Article
N°6-7 mai-novembre 2015 : Les médias : approches géohistoriques et géopolitiques:
The Cablegate : l’Affaire diplomatique du XXIe siècle
Par Laure Marsac (attachée de presse, GroupExpression, diplômée du master Médias et mondialisation, Institut français de presse, Université Panthéon-Assas)
Résumé : Le « Watergate » est l’affaire qui a bouleversé les relations diplomatiques internationales en novembre 2010. WikiLeaks avait alors transmis à 5 quotidiens nationaux plus de 250 000 câbles diplomatiques américains contenant les correspondances entretenues depuis 1966 entre les diplomates américains, en poste dans les ambassades américaines à l’étranger, et le gouvernement des Etats-Unis. Ces média ont publié un grand nombre d’articles révélant ainsi le contenu de ces documents confidentiels. Une étude comparative du traitement médiatique entre Le Monde et The New York Time permet de comprendre les enjeux médiatiques, diplomatiques et juridiques de cette affaire.
Mots clefs : Cablegate, Wikilealks, diplomatie, relations internationales, câbles diplomatiques américains, Etats-Unis, ambassades américaines, Le Monde, New York Times, Média, affaire médiatique.
Abstract : The "Watergate" was a major diplomatic affair disrupting the international diplomatic relations in November 2010. WikiLeaks had then forwarded to 5 national newspapers over 250 000 US diplomatic cables containing correspondence maintained since 1966 between US diplomats stationed in American embassies abroad, and the government of the United States. These media have published numbers of articles revealing the content of the confidential documents. Here is a comparative study of media coverage between Le Monde and The New York Times for understanding media, diplomatic and legal issues of this affair.
Keywords : Cablegate, Wikileaks, Diplomacy, International Diplomatic Relations, US Diplomatic Cables, American Embassies, Le Monde, The New York Times, Media, Media Affair.
En novembre 2010, cinq journaux internationaux ont publié un grand nombre d’articles sur les révélations de plus de 250 000 câbles diplomatiques américains. Ces documents secrets ont été transmis à ces médias par WikiLeaks, site internet dédié à la publication de documents confidentiels auprès du grand public. Il s’agit de la plus grande révélation de documents secrets sans précédent et les conséquences ont été, et sont toujours, aussi importantes que le nombre de documents révélés. Les notions de « confidentialité », de « secret d’État » ont été contournées et la transparence s’est imposée. Cette affaire a bouleversé les relations diplomatiques internationales telles qu’elles existaient jusque-là.
WikiLeaks est le nom donné à un site internet créé le 4 octobre 2006 par Julian Assange. WikiLeaks associe les mots wiki et leaks. Un wiki est un site web qui repose sur le principe de l’élaboration collaborative. Les pages d’un site wiki sont modifiables par les internautes qui enrichissent le contenu du document numérique. Associé au mot « leaks », traduction anglaise du mot « fuite », WikiLeaks signifie donc « fuites via un site web collaboratif ». L’idéologie du fondateur est de mettre à disposition de chacun, selon Daniel Domscheit-Berg dans Inside Wikileaks, dans les coulisses du site internet le plus dangereux du monde (2011), « un outil technologique contemporain très puissant pour révéler au grand jour des sujets d’intérêt général ». D’origine australienne, Julian Assange défend l’idée de liberté d’expression et souhaite encourager la dénonciation de secrets d’État et des affaires de corruption. Il a créé, grâce à un groupe de militants bénévoles, « un réseau international de serveurs anonymes et sécurisés, capable de déjouer les tentatives d’intrusion et de surveillance ». Ainsi, ce site internet est dédié à la publication de documents confidentiels qui sont envoyés par les whistleblowers, ce qui signifie « sonneurs d’alarme ». Le site internet WikiLeaks ne cherche donc pas les documents directement ; ceux-ci lui sont envoyés par des personnes qui souhaitent dénoncer des agissements qu’ils estiment illégaux et immoraux de la part de supérieurs hiérarchiques, politiciens ou fonctionnaires, tout en conservant leur anonymat par peur de représailles.
WikiLeaks a ainsi été impliqué dans la publication de documents confidentiels depuis 2006, mais c’est avec les divulgations de la vidéo Collateral Murder le 5 avril 2010 et des journaux de guerre afghans le 26 juillet 2010, que les révélations du site internet ont connu une médiatisation sans précédent. Jugés et critiqués par les instances gouvernementales mondiales, Julian Assange et son équipe ne s’arrêtent pas là. Ils dévoileront, en partenariat avec cinq journaux internationaux (The New York Times aux Etats-Unis, The Guardian en Angleterre, Le Monde en France, El País en Espagne et Der Spiegel en Allemagne), le 28 novembre 2010, une masse de documents confidentiels contenant plus de 250 000 câbles diplomatiques américains. Il s’agit de la correspondance entretenue entre les diplomates américains, en poste dans les ambassades américaines à l’étranger, et le gouvernement américain. Cette affaire est rapidement qualifiée de « Cablegate » par l’organisation WikiLeaks elle-même, en référence au « Watergate » puisqu’il s’agit, dans les deux cas, de révélations dénonçant des affaires de corruption au sein du monde politique. Un autre point commun entre les deux affaires réside dans le fait que ce sont les médias qui participent à la révélation des faits puisque le scandale du Watergate a été dévoilé par le Washington Post. A la différence du scandale de 1972, la publication des câbles diplomatiques américains par le site internet WikiLeaks est d’envergure beaucoup plus large.
