Article
N°8 mai 2016 : Géographie historique et questions militaires (1):
Les territoires qui fondent la projection aérienne des armées françaises (1945-1949)
Par Ivan Sand (doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’université Paris 8 et chargé d’études au Centre d’Études Stratégiques Aérospatiales (CESA) de l’armée de l’air.
Résumé : Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants militaires français font le constat des progrès accomplis dans le secteur du transport aérien et tirent les leçons des nombreuses opérations alliées ayant eu recours à ce domaine. Parallèlement, les troubles qui éclatent dans certains territoires de l’Union Française situés à des milliers de kilomètres de la métropole conduisent les armées à envisager un accroissement de ses moyens aériens. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur le rôle qu’ont joué ces territoires d’outre-mer dans la conceptualisation d’une véritable projection aérienne, avant même l’apparition de cette expression. Par ailleurs, à quelles réalités opérationnelles s’est heurté ce concept au cours des premières années de cette période de décolonisation ? Au vue des écrits des militaires de l’armée de l’air entre 1945 et 1949, il est possible d’identifier une pensée géographique de la projection aérienne, construite dans un premier temps en miroir des modèles américains et britanniques puis dans un second temps en fonction des contraintes propres aux théâtres d’opérations de unités françaises. En effet, dès 1946, l’Indochine occupe une place de choix dans le développement d’un savoir-faire des transporteurs aériens militaires français, qui prennent en charge le ravitaillement par les airs de zones enclavées et la projection aérienne des troupes aéroportées. L’insurrection malgache qui éclate quelques mois plus tard renforce l’image de l’aviation militaire comme outil idéal en vue de s’assurer du contrôle de territoires éloignés des principales bases des armées et dont la géographie restreint considérablement les communications par voie terrestre. Cependant, de même que pour le vaste territoire indochinois, les opérations à Madagascar constituent également l’occasion pour les états-majors français de faire le constat des manques dans le domaine du transport lourd de l’armée de l’air. En vue de projeter ses forces à plus de 8000 kilomètres de la métropole, celle-ci doit ainsi fonctionner grâce à un réseau de points d’appui dont les pistes sommaires restreignent parfois les temps de déploiement. Les demandes répétées de ses chefs d’état-major ne permettront toutefois pas à l’armée de l’air de s’engager vers ce type d’acquisitions du fait de la priorité donnée à la défense de l’Europe dans le contexte de la guerre froide.
Abstract: At the end of World War II, French military commanders notice air transport’s improvements and realize lessons can be learned from the different allied operations in this field. Simultaneously, troubles in French Union overseas territories thousands kilometers away from French metropolis, lead the army to increase its air forces. From that perspective, the role of those territories in the concept of air projection development can be questioned, even before the word “projection” was used in that context. Furthermore, one could wonder how this theoretical concept was challenged by military action on the ground during decolonization. Considering the French air force soldiers writings between 1945 and 1949, one may identify a geographical thinking of air projection, first inspired by the American and British examples and then further developed with feedbacks from the operational conditions of the French units in their territories. As a matter of fact, the reason why French military transport know-how improved since 1946 is because France had to supply landlocked zones in Indochina. Few months later, the Malagasy insurrection confirmed the need for the aviation to be able to control territories far from France main military bases and whose geography did not really allow for land action. However, both operations in Indochina and Madagascar revealed the lack of French air forces heavy transport. In order to project its forces more than 8 000 km away from its metropolis, the army had to be able to function with a network of fulcrums whit a poor infrastructure that restricted its delays of deployment. In the end, French air forces demands in heavy transport were not be met because their commander in chief was more focused on occidental Europe defense during the cold war.Mots-clés : projection, armée de l’air, aérien, géopolitique, géographie, Indochine, Madagascar, transport aérien
Key words: projection, air force, geopolitics, geography, Indochina, Madagascar, air transport
Introduction
En octobre 1946, le général Paul Gérardot, chef d’état-major de l’Armée de l’Air depuis un mois, inaugurait la parution du premier numéro de la revue Forces aériennes françaises par un article intitulé « La conquête et l’occupation de grands espaces ». Au sein de cette publication, il exposait sa conviction que les progrès techniques du transport aérien constituaient une révolution de l’ensemble de la conduite des opérations sur le plan géographique. En effet, selon le général Gérardot, « finie maintenant la nécessité d’utiliser la terre des hommes pour l’expédition des convois de ravitaillement […] finie la nécessité de garder de longues voies de communications pour ravitailler des armées profondément enfoncées chez l’ennemi » (Gérardot, 1946). De même, la voie aérienne lui apparaissait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale comme le moyen idéal en vue de la conquête et du contrôle d’un territoire : il envisage ainsi « la paralysie du continent ennemi par une vingtaine ou une trentaine d’opérations aéroportées qui colleraient auprès de chaque centre vital de l’ennemi un camp puissant qui l’empêcherait de fonctionner au profit de celui-ci, et d’où partiraient éventuellement de temps en temps des colonnes de police chargées de tenir les régions environnantes ».
