe de la Dheune-Bourbince, le canal du Centre et le débouché de l’Arroux. Elles offrent la possibilité d’une offensive. Près de Neuzy, l’inondation des vallées par la construction d’écluses sur l’Arroux et la Bourbince pourrait être utilisée. Pour finir, les troupes seraient réparties le long d’une ligne de défense allant du Mont Dône à Digoin en passant par Cuzy et Uxeau avec le contrôle des routes issues de Toulon-sur-Arroux et de Gueugnon.
Par l’organisation de ces trois fronts, Luzeux montre que Morvan associé à la Côte d’Or peut constituer le réduit de la frontière du Nord-Est et du Jura. La géographie de cette forteresse naturelle est judicieusement utilisée dans la défense et pour une contre-offensive après la réorganisation d’une armée battue. Prévu dans le système fortifié réalisé par le général Séré de Rivières, le camp retranché de Dijon a renforcé la valeur stratégique de ce petit massif. La ville devenue un nœud de communications important par les routes, le chemin de fer et le canal, est désormais perçu comme le pivot de la défense du Morvan et de la Côte d’Or. Dans l’espace militaire français de la fin du XIXe siècle, le Morvan formerait avec d’autres régions (réduit de la Bretagne, centre fortifié de Paris) des aires de repli. Il conserve une valeur stratégique et reste un centre névralgique dans le système de défense complémentaire de la France « fortifiée » du général Séré de Rivières (22).
Document 2: Le projet d’organisation défensive du Morvan par le capitaine Luzeux (1895)
Conclusion
Le projet de réduit du Morvan est révélateur de la façon dont les responsables militaires envisagent l'utilisation de l'espace pour y faire la guerre. Après 1871, cette utilisation se fonde d'abord sur une étude géographique du terrain. La prise en compte du relief, mais aussi des voies de communication (routes, canaux, voies ferrées) est primordiale. La compréhension du terrain est un préalable à son utilisation, qui doit compenser les faiblesses, réelles, de l'armée française en cas de défaite à la frontière franco-allemande. Cette analyse conduit également le commandant Ferron, les généraux Frossard et Séré de Rivières à vouloir aménager l'espace concerné par un ensemble de fortifications. Puisque le Morvan ne suffit pas, tel qu'il est, pour combattre avec succès, des fortifications sont jugées indispensables. Pourtant, on observe des différences de conception parmi les projets présentés. Si le but est de faire la guerre, l'approche est différente selon la menace potentielle.
Les projets privilégient une fortification renforcée soit sur la partie nord (général Frossard), soit sur la partie sud-est du Morvan (général Séré de Rivières). De plus, on distingue une évolution dans la manière de procéder. Dans le cas des projets Ferron, Frossard et Séré de Rivières, il s'agit d'une conception à l'échelle du Morvan nécessitant des fortifications lourdes, permanentes, coûteuses et fonctionnant en système. Le projet du capitaine Luzeux, plus tardif, prend en compte l'évolution des techniques et de l’armement.
Les aménagements de l'espace qu'il préconise sont plus légers, de moindre envergure et privilégient l’utilisation du terrain pour organiser la défense. Ils sont aussi moins coûteux. Si le réduit du Morvan n'en reste qu'au stade de projet, il le doit à son coût et la volonté politique, comme militaire du reste, de ne pas laisser à l'ennemi une part trop importante du territoire national. Non seulement le budget de la Guerre ne permet pas de réaliser la totalité des fortifications proposées pour la frontière Nord-Est et le Morvan, mais n'oublions pas que le massif du Morvan se situe à près de 250 km de la frontière (23). Est-il possible de garantir qu'une armée française vaincue aurait l'énergie suffisante pour parcourir cette distance ? C'est un des points faibles du projet de réduit du Morvan. Néanmoins, la méthode reposant sur un espace choisi car compris, avant de l'aménager, pour y faire la guerre reste valable. Le général Séré de Rivières procède ainsi pour ses fortifications construites à la frontière Nord-Est. Choisir son espace, c'est aussi choisir sa guerre.
Notes
(1) L’accord signé à Berlin le 15 mars met fin à l’occupation de la France par les troupes de l’empire allemand. Verdun est évacuée et rendue aux français le 5 septembre 1873, au moment du versement de la dernière tranch des 5 milliards de francs or.
(2) La loi prévoit des atténuations pour les jeunes agriculteurs qui bénéficient de libération anticipée, des affectations spéciales, des exceptions et des dispenses pour les enseignants, les religieux, les soutiens de famille, les orphelins. Il existe aussi un système d’ « engagés conditionnels » pour ceux qui poursuivent des études ou ceux qui peuvent payer leur équipement (soit 1500 francs or), in Doise J., Vaïsse M., 1987, Diplomatie et outil militaire 1871-1969, Paris, Imprimerie Nationale, p.53. Ce n’est pas un véritable service militaire universel mais c’est un premier pas dans cette direction. Il faut attendre l’été 1913 pour voir un service militaire universel se concrétiser. La loi du 27 juillet 1912 lui avait ouvert la voie.
