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N°9 novembre 2016 : Géographie historique du Japon d'Edo et ses héritages:

La naissance des cultures d’entreprises au Japon. Ethique et commerce à l’époque d’Edo.

Frédéric Burguière


Par Frédéric Burguière (Président de la société FB Asia Finance, Chargé d’enseignements à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon et à l’Université Paris-Diderot)



Résumé: C’est au cours de l’époque d’Edo que débute la mise en place, sous une forme originale, du « modèle économique » japonais. La reconnaissance par les marchands des valeurs confucéennes comme partie intégrante de leur philosophie des affaires permet, dès la fin du XVIIe siècle,  le développement de cultures d’entreprises, dont on connait le contenu au travers de textes comme la « constitution » de Mitsui de 1722. Cette culture montrera ses limites au moment de la modernisation de Meiji, mais elle conserve encore aujourd’hui une place dans la façon dont les japonais envisagent le fonctionnement de leurs entreprises.



Mots-clefs: Japon, Edo, économie, confucianisme, mercantilisme, commerce, marchands, culture d’entreprise, éthique,



Abstract: It’s during the Edo period that begins the establishment, in an original form, of the "Japanese economic model". Recognition by the merchants of Confucian values ​​as part of their business philosophy allows, from the late 17th century, the development of corporate cultures, which one keeps track through texts as the Mitsui “constitution" written in 1722. This culture will show its limits during Meiji modernization period, but it still retains a place in the way the Japanese are considering operating their businesses today.



Keywords: Japan, Edo, economy, Confucianism, mercantilism, trading activities, merchants, corporate culture, ethics,



Introduction



Il était sans doute difficile d’imaginer au cours des premières décennies de l’époque d’Edo que le régime autoritaire mis en place par les Tokugawa aurait pour conséquence indirecte d’être à l’origine de la formation d’une « culture économique » originale et moderne. Economistes et historiens occidentaux ont d’ailleurs pendant longtemps ignoré cette réalité et assimilé le début de la modernité économique au Japon avec l’époque Meiji. Tout semblait en effet éloigner l’organisation de la société japonaise du début du XVIIe siècle du développement d’une pensée mercantile, pourtant déjà en vogue en occident. Le principe de « fermeture » du pays, scellé après la bataille de Shimabara en 1638, encadrait le commerce avec le reste du monde de façon drastique, l’extraction abondante de métaux précieux permettait d’ignorer l’idée même d’équilibre des échanges extérieurs, mais surtout, l’idéologie du régime, le néoconfucianisme, reléguait au bas de la hiérarchie sociale, les marchands, considérés comme improductifs dans un monde où dominait l’idée que toute richesse vient de la terre (1). Cet environnement va d’ailleurs peser sur la naissance même d’une pensée spécifiquement économique. Lorsqu’un auteur aussi avisé que Kumazawa Banzan publie en 1687 ses « Questions sur la Grande Etude  » (Daigaku Wakumon) (2), on ne peut qu’observer le contraste entre la perspicacité de son analyse économique et le caractère toujours très conservateur des solutions qu’il propose (Soum 2000).



 



I. La création d’Edo et la formation d’une économie nationale



Mais une logique politique peut avoir des conséquences économiques qui n’étaient pas programmées. Et c’est le cas de celle des Tokugawa dont l’un des objectifs est de définitivement mettre fin à l’anarchie de la période féodale en réduisant le pouvoir et l’indépendance des seigneurs locaux, les daimyo. Pour y parvenir, le shogun fait d’Edo sa capitale, loin de Kyoto, lieu de résidence de la cour impériale et loin d’Osaka qui est déjà le centre des activités commerciales. Et il impose à toutes les familles qui dominent les fiefs, le principe de la résidence alternée. Chaque daimyo doit non seulement passer la moitié de son temps à Edo, près du Shogun, mais doit également, lorsqu’il retourne sur ses terres pour gouverner son fief, laisser une partie de sa famille à Edo sous le contrôle du Shogun, en « otage ». Ce principe, appelé sankin kôai, dont le but est purement politique, entraine une modification complète de l’organisation du pays et jette les bases d’une économie nationale, dans un pays où jusque-là la logique des échanges était essentiellement régionale. On estime qu’au début du XVIIIe siècle Edo, qui n’était qu’un gros bourg cent ans plus tôt, compte plus d’un million d’habitants, ce qui en fait l’une des plus grandes villes au monde. On imagine les conséquences qu’a pu avoir un tel développement urbain à l’est du pays sur les besoins en infrastructures. Voies terrestres et maritimes ont dû être modernisées afin d’absorber le flux de circulation croissant des biens et des personnes, sachant que le marché du riz et le centre des activités commerciales ont continué à se développer à Osaka, distante de 500 kms de la capitale shogunale (Burguière 2014).