Effectuer une étude comparative du traitement médiatique de cette affaire entre Le Monde et The New York Times, du 28 novembre au 23 décembre 2010, permet d'évaluer la portée de cette affaire en Europe et aux Etats-Unis. D’une part, la mise en avant des données chiffrées de ce travail journalistique permettra d’appréhender l’importance de cette approche médiatique. D’autre part, cette analyse comparative met en perspectives les révélations géopolitiques de ces télégrammes en évaluant la portée de ces révélations sur la scène diplomatique internationale. Enfin, cette approche comparative amène à une analyse des enjeux médiatiques, diplomatiques et juridiques de cette affaire.
I. Le Cablegate : chiffres-clefs
Dans le courant du mois de novembre 2010, WikiLeaks a reçu, de la part d’un whistleblower anonyme, plus de 250 000 câbles diplomatiques américains. Ils ont été rédigés entre 1966 et 2010 et envoyés par les diplomates américains en poste dans les ambassades américaines à l’étranger à l’attention du Département d’Etat Américain à Washington DC. La masse documentaire obtenue par le site internet WikiLeaks contient exactement 251 287 câbles, le tout représentant 261 276 538 mots, une source d’information considérable provenant de 274 ambassades, consulats ou missions diplomatiques. Les câbles sont hiérarchisés selon leur degré de confidentialité. Ainsi le site internet disposait de 133 887 câbles non classés, 101 748 câbles « confidentiels » et 15 652 câbles classés « secrets ». Les télégrammes classés « top secrets » sont manquants ce qui signifie que les « véritables » secrets américains étaient, et sont toujours, secrets. Ils ont été rédigés entre le 28 décembre 1966 et le 28 février 2010, et couvrent donc plus de quarante années de correspondances diplomatiques. Toutefois, environ 90% des télégrammes diplomatiques couvrent une période allant de 2004 à mars 2010, les 10% restant remontant jusqu’en 1966. Ainsi, ces câbles diplomatiques traitent principalement des événements survenus pendant les deux présidences de Georges W. Bush (2001-2009) et les deux premières années de la première présidence de Barack Obama (2009-2012).
Pour traiter cette manne d’information considérable, Julian Assange et son équipe ne disposaient pas des infrastructures nécessaires. Ils ont donc fait appel aux cinq médias internationaux. Ainsi, 120 journalistes issus de 5 pays ont étudié les télégrammes, partagé des informations et expertises Cette coopération sous forme de partenariat entre le site internet WikiLeaks et les cinq médias internationaux est inédite. Le Monde et The New York Times ont, de la même manière que les trois autres médias, reçus les câbles diplomatiques par le site internet WikiLeaks pour les étudier avant qu’ils ne soient publiés sur le site internet. Un travail journalistique intense a occupé un groupe de vingt journalistes au Monde ainsi qu’au New York Times. Du 28 novembre au 23 décembre 2010, ces journalistes ont publié quotidiennement des articles, en collaboration avec leurs homologues étrangers, dans leur version papier du journal ainsi que sur leur site internet (www.lemonde.fr et www.nytimes.com).
Sur l’ensemble de la période étudiée, au moins un article était publié chaque jour dans les deux quotidiens. The New York Times, qui possède une édition dominicale du journal, a publié 156 articles tandis que Le Monde en a édité 209. Malgré le fait que le quotidien américain ait publié moins d’articles sur la période étudiée, tout en disposant de 3 jours de publication supplémentaires, The New York Times a rédigé des articles 1,5 fois plus longs que ceux de son homologue français. En effet, les 209 articles du Monde représentent 94 712 mots pour 109 364 mots contenus dans les 156 articles du New York Times. Ces chiffres témoignent d’un traitement journalistique lourd de l’affaire dans les deux journaux.