Alors que ces considérations apparaissent très optimistes pour les moyens de l’époque – et même pour ceux d’aujourd’hui –, elles témoignent avant tout des débats qui animent les réflexions stratégiques des dirigeants militaires français. Surtout, les possibilités nouvelles que semblent offrir le développement du transport aérien sont alors consubstantielles de la vision des territoires d’outre-mer qu’ont un certain nombre de stratèges. Pour appuyer son propos, le général Gérardot dresse un parallèle entre sa conception de « l’occupation de grands espaces » et la colonisation de certains territoires de l’Union Française, notamment « notre AFN [Afrique du Nord] et en particulier notre Maroc » qui ont selon lui « été autrefois conquis puis tenus » selon de « semblables méthodes » (Gérardot, 1946). Il fait ici référence aux opérations menées par le colonel Armengaud au cours de la guerre du Rif (1921-1926). Dans son ouvrage Quelques enseignements des campagnes du Rif en matière d’aviation publié en 1928, ce dernier préconisait « de supprimer les causes qui attachent l’aviation à ses bases, [et qui] diminuent de façon regrettable et inadmissible sa capacité de manœuvre » grâce à la création de pistes sommaires au plus près des zones de combat (Armengaud, 1928). Au travers de cet exemple, comment ne pas déceler les prémices de l’idée de « base aérienne de théâtre » ou « base projetable », fréquemment utilisée pour qualifier certains déploiements des opérations actuelles des armées françaises ?
De manière générale, le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale est marqué par un réel engouement pour le développement d’unités de transport aérien, en vue d’assurer des missions que l’on regroupe aujourd’hui sous la dénomination de projection. Les différents organes de réflexion de l’Armée de l’Air, dont la revue Forces aériennes françaises, de même que de nombreux rapports de l’époque, témoignent de la vivacité de ces débats au sein des états-majors. Si les points de vue défendus par les différents protagonistes sont parfois radicalement opposés, ils ont pour point commun de fonder leur propos sur une vision particulière des colonies françaises. Quelles sont ainsi les représentations géopolitiques des possessions d’outre-mer qui ont conduit les autorités militaires à conceptualiser avant l’heure le principe de projection aérienne ? Quel a été le rôle de ces territoires, et de leur statut associé, dans la construction du transport aérien militaire français ? D’un point de vue géographique, dans quelle mesure peut-on dire que l’évolution de l’Union Française a conditionné l’essor des unités de transport de l’armée de l’air ? Enfin, à quelles réalités opérationnelles s’est heurté le concept de projection aérienne au cours des premières années de cette période de décolonisation ?