On ne peut faire de commerce sans commerçants, et cette modification de la géographie économique du pays a pour conséquence une forte augmentation du pouvoir financier de la classe marchande. Mais le régime des Tokugawa n’envisage pas pour autant la moindre modification de leur statut social. Et c’est ce qui va faire l’originalité du modèle économique qui nait à cette époque au Japon. La rigidité de l’organisation de la société et l’absence de tout principe de mobilité sociale codifiée impose aux marchands de rechercher sous une forme différente la reconnaissance sociale qu’ils attendent. Faute de pouvoir accéder à la classe supérieure de la société ou de pouvoir modifier les règles de fonctionnement de cette dernière, c’est en s’identifiant à ses valeurs morales que les marchands vont trouver leur salut (3) Et lorsque nous évoquons les valeurs morales de la société, c’est bien entendu aux vertus prescrites par la tradition confucéenne que nous faisons référence. Et c’est à ce processus d’intégration entre éthique et pratiques des affaires que nous allons nous intéresser. La rencontre entre le confucianisme et les marchands va s’exprimer de deux façons particulières. D’une part, par le biais de l’enseignement, avec le développement d’écoles professant la manière vertueuse de travailler dans les activités de commerce. D’autre part, à travers la pratique des entreprises, avec la mise en place de codes de fonctionnement, de règles internes, qui vont constituer le socle de véritables cultures d’entreprises (4).



 



II. La rencontre entre morale confucéenne et pratique des affaires



Il convient d’évoquer brièvement les écoles qui se développent, dès la fin du XVIIe siècle, mais dont le rôle va s’intensifier au XVIIIe siècle, en mentionnant deux d’entre elles. La première est créée en 1729 à Kyoto par Ishida Baigan (1685-1744). Fils de paysan, Ishida Baigan a travaillé pendant vingt ans dans le commerce des étoffes avant de créer cette école. Sous le nom de shingaku (les « études du cœur ») il y enseigne les vertus du confucianisme (épargne et frugalité, piété filiale et loyauté..), mais aussi l’utilité du commerce et du profit. Il parle de l’enrichissement comme « un devoir moral conforme à la voie des marchands » (Takemura 1997). La seconde est l’école du  kaitokudo qui ouvre ses portes en 1724 à Osaka et qui va accueillir des marchands pour se former à la fois au commerce et à la morale. Lors de la leçon inaugurale qu’il donne au kaitokudo en 1727 sur le thème « économie et moralité », Miyake Sekian (1665-1730) estime que la compétition économique doit être juste et honnête, qu’elle doit se faire dans le respect des autres et ne pas reposer sur un désir d’enrichissement personnel (Najita, 1987).



Mais cette expression des liens possibles entre éthique confucéenne et activités commerciales est en fait née bien plus tôt et de façon très concrète dans la vie des entreprises. Elle émerge de la « philosophie » qui s’est développée au sein de certaines grandes familles marchandes tout au long du XVIIe siècle. La question est bien documentée, car nous disposons d’une soixantaine de textes, antérieurs à 1750 qui détaillent le contenu des principes progressivement mis en place. Il s’agit d’une part des testaments « moraux » de quelques célèbres marchands et, d’autre part des premières « constitutions » d’entreprises rédigées dans certaines grandes maisons, dont la croissance rapide d’activité impose de formaliser une organisation. L’originalité de ces « constitutions » est, comme nous le verrons, de relever à la fois du règlement intérieur et du code éthique. Les analyses systématiques de ces textes faites par des historiens japonais, permettent d’observer qu’il existe des constantes dans les thèmes abordés et les principes édictés. De ce fait, on peut considérer qu’ils ne sont pas le reflet d’une éthique familiale particulière, mais bien le produit des comportements d’une époque au sein de la classe des marchands (De Bary, 2001).