(3) Doise J., Vaïsse M., op. cit., p. 34.
(4) La loi précise que chaque région militaire est occupée par un corps d’armée qui y tient garnison. Il y a une cohérence entre l’espace et le recrutement. Les régions militaires sont les pièces maîtresses de la nouvelle organisation militaire après 1871. Le schéma est complété par la création de nouvelles régions militaires les 30 septembre 1873 (la 19e région militaire d’Alger), le 8 janvier 1898 (la 2Oe région militaire de Nancy) et le 22 décembre 1913 (la 21e région militaire d’Epinal), Hof P., 1979, « Un siècle de région militaire », Revue Historique des Armées, n° 2, p. 95-98.
(5) Doise J., Vaïsse M., op.cit, p.59.
(6) SHD-Vincennes, 1 VK 36, Commandant Ferron, Considérations sur le système défensif de la France, août 1872.
(7) En 1872, les actions militaires enteprises par les troupes allemandes, lors de la guerre de 1870-1871, sont très présentes dans les esprits des responsables militaires et politiques. Les Allemands ont atteint la vallée de la Loire après quelques semaines de combats, isolant comp ement Paris du reste de la France, et ont ainsi pris le contrôle d’une grande partie de la moitié Nord du pays. Le commandant ne fait que prendre en compte une crainte réelle.
(8) SHD – Vincennes, 1 VK 36, Commandant Ferron, Considérations sur le système défensif de la France, août 1872.
(9) Idem.
(10) Idem.
(11) SHD –Vincennes, 1 VK 723, sous-commission de défense, procès-verbal de la séance du 16 juin 1873.
(12) SHD- Vincennes, 1 VK 723, sous- commission de défense, procès-verbal de la séance du 17 juin 1873.
(13) SHD-Vincennes, 1 VK 723, sous-commission de défense, procès-verbal de la séance du 30 juin 1873.
(14) Niox G.-L., 1881 (2e éd.), Géographie militaire -Tome 1- La France, Paris, J. Dumaine, p.167-168.
(15) SHD-Vincennes, 1 VK 36, Commandant Ferron, Considérations sur le système défensif de la France, août 1872.
(16) SHD-Vincennes, 1 VK 723, sous-commission de défense, procès-verbal de la séance du 4 juillet 1873.
(17) Gilbert G., 1890, Essais de critique militaire, Paris, Librairie de la nouvelle Revue, p. 271-272.
(18) Niox G.-L., op. cit., p.167-168.
(19) Marga A., 1885 (4e éd.), Géographie militaire - Ière partie - Généralités et la France, Tome I, Paris, Berger-Levrault & Cie, Librairies Editeurs, p. 168-171.
(20) Barré O., 1899, Géographie militaire. La France du Nord-Est, Paris, Berger-Levrault & Cie, Librairies Editeurs, p.120-121.
(21) Luzeux E., 1895, Le Morvan, étude physique, historique et militaire, Paris, Henri-Charles Lavauzelle, 210 p.
(22) Boulanger P., 2002, La géographie militaire française (1871-1939), Paris, Economica, p. 462-470.
(23) Estimation du coût global des deux projets de système de défense de la France (première et seconde lignes de défense et Paris) : 336 millions de francs pour le général Frossard contre 407 millions pour le général Séré de Rivières, in Ortholan H., 2003, Le général Séré de Rivières. Le Vauban de la revanche, Paris, Bernard Giovanangeli Editeur, p. 373.
Orientations bibliographiques
Barré O., 1899, Géographie militaire. La France du Nord-Est, Paris, Berger-Levrault & Cie, Librairies Editeurs, 122 p.
Boulanger P., 2002, La géographie militaire française (1871-1939), Paris, Economica, 619 p.
Doise J., Vaïsse M., 1987, Diplomatie et outil militaire 1871-1969, Paris, Imprimerie Nationale, 566 p.
Gilbert G., 1890, Essais de critique militaire, Paris, Librairie de la nouvelle Revue, 378 p.
Hof P., 1979, « Un siècle de région militaire », Revue Historique des Armées, n° 2, p. 95-98
Luzeux E., 1895, Le Morvan, étude physique, historique et militaire, Paris, Henri-Charles Lavauzelle, 210 p.
Marga A., 1885 (4e éd.), Géographie militaire - Ière partie - Généralités et la France, Tome I, Paris, Berger-Levrault & Cie, Librairies Editeurs, 448 p.
Niox G.-L., 1881 (2e éd.), Géographie militaire-Tome 1- La France, Paris, J. Dumaine, 447 p.
Ortholan H., 2003, Le général Séré de Rivières. Le Vauban de la revanche, Paris, Bernard Giovanangeli Editeur, 621 p.