I. Tirer le bilan de la seconde guerre mondiale en termes de projection aérienne
A. Forces aériennes françaises, reflet de la pensée géographique des aviateurs
Lorsque le général Gérardot se réapproprie les enseignements du colonel Armengaud, il met en lumière les capacités d’intervention rapide dont seule l’arme aérienne peut se parer à ses yeux. L’année suivante, en juin 1947, le colonel Guillaume de Rivals, qui deviendra commandant de l’école de l’Air l’année suivante, signe un article dans cette même revue où il plaide pour la mise en place d’ « une unité d’intervention aérienne en temps de paix ». Fondée sur une « mobilité accrue », cette force se donnerait pour objectif d’être en mesure de couvrir des territoires aussi vastes que : la « zone française d’occupation en Allemagne », le « bloc africain » ainsi que les « points éloignés de l’Union française ». L’auteur imagine ainsi un maillage de l’Afrique du Nord à partir de la base d’Agadir « comme base-escale vers les territoires tropicaux et équatoriaux », eux-mêmes jalonnés de bases « tous les 1 000 kilomètres environ, de façon à ce que toute leur superficie soit justiciable de l’action des avions de la flotte d’intervention » (de Rivals, 1947). Le terme « justiciable » assimile ici les armées françaises à des unités de police en charge de quadriller un secteur perçu comme instable. Les colonies françaises apparaissent dès lors comme des territoires qui échapperaient à l’autorité de l’État, que seule l’aviation serait en mesure de rétablir. Pour décrire cette force d’intervention, le colonel de Rivals utilise d’ailleurs la métaphore de l’ « araignée qui, du centre de sa toile, est toujours en éveil pour bondir en un clin d’œil et à la moindre alerte dans un coin quelconque de son ouvrage » (de Rivals, 1947).
Si l’application de cette représentation peut paraître floue d’un point de vue territorial, la revue Forces aériennes françaises s’attache également à présenter de manière très précise les considérations géographiques à prendre en compte en vue d’appliquer les principes de la projection aérienne. Au sein du numéro précédent, en mai 1947, le lieutenant-colonel Max Dévé expose par exemple sa conception d’un « service géographique de l’air », qu’il souhaiterait créer au sein de l’Armée de l’Air. En charge notamment de la rédaction d’un « Atlas aéronautique » à destination de l’ensemble de la communauté des aviateurs, cette entité, que l’auteur appelle également « institut géographique de l’air », regrouperait les membres « d’un corps nouveau à créer » : les « ingénieurs géographes de l’air », par analogie avec celui des ingénieurs hydrographes (Dévé, 1947). Cette initiative ne sera pas suivie d’effets dans l’institution mais la publication du lieutenant-colonel Max Dévé témoigne de la place accordée aux problématiques territoriales à l’époque par de l’armée de l’air. Parallèlement, la revue a également le souci d’offrir une tribune à des spécialistes des questions géographiques, extérieurs aux problématiques militaires. C’est ainsi que dans le 33e numéro, publié en juillet 1949, le professeur de géologie de l’université de Bordeaux, Henri Schoeller, consacre un article aux liens entre la géologie et l’implantation des bases aériennes. Il tente ainsi de montrer « qu’il y a une relation certaine et évidente entre les emplacements des champs d’aviation et les conditions géologiques d’une région », et formule des recommandations pour le choix des positions des futures infrastructures françaises en Afrique (Schoeller, 1949).
L’ouverture de la revue à des écrits universitaires ne prend toutefois pas le pas sur la mission première de Forces aériennes françaises, à savoir permettre aux aviateurs de livrer leur analyse des récentes évolutions stratégiques et des implications qu’elles entraînent pour l’armée de l’air. Les années qui suivent la création de cette publication reflètent ainsi les nombreuses leçons que l’état-major souhaite tirer du précédent conflit mondial, notamment en ce qui concerne l’essor du transport aérien.