Il nous semble intéressant d’évoquer deux textes qui permettent de comprendre comment les choses ont évolué. Le premier est le testament de Shimai Sôshitsu qui date de 1610 et le second la « constitution » de Mitsui de 1722. Ce testament a plusieurs intérêts. D’une part, il est le plus ancien des textes dont nous disposons, d’autre part il montre que la problématique que nous traitons est d’actualité dès le tout début de l’époque d’Edo. Shimai Sôshitsu (1539-1615) est un riche marchand qui a la particularité d’avoir approvisionné les armées d’Hideyoshi pendant les campagnes de Corée des années 1590 et d’entretenir des rapports personnels avec le shogun. A ce dernier qui lui demandait s’il préférait rester commerçant ou devenir guerrier, il aurait répondu qu’il était tout à fait satisfait de son statut de commerçant. Dans son testament, rédigé en 1610, il adresse à son fils adoptif un certain nombre de recommandations qui sont plutôt d’ordre moral, mais relèvent aussi de règles de vie. Il lui propose d’abord de « vivre une vie honnête et sincère, de respecter sa famille et ses proches, de vivre en harmonie avec tous, et de ne jamais mentir ». Il insiste sur le fait que le travail doit constituer le but principal de la vie et qu’il ne faut pas se laisser détourner d’une vie frugale et guidée par la rigueur. Il considère que les jeux doivent être strictement interdits avant 40 ans, et que le luxe doit également être prohibé. Il dispense ensuite quelques règles de bon sens concernant une bonne gestion des affaires : « ne jamais rien jeter, avoir le moins d’employés possibles, vivre et travailler avec le jour, se lever tôt le matin et se coucher avec le soleil ce qui permet des économies d’éclairage ». Il revient enfin à des principes plus éthiques considérant qu’il convient  de traiter correctement ses employés, de les nourrir de la même façon que sa famille.  Ces préceptes peuvent sembler d’une certaine banalité, mais ils sont très éloignés des comportements ostentatoires que l’on prête parfois aux commerçants enrichis de  cette époque. Et on y trouve déjà les éléments de base de ce qui va constituer les cultures d’entreprises que nous allons désormais évoquer.



 



III. La « constitution » de Mitsui de 1722



La constitution de Mitsui de 1722 est un texte plus détaillé et plus sophistiqué car il intègre plusieurs décennies d’expérience d’un « groupe » ayant déjà atteint une taille significative. En ce début de XVIIIe siècle, la « maison » Mitsui compte onze succursales dirigées par des membres de la famille, et elle est présente dans plusieurs grandes villes du pays. Le grand magasin Echigoya, ancêtre de Mitsukoshi, existe déjà, et le groupe s’est doté en 1710 d’une direction générale unifiée. Enfin, ses activités se sont diversifiées et les services financiers sont venus s’ajouter aux opérations commerciales. La constitution de 1722 qui est la première du genre au sein du groupe Mitsui, et qui restera pratiquement inchangée jusqu’en 1900, est publiée à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de son fondateur Mitsui Hachirobei Takatoshi décédé en 1694 (5). Elle est probablement inspirée de textes écrits par ce dernier vers 1680, mis en forme quarante ans plus tard par ses héritiers. Ce document comporte trois types de considérations : sur le caractère familial de l’organisation et les rapports humains dans l’entreprise ; sur la formation des hommes et leur place dans le groupe et sur l’éthique du travail et des affaires. Mitsui, comme la plupart des sociétés de commerce de l’époque, est avant tout une entreprise familiale, qui intègre, dès lors qu’elle s’est développée, différentes  branches correspondant à la descendance des héritiers directs du fondateur. La première des préoccupations de ce dernier avant sa mort est donc d’assurer la stabilité de l’entreprise, sa pérennité, mais également son fonctionnement dans la meilleure harmonie possible entre les branches. La gouvernance de l’entreprise est donc organisée de façon très précise aux trois niveaux que sont la prise de décision en matière de gestion des activités, la répartition des bénéfices et l’ordre de succession lorsque le patriarche, qui est la clef de voûte du système disparait. Le premier principe évoqué est que « le chef de famille est le chef de la Maison et doit être, à ce titre respecté par tous. Les employés doivent le servir comme ils serviraient leurs propres parents ». Cela ne veut pas dire que nous sommes dans un système autoritaire, dans lequel un seul homme détient tous les pouvoirs, mais qu’il existe un chef qui a la capacité de trancher et dont la décision sera acceptée par tous. Car la gestion de la maison est en fait assurée par un conseil, au sein duquel toutes les branches de la famille sont représentées, le droit de vote de chaque branche au conseil étant transmis de génération en génération au fils ainé de la branche. Les décisions sont prises le plus souvent par consensus et le patriarche adopte en général une position de retrait, dans les réunions du conseil, pour maintenir intacte sa capacité d’arbitrage des désaccords. La loyauté de tous les membres de la famille à l’égard de la Maison est considérée comme une règle de base : « la Maison sera prospère si les règles sont scrupuleusement respectées par tous. La loyauté à l’égard des membres du groupe est essentielle. Si un des membres vit dans le luxe et néglige ses affaires, il n’y aura pas de prospérité pour la Maison ». Il est interdit à tout membre de la famille de porter devant les tribunaux un litige interne, de mener des activités politiques, de s’endetter ou de garantir des dettes. Il est également interdit aux membres de la famille de développer une activité commerciale hors du groupe ou d’occuper un emploi public, sauf si l’autorisation lui en a été donnée par le conseil (Morck, Nakamura, 2005).



Un ordre hiérarchique existe entre les sous familles représentées dans l’entreprise et des règles de succession et de répartition des bénéfices du groupe sont clairement explicitées. La succession est assurée par le fils du défunt ou à défaut, en l’absence de fils, par un garçon adopté dans le reste de la famille. La possibilité d’une héritière est également évoquée en dernier ressort. Le patrimoine de l’entreprise et donc de la famille, au sens large, est divisé en trois types d’actifs. Les « actifs commerciaux » qui appartiennent de façon indivisible à l’ensemble de la famille. Les « actifs courants » qui sont gérés par chaque branche mais qui forment globalement une sorte de réserve pour faire face à des situations exceptionnelles. Enfin, les « actifs de la branche », qui sont sa propriété propre et qui ne peuvent être soumis au regard du conseil. Pour ce qui concerne la répartition des bénéfices, le fondateur de la maison Mitsui, avait établi 70 parts attribuées de façon différenciée selon ses fils : 29 parts pour le premier fils (soit 41.5% du total), 13 pour le suivant… Dans le testament de son successeur, le nombre de parts est porté à 220, le premier fils ne recevant que 62 parts, soit 28.2% du total. Cette répartition restera inchangée pendant près de 150 ans. La mise en place d’une société partenariale en 1909 portera le nombre de parts à 1000, et continuera d’accorder une place particulière au fils ainé qui détiendra 230 parts, soit 23% du total. Des règles sont également prévues pour traiter des questions de mariage, de divorce et d’héritage afin d’éviter tout conflit au sein de la famille. Elles sont mises en œuvre par le conseil. Enfin, la famille Mitsui prend l’habitude de fidéliser certains employés extérieurs, mais de grande qualité, en organisant leur mariage avec des filles de la famille.



Le deuxième volet de la constitution Mitsui concerne ce que l’on appelle aujourd’hui la gestion des ressources humaines. Il s’intéresse à la fois à la formation des hommes, à la place qu’ils doivent occuper dans l’entreprise et à l’évolution de leur carrière. Il est ainsi prévu qu’à l’âge de 12 ou 13 ans tous les garçons de la Maison sont envoyés en apprentissage à la succursale de Kyoto. A 15 ans, ils reviennent à Edo pour y apprendre les règles de la comptabilité et du commerce et ils doivent également passer à Osaka pour y découvrir les activités des marchés du riz et du crédit. De sorte qu’à 25 ans, ils sont des employés accomplis et qu’à 30 ans, ils sont en mesure de prendre la direction d’une succursale. Ce processus d’apprentissage n’est pas une chose nouvelle et il est même dans la tradition de tous les métiers d’artisans. Mais, c’est sa codification spécifique dans le cadre d’une entreprise à succursales qui fait l’originalité des règles de Mitsui. Enfin, l’une des curiosités de ce volet du texte est la fixation d’un âge limite d’exercice des responsabilités, pour des raisons clairement explicitées : « comme les individus deviennent lents et obtus en vieillissant, il paraît raisonnable de prévoir un âge limite de 55 ans pour les membres du corps des responsables de la Maison ». Cette disposition qui semble très novatrice à l’époque reste un principe de fonctionnement encore largement utilisé dans les grands groupes japonais ou les cadres dirigeants sont, à cet âge transférés dans des filiales avec titre de conseiller.