B. L’Air Transport Command (ATC) américain, modèle logistique des aviateurs français
Les écrits militaires de la fin des années 1940 reflètent la volonté des états-majors de tirer les leçons stratégiques de la récente conflagration mondiale. Compte tenu de la situation délicate des armées françaises à la suite de la défaite de 1940, les stratèges français s’attachent à analyser les innovations des principales forces alliées, notamment britanniques et américaines. Concernant la place du transport aérien, de nombreux articles et rapports d’état-major consacrent l’apport de l’Air Transport Command (ATC) américain, organisme créé en 1942 en vue de centraliser l’ensemble des besoins et des moyens dans ce domaine. Le commandant Lissarrague, qui présente en décembre 1947 sa vision de l’Armée de l’Air de 1960, toujours dans la revue Forces aériennes françaises, vante le succès de l’ATC, dont une des clés serait d’avoir confié son organisation à des chefs de compagnie civile. Dans le numéro précédent de la revue, le commandant Pretta insiste quant à lui sur l’avantage que représente le fait d’avoir placé à la tête de l’ATC des personnalités venues de la logistique plutôt que des spécialistes des opérations aéroportées.
Le ravitaillement par air d'une part, et l'action des troupes parachutées d'autre part, constituent en effet les deux principales missions permises par les progrès techniques des avions cargos. Alors que le développement du Special Air Service (SAS) britannique a rendu très populaire les actions des parachutistes, de nombreux spécialistes français de l’aviation préfèrent insister sur l’importance de l’apport du transport aérien dans le domaine de la logistique, à l’époque rarement mis en avant. Quelques années plus tard, l’IHEDN choisissait de consacrer une conférence au domaine de la logistique, décrit comme les « coulisses » des conflits et qui, « après, une éclipse de quelques lustres, depuis 10 ou 15 ans, connai[ssait] une grande vogue ». Prononcée le 3 mai 1955 par le général Dufourt, cette allocution était l’occasion de rendre un hommage appuyé au général Sommervell, « grand maître de la logistique américaine » lors de la Seconde Guerre mondiale, selon qui, « une bonne logistique ne suffit pas à faire gagner une guerre, mais une mauvaise suffit à la faire perdre ». Le général Dufourt ancre également son propos dans les débats de l'époque, quasiment un an jour pour jour après la bataille de Diên Biên Phu touche pratiquement à sa fin. Il déplore ainsi « l’importance des ravitaillements à recevoir d’Outre-Mer [qui] nous met en partie dans la situation de forces expéditionnaires ». Cet exposé paraît dès lors faire le constat de l’échec de la politique de ravitaillements interarmées mise en place à destination des territoires de l’Union Française les plus éloignés de la métropole. Comment sommes-nous passés de l’enthousiasme post seconde guerre mondiale pour « la puissance et la souplesse des transports aériens [qui] entraînent la disparition de zones stratégiques : les déserts, la jungle, les mers polaires », comme le stipule un cours de l’Ecole Supérieure de Guerre Aérienne (ESGA) en 1947, à ce dur retour à la réalité d’une force qui reste « expéditionnaire » à l’intérieur même de territoires de l’Union Française ?
C. Le groupement des moyens militaires de transport aérien (GMMTA) : une création de « circonstance » en vue du rapatriement des déportés de guerre
Dans les jours qui suivent l’Armistice, les modestes moyens de transport de l’armée de l’air sont mobilisés pour la mission de rapatriement des nombreux déportés et prisonniers de la Seconde Guerre mondiale. À cet effet, le gouvernement décide le 20 mai 1945 de créer un groupement des moyens militaires de transport aérien (GMMTA), qui rassemble toutes les formations susceptibles d’effectuer des transports par voie aérienne. D’emblée défini comme un « groupement de circonstance » par le chef d’état-major de l’armée de l’air Martial Valin, le GMMTA semble promis à une existence éphémère, censée durer le temps de sa mission. En octobre de la même année, ce groupement cesse son activité de rapatriement après avoir effectué plus de 500 vols, principalement vers l’Allemagne et les pays d’Europe de l’Est, au cours desquels près de 16 000 personnes ont été transportés.