La troisième catégorie de principes évoquée dans la constitution Mitsui relève du comportement des personnes sur le plan de la morale. Elle recouvre à la fois les vertus qu’il convient d’avoir pour faire correctement des affaires, et l’éthique que l’on doit avoir dans sa vie personnelle, les deux étant intimement liées. La rigueur qu’il convient d’associer au travail du marchand est bien entendu le premier principe à être mentionné : « Si un marchand n’est pas attentif et appliqué, il se fera doubler par un autre dans les affaires. Il est essentiel d’être minutieux » ; « Une vision à long terme est essentielle à la carrière d’un marchand » ; « Toute sorte de spéculation ou d’engagement dans de nouvelles activités mal connues est strictement prohibée ». Mais l’on évolue ensuite vers les qualités humaines de l’individu : « L’épargne est la base de la prospérité. La consommation ostentatoire ruine un homme », puis vers la relation de l’individu à la religion : « C’est un devoir de croire dans nos dieux et dans Bouddha et de suivre les enseignements de Confucius. Mais une personne trop portée vers la religion ne pourra être un bon marchand » ; « Une attention sera portée à ne pas donner trop d’argent ou de biens aux temples et aux sanctuaires » ; « Plutôt que de donner de l’argent aux temples ; il est préférable de le donner aux personnes dans le besoin ». Il est à noter que les idées exprimées sur la religion ou la contribution sociale de l’entreprise semblent moins présentes dans d’autres  constitutions d’entreprise de cette époque. Il y a peut-être sur ce point une tendance propre à la famille Mitsui, à vouloir manifester une forme de conformisme vis-à-vis des idées du pouvoir dans ce domaine.



Il existe d’autres constitutions évoquant des principes tout à fait similaires, et en particulier celles de Sumitomo ou de Konoïke, pour faire référence à de grandes entreprises nées au XVIIe siècle et dont les noms restent associés à des groupes contemporains. On observe bien entendu des variantes d’un texte à un autre. Mais les points que nous avons évoqués nous semblent refléter correctement l’éthique dont se sont imprégnés les marchands pendant toute l’époque d’Edo.



 



IV. Des marchands respectueux de l’ordre social et conservateurs



Cette réconciliation entre les valeurs du confucianisme et le fonctionnement du monde des affaires, a permis l’instauration de cultures d’entreprises originales, et l’obtention par les marchands d’une certaine forme de reconnaissance sociale. Mais elle a eu pour corollaire une absence totale de contestation du modèle en place par cette « classe » pourtant puissante du point de vue financier qu’ils étaient devenus. Entre le début du XVIIIe siècle et la fin de la période d’Edo, les marchands ont même accepté à de nombreuses reprises d’être financièrement spoliés par le shogunat qui n’était pas en mesure de rembourser les dettes qu’il avait à leur égard. Ces spoliations étaient reconnues par eux comme un acte légitime de redistribution de la richesse, réalisé par l’Etat garant du modèle social. On serait tenté de reprendre, pour caractériser les marchands japonais, la formule, utilisée par Marie Claire Bergère pour la Chine, de « bourgeoisie consentante » (6). De fait, les marchands ne seront pas la force de contestation qui modifiera l’ordre économique et social pendant l’ère Meiji (7). Certaines grandes familles accompagneront bien entendu avec opportunisme les développements économiques initiés par le nouvel Etat, mais elles seront en retrait du vent de modernité qui soufflera sur les structures juridiques ou l’organisation financière du pays. L’attachement à la structure familiale de l’entreprise et à une vision patrimoniale de sa gestion leur feront regarder avec beaucoup de méfiance le principe de la société anonyme. Pour la même raison, mais aussi parce qu’ils sont considérés avec tout le mépris que l’on doit à un « jeu d’argent », les marchés boursiers seront  laissés de côté par les zaibatsu, qui sont pourtant en pleine croissance, jusqu’aux années 1910. Fukuzawa Yukichi regrettera dans un éditorial de Jiji Shimpo de 1894 que les grandes familles ne comprennent pas le rôle économique que peut jouer la bourse (Kotake, 1968). Et ce seront finalement les enfants des ex samurai, formés dans les universités impériales, à partir des années 1890, qui assureront l’intégration des pratiques occidentales au « modèle économique » japonais, jusqu’à la période de « tentation libérale » de l’entre-deux-guerres.



Le « modèle économique » japonais est d’une formation complexe puisqu’aux deux étapes que nous venons de mentionner se sont ajoutées au lendemain de la seconde guerre mondiale les contraintes imposées par l’occupant américain (8). Mais lorsqu’on observe certains aspects du fonctionnement des entreprises actuelles, comme ceux tenant à la gestion des ressources humaines, ou bien le caractère peu spéculatif et de très long terme des projets économiques mis en œuvre, on ne peut que rapprocher ces pratiques de celles qui sont nées aux XVIIe siècle et que nous venons de présenter.



 



V. Rivalités géographiques et rivalités sociales



De façon curieuse, mais compréhensible, les enjeux sociaux que nous avons évoqués trouvent un reflet dans les rivalités géographiques qui marquent l’histoire du Japon moderne. Comme nous l’avons signalé au début de cet article, le pouvoir mis en place par les Tokugawa et dont l’un des points forts est la création d’Edo incite chacune des trois grandes villes à définir son identité et affirmer sa propre culture. Si Edo est imposée comme la capitale administrative du pays, alors Kyoto doit cultiver son rôle de capitale impériale, berceau de la tradition et Osaka contrôler le monde des activités économiques et commerciales.



Au tout début du XVIIIe siècle, Osaka est effectivement le lieu où tous les fiefs viennent négocier leur production de riz, qui est alors le véritable étalon monétaire du Japon. Et la ville devient par extension le centre économique incontesté du pays. Des marchés de produits frais à l’industrie du coton, du négoce du charbon de bois et du cuivre à la fabrication du saké, la fonction économique d’Osaka devient globale. On compte à cette époque 24 corporations de commerce de gros dans la ville, contre 10 seulement à Edo, et l’on estime que les deux tiers de la richesse nationale y sont réalisés. L’intensité du réseau de voies d’eau permettant la circulation des marchandises est si importante que l’on appelle parfois Osaka la ville des 808 ponts.



Le rééquilibrage  du pouvoir économique au profit d’Edo, puis de Tokyo ne sera que très progressif. Bien que touchée par une sérieuse crise financière au moment du changement de régime au milieu du XIXe siècle, Osaka va continuer de devancer Tokyo en tant que centre de production industrielle (mesuré par le nombre d’usines ou de travailleurs employés dans des établissements de plus de dix salariés) au moins jusqu’à la fin de l’ère Meiji et sans doute jusqu’au début des années 1920. Pourtant, dans une étude très intéressante dans laquelle il utilise les statistiques de brevets d’invention pour évaluer la capacité d’innovation respective des deux grandes villes, Asuka Imaizumi (Imaizumi, 2010) montre que le nombre des brevets est beaucoup plus important à Tokyo qu’à Osaka et ceci dès les années 1880, c’est-à-dire au moment où l’enregistrement des brevets devient un monopole d’Etat. La montée en  puissance des nouvelles élites économiques de Meiji, le rôle des ingénieurs formés dans les premières universités se font sur la base d’un biais géographique marqué. Et ce biais recouvre les différences sociales déjà signalées. Les ingénieurs qui deviendront les nouveaux cadres des entreprises à partir du début du XXe siècle sont plutôt des fils de heishi (voir note vii) que des fils de marchands.



Dès lors, la montée en puissance, puis la suprématie de Tokyo vont s’imposer de façon progressive mais linéaire, alors que le pouvoir économique d’Osaka relèvera plus de phénomènes de rebond. Le dernier d’entre eux se produira après la seconde guerre mondiale. Détruite en 1945, comme Tokyo, la ville va redevenir un pôle industriel puissant au cours des quinze années qui suivront. Mais ce rebond va s’épuiser au début des années 1960 pour définitivement laisser la place à Tokyo.



Ces rivalités géographiques sont particulièrement intéressantes à observer dans un pays où la volonté politique de gommage des différences sociales a développé un mythe d’homogénéité de la population. On peut légitimement se demander si les cultures spécifiques conservées par les trois « capitales » du Japon ne constituent pas une forme de compensation au conformisme social imposé aux marchands à l’époque d’Edo ou à l’image de classe moyenne qui est censée représenter les Japonais depuis Meiji. Car au-delà des langues locales dont l’usage semble s’estomper, il reste impressionnant de constater que les habitants de chacune des villes continuent de cultiver avec fierté leur identité locale.



 



Bibliographie :



Burguière F. , Institutions et Pratiques Financières au Japon de 1600 à nos Jours, Paris, Hermann, 2014, 342 pages.