Cependant, loin de mettre un terme à son activité, le GMMTA a d’ores et déjà entamé sa mue au profit d’autres urgences que seul le transport aérien semble en mesure de satisfaire. En effet, que ce soit au bénéfice d’organismes militaires, d’autres ministères ou même d’entités civiles privés, il accomplit de nombreuses missions qui nécessitent une réponse dans des temps contraints. Le GMMTA transporte aussi bien des diplomates sur le continent européen pour le compte du ministère des Affaires étrangères, que des bulletins de vote à destination d’Alger pour le ministère de l’Intérieur, ou encore des billets de banque jusque Brazzaville. De manière générale, en plus du développement de ses missions au profit des trois armées, les activités de ce groupement « déborde[nt] normalement dans le domaine civil », notamment dans les colonies africaines où il permet d’ « entretenir une vie économique locale », comme le stipule un mémo de l’état-major de l’armée de l’air. Le recours aux moyens militaires de projection aérienne est donc, à l’issue de la seconde guerre mondiale, une solution qui permet de réaffirmer les liens qu’entretient la métropole avec ses colonies distantes de plusieurs milliers de kilomètres.
II. Quelle application de ces nouveaux concepts dans les territoires de l’Union Française ?
A. Indochine : des attributs géographiques qui encouragent l’essor de la projection aérienne
À partir de la fin de l’année 1945, les priorités du GMMTA se rétablissent progressivement au profit des armées à mesure que les besoins en transport des forces militaires françaises présentes dans ces mêmes colonies se font de plus en plus pressants, notamment en Indochine. Entre les mois de septembre 1945 et d’avril 1946, les avions de ce groupement transportent 1 100 tonnes de fret et 10 000 passagers sur le théâtre indochinois. Le GMMTA s’acquitte dès lors de nombreuses missions de ravitaillement par air, et commence à développer ses activités au profit des troupes aéroportées. Alors qu’en 1946 ce groupement totalise un peu plus de 56 000 heures de vol, il passe à 76 000 pour l’année 1950 et atteindra 111 000 en 1953 et 152 000 en 1954, au plus fort de ce conflit (Barthélémy, 1982). Par ailleurs, il s’adapte aux besoins des parachutistes de l’armée de terre, qui perçoivent dans la projection aérienne un moyen de s’adapter aux contraintes géographiques de la région. Porté par le conflit indochinois, le transport aérien militaire effectuait plus de 900 missions entre le 20 septembre et le 1er décembre 1947, pour un total de 240 tonnes transportées et 1368 tonnes larguées, et totalisait ainsi 51% de l’ensemble des missions effectuées par l’armée de l’air (de Rancourt, 2002). En 1948, l'exploitation des lignes régulières ne représente ainsi plus qu’un quart de l’activité totale du GMMTA. Dès lors, trois ans après la création de ce « groupement de circonstance », le GMMTA apparaît adapté à la mission d’un groupement de transport militaire que le chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Paul Gérardot, appelait de ses vœux au lendemain de la seconde guerre mondiale : « disposer en tout temps d’un certains potentiel de transport immédiatement utilisable à des fins militaires ».
L’année précédente avait été marquée par les succès des premières opérations aéroportées d’envergure menées par les forces françaises. En janvier 1947, un bataillon entier de parachutistes était largué en deux jours par les rotations de dix avions, et permettait de reprendre le contrôle la localité de Nam Dinh, assiégée par 5 000 Vietnamiens. En octobre de la même année, 1 200 hommes étaient parachutées lors de l’opération « Léa » afin de reprendre le contrôle de plusieurs localités et surtout ouvrir la voie aux troupes françaises vers la Haute-Région. Ce type d’opérations s’avère dès lors particulièrement efficace sur un territoire dont les attributs géographiques et le mauvais état des voies de communication gênent particulièrement la progression par la voie terrestre. Cependant, l’état-major comprend rapidement que les moyens dont dispose le GMMTA ne sont pas à la hauteur des besoins des forces françaises. Comme le montre le lieutenant-colonel de Rancourt dans son livre consacré à la création du GMMTA, le transport d’un bataillon de parachutistes en un seul voyage exigeait d’arrêter l’ensemble des missions assurées par ce groupement durant deux semaines. Malgré les nombreux succès associés au développement des techniques du transport aérien, les dirigeants des armées font le constat d’un déficit de la capacité d’emport de la flotte de transport aérienne française.