De Bary T., Sources of Japanese traditions, Columbia University Press, 2001.



Imaizumi A., History of Economic Geography in Early Meiji Japan utilizing Patent Data: Tokyo, Osaka, and Patenting Activities, University of Tokyo, working paper, 2010.  



Kotake T, Yukichi Fukuzawa’s views of stock exchange speculation and investment, Keio Economic studies, 1968.



McClain J. et al., OSAKA The Merchant’s Capital of Early Modern Japan, Cornell University Press, 1999.



Morck K., Nakamura M., A History of Corporate Governance around the World: Family Business Groups to professional Managers, Ch. 7, University of Chicago Press, 2005.  



Najita T., Visions of Virtue in Tokugawa Japan. The Kaitokudō Merchant Academy of Osaka, Chicago, University of Chicago Press, 1987.



Najita T., Ordinary economies in Japan: A historical perspective, 1750-1950, Berkeley, University of California Press, 2009, 282 pages.



Roberts J., Mitsui: three centuries of Japanese business, Weathehill/Tankosha, 1989,



Roberts L., Mercantilism in a Japanese Domain: The merchant origins of economic nationalism in 18th century Tosa, Cambridge University Press, 1998.



Sagers J. H., Origin of Japanese Wealth and Power, Reconciling Confucianism and Capitalism, 1830-1885, New York, Palgrave Macmillan, 2006, 175 pages.



Sheldon C., The rise of the merchant class in Tokugawa Japan, Association for Asian Studies, 1958.



Soum J.F., Nakae Tôju (1608-1648) et Kumazawa Banzan (1619-1691). Deux penseurs de l’époque d’Edo, Paris, Collège de France, 2000.



Takemura E., The perception of work in Tokugawa Japan. A study of Ishida Baigan and Ninomya Sontoku, University Press of America, 1997.



Notes :



(1) Dans la tradition confucéenne, la société est organisée en quatre « classes », les bushi (guerriers qui détiennent les codes d’honneur et sont les garants de l’ordre social), les paysans, les artisans, et enfin les marchands.





(2) KUMAZAWA Banzan « Questions sur la grande étude (Daigaku Wakumon) », traduction de Jean-François SOUM, Maison Franco-Japonaise, 1995.





(3) A l’inverse, en Chine le système des concours qui permettait à tous d’accéder à la classe dirigeante, celle des mandarins, a entrainé un mouvement d’évasion sociale, les marchands les plus riches ayant pour unique ambition pour leurs fils qu’ils deviennent mandarins. Ce comportement a réduit la possibilité de formation de dynasties de commerçants et d’un esprit entrepreneurial.





(4) Avec toutes les réserves qu’il faut accorder aux comparaisons entre cultures éloignées, en particulier parce que les relations de causalité ne sont pas identiques, mais aussi parce que le confucianisme n’est pas une religion, nous sommes tentés d’évoquer l’influence de l’éthique protestante sur la réussite du capitalisme allemand décrite par Max Weber, ou les principes mis en valeur par le catholicisme social à la fin du XIXe siècle en France sur la culture de certaines entreprises.





(5) Nous nous référons à la traduction du texte en anglais publiée dans l’ouvrage de John ROBERTS, Mitsui: three centuries of japanese business.





(6) Bergère Marie-Claire, 2007, Capitalismes et capitalistes en Chine, des origines à nos jours, Librairie Académique Perrin, 453 pages.





(7) La « révolution » de Meiji et la modernisation du Japon sont mises en œuvre par la jeune génération issue de la « classe » des heishi, c’est-à-dire une catégorie intermédiaire de samurai, bien formée, mais qui n’a pas accès au pouvoir et est exaspérée par l’immobilisme des élites politiques liée à une vision figée de la hiérarchie sociale. Serge Elisseeff, dans son cours de l’EPHE sur l’époque d’Edo (début des années 1960) décrit de façon très précise la complexité du monde des samurai à la veille de Meiji et il indique qu’en 1868, sur les vingt-deux fonctions officielles exercées auprès de l'empereur pour assurer le gouvernement, quinze étaient entre les mains de heishi. (source : notes de cours de Jean Esmein, non publiées à ce jour).





(8) La dissolution des zaibatsu et l’interdiction des sociétés holdings ont amené à une reconstruction des groupes sous forme de participations croisées qui a sensiblement modifié leur mode de fonctionnement.





 


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