B. L’insurrection malgache de 1947-1948 : différentes échelles spatiales de projection aérienne
En 1946 et 1947, la France est également confrontée à une très forte montée des tensions sur l’île de Madagascar, également annonciatrice du début de cette période de décolonisation. Les fortes contraintes géographiques de ce territoire un peu plus vaste que la France, et situé à plus de 8 000 km de la métropole, encouragent les dirigeants militaires à avoir recours aux moyens aériens en vue de s’assurer du contrôle de l’île. La mise en œuvre d’un pont aérien de plus de 20 000 km aller-retour, comprenant plusieurs escales, permit d’acheminer des renforts depuis la métropole. Le lieutenant-colonel de Rancourt décrit cette opération comme « le premier exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la projection de force » comportant deux phases, à deux échelles spatiales différentes : la « projection initiale inter-théâtres » en vue d’acheminer les troupes depuis leur base de stationnement jusqu’à l’île puis la « manœuvre tactique intra-théâtre » afin de les déposer au plus près des zones d’opérations (de Rancourt, 2002). De même qu’en Indochine, l’aviation a également le rôle de remplacer les transports par voie terrestre lorsque celles--ci est inaccessible. Ainsi, lors d’une inspection de l’état-major en Afrique Equatoriale Française, à Madagascar, sur la côte des Somalis et en Indochine entre novembre et décembre 1947, le constat était fait qu’il serait « impossible de pénétrer dans la forêt [malgache] avant avril 1948 » et que « seule [l’aviation] pourra et devra agir, vu surtout la précarité et l’impraticabilité des voies de communications terrestres".
Les espoirs mis en l’aviation vont toutefois eux aussi se heurter à des problèmes liés au spécificité du théâtre malgache : les infrastructures aériennes ne permettaient pas l’emploi d’avions de transport lourds. Les Halifax de l’armée de l’air durent ainsi s’arrêter à Dar Es Salam où les personnels et le fret étaient pris en charge par des avions d’une capacité d’emport plus faible, les Junkers 52 et Douglas C-47. Ces contraintes expliquent le modeste rendement de cette manœuvre par laquelle 90 tonnes de fret furent transporter en sept semaines et 3 125 heures de vol, ce qui représentait près de 5% de l’activité totale du GMMTA, toujours d’après l’ouvrage du lieutenant-colonel de Rancourt. Partant, le général Valin mentionnait dans un rapport issu de son inspection de l’île en mars 1947 la nécessité de munir l’armée de l’air d’un « avion d’Outre-mer » dont les caractéristiques seraient adaptées aux pistes sommaires des colonies françaises. Cette idée d’un avion conceptualisé par rapport à une aire géographique trouvera partiellement une concrétisation dans la réalisation du Nord 2501 conçu à la fin des années 1940 et mis en service en 1953. Il ne comblera cependant pas les besoins des armées françaises en transport lourd, dont les lacunes seront un des principaux freins au développement de la projection aérienne dans les décennies suivantes.
En avril 1953, le vice-amiral Barjot rappelait en vain, dans son rapport de mission à Djibouti et au Moyen-Orient, que « la mobilité des unités d’intervention outre-mer, la future structure des forces terrestres, l’extension du déploiement général à l’ensemble du complexe Métropole – Afrique du Nord, sont autant de motifs en faveur de la création d’unités de transport lourd ». Il insistait également sur la nécessité de penser la défense et le contrôle des colonies françaises en termes de points d’appui, « au Sud par le donjon du massif montagneux éthiopien dont le pont-levis est Djibouti ». Cette représentation géopolitique du territoire de Djibouti est à mettre en parallèle avec le développement d’une projection aérienne, dont les vecteurs se doivent de prendre appui sur un réseau de bases aériennes judicieusement positionnées. Dès 1947, l’inspection générale de l’armée de l’air qualifiait Djibouti de « chaînon essentiel reliant la Métropole à l’Indochine et à Madagascar » tandis que le vice-amiral Barjot présente en 1953 ce territoire de la Côte française des Somalis comme un « support logistique d’un front éventuel au Moyen-Orient » ou l’étape cruciale d’ « pont aérien France-Extrême Orient ». Ces considérations géographiques, dont l’actualité est encore frappante, démontre que la projection aérienne est à cette époque d’ores et déjà pensée à différents niveaux d’échelles spatiales, en fonction des caractéristiques intrinsèques des vecteurs de l’armée de l’air.
Conclusion
Le développement d’une capacité de transport aérien apparaît dès lors comme intrinsèquement lié aux contraintes géographiques de certains territoires de l’Union Française, qu’il s’agisse de leur relief, leur étendue ou tout simplement de la distance qui les sépare de la métropole. Le général Martial Valin, qui occupa le poste d’inspecteur général de l’armée de l’air durant dix ans à partir d’avril 1947, ne cesse de le répéter dans ses différents rapports. En mars 1948, il écrit par exemple à l’occasion d’une visite en Afrique Occidentale française : « seule l’aviation peut permettre de réduire ces distances et d’assurer un contrôle efficace de nos territoires en même temps qu’elle seule peut donner partout l’impression d’une présence latente de la force française et enlever à nos troupes ou à nos administrateurs, même dans les postes les plus reculés, la sensation d’isolement qu’ils éprouvent ». Il conclue sa note en affirmant que « l’Afrique noire est le domaine de l’aviation ». Dix ans plus tard, un rapport de l’activité du GMMTA de 1958 précise que les groupes de transport stationnés en métropole consacraient cette année-là plus de 90% de leur activité au bénéfice de l’outre-mer, dont 70% pour la seule Afrique du Nord.
Dans ce contexte, l’accès à l’indépendance d’une grande partie des colonies françaises quelques années plus tard, couplée à la priorité donnée à la défense de l’Europe occidentale dans le cadre de la guerre froide, ont conduit les dirigeants militaires français à ne pas accorder au transport aérien la place de choix qui lui semblait promise au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le concept de projection, défini aujourd’hui par les militaires comme la capacité des armées à agir loin de leurs bases, allait cependant être renforcé quelques années plus tard par un autre développement technique de l’aviation, l’apparition des ravitailleurs en vol. À l’origine acquis par la France en 1964 au moment de la création de sa force de dissuasion nucléaire, ces appareils seront progressivement utilisés au cours d’opérations conventionnelles, notamment en Afrique. Dès 1955, à une époque où les conflits en Union Française constituaient une des préoccupations majeures des états-majors, le général Valin s’inquiétait d’ailleurs, dans un avis relatif à l’établissement des plans, du « rayon d’action, relativement faible, de nos avions de combat [qui] limite dangereusement leur mobilité stratégique et tactique » et préconisait « la création d’unités de ravitaillement en vol ».
Bibliographie
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De Rivals, (colonel), 1947, « Une unité d’intervention aérienne en temps de paix », Forces aériennes françaises, vol. 21
Schoeller H., 1949, « Géologie et infrastructure », Forces aériennes françaises, vol. 33
Archives du service historique de la Défense
17 E 19826 - plans d’évolution de l’armée de l’air – 1955 à 1957
Avis relatif à l’établissement des Plans d’armement des Forces Armées, 28 décembre 1955
60 E 924 – rapports d’inspection IGAA 1948
Inspection du général Valin en AOF du 20 au 26 mars 1948
17 E 19282 – GMMTA
Rapport sur l’exécution du budget 1958
GR 1 Q 27 : Présidence de la République – Secrétariat Général Militaire
La logistique, conférence par le général Dufourt à l’IHEDN le 3 mai 1955