Les thématiques des articles sont à classer en deux catégories. Une partie des articles traite des révélations géopolitiques des télégrammes et l’autre partie concerne la manière dont ces documents secrets ont été révélés, c'est-à-dire la participation des médias dans l’affaire et les conséquences de ces révélations sur le monde diplomatique et juridique. Les trois sujets les plus traités par Le Monde ont été le « regard américain sur les gouvernances des pays étrangers » avec 23 articles, les « conséquences des révélations » avec 17 articles et l’« arrestation de Julian Assange » sujet de 15 articles. Concernant les sujets géopolitiques, Le Monde a publié 12 articles sur la « lutte contre le terrorisme », autant sur la « menace nucléaire » et 6 articles sur le « conflit russo-géorgien de 2008 ». A l’image de son homologue français, l’« arrestation de Julian Assange » avec 34 articles, les « conséquences des révélations » avec 31 articles et le « regard américain sur les gouvernances des pays étrangers » avec 17 articles ont été les trois thématiques principales traitées par The New York Times. De la même manière, les trois sujets géopolitiques les plus traités dans le journal américain sont relativement les mêmes : la « menace nucléaire » avec 22 articles, la « lutte contre le terrorisme » avec 17 articles et la « situation nord-coréenne » avec 7 articles. Le traitement médiatique de cette affaire du Cablegate traite donc des mêmes sujets dans les deux journaux à part le troisième sujet géopolitique.
II. Le Cablegate : les contenus géopolitiques
Les câbles diplomatiques américains contiennent la correspondance entre les diplomates américains en poste dans les ambassades à l’étranger et le département d’Etat à Washington DC. Les journalistes, en étudiant ces quarante années de correspondance diplomatique, se sont concentrés sur trois thématiques majeures à savoir la « menace nucléaire », la « lutte contre le terrorisme » et les « relents de la Guerre Froide ».
La « menace nucléaire » a fait l’objet de 22 articles américains soit 14% des articles publiés et de 11 articles français soit 5% des articles du Monde sur le Cablegate. Dans les deux journaux, les journalistes rapportent ce sujet au cas iranien. En effet, l’Iran est considéré, par la communauté internationale, comme étant la plus grande zone de menace d’une attaque nucléaire. 12 articles américains et 7 français sont d’ailleurs dédiés à l’Iran et à son programme nucléaire. Au travers de ces articles, on apprend que la menace nucléaire est prise très au sérieux par la communauté internationale, en particulier par les Etats-Unis qui traitent avec la Russie pour un arrêt de la prolifération du nucléaire dans le monde. En 1968, les deux pays, avec l’Angleterre, la France et la Chine (les cinq membres permanents du United Nations Security Council) ont signé un traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Quarante pays ont signé ce traité par la suite en s’engageant à ne pas développer de programme nucléaire. La Corée du Sud, comme plusieurs autres pays, s’est immédiatement débarrassée de ses stocks d’uranium enrichi. Mais avec d’autres pays, les Etats-Unis et la Russie principalement ont eu recours à de longues procédures diplomatiques pour les convaincre de respecter leurs engagements. C’était le cas avec la Biélorussie qui a finalement accepté -en 2012 seulement- de se débarrasser de ses stocks d’uranium enrichi en les donnant à la Russie, seul pays possédant la technologie pour « désenrichir » l’uranium et ainsi éliminer les menaces nucléaires. Ici nous pointons la première ambivalence dans les relations américano-russes. Dans le cas de l’Iran, les télégrammes révèlent un triangle diplomatique entre les Etats-Unis, Israël et les pays voisins de l’Iran. En effet, les pays frontaliers de l’Iran, tels que l’Arabie Saoudite, critiquent officiellement les Etats-Unis tout en leur demandant officieusement de les aider à stopper le programme nucléaire iranien. Israël, de l’autre côté, critique l’action américaine (ou leur non-action selon les israéliens) sur la question iranienne et menace clairement de bombarder l’Iran pour l’arrêter. Ces informations révèlent des relations particulièrement tendues autour de la non-coopération iranienne en matière de programme nucléaire dans la région. En 2012 et 2013, la « menace nucléaire » en Iran occupe tout l’espace médiatique des sujets sur la région.
Deuxièmement, la "lutte contre le terrorisme" fait l'objet de 15 articles français et de 17 articles américains soit respectivement 7% et 11% de la totalité des articles. Les journalistes français et américains nous informent que le gouvernement d'Etat américain s'est penché sur cette traque des terroristes depuis l'attaque du 11 septembre 2011 et ce, dans le monde entier. Il est également fait mention de la volonté inébranlable des Américains d’anéantir toute forme de terrorisme, les télégrammes démontrent que c’est l’enjeu de toutes les décisions diplomatiques de la première puissance mondiale.
Au Pakistan, la diplomatie américaine presse le gouvernement pakistanais de mettre de côté la guerre historique qui sévie entre l'Inde et la région du Cachemire pour se concentrer sur la traque des terroristes repliés le long de la frontière avec l'Afghanistan. Ce n'est pas une tâche facile étant donné la corruption qui se développe dans la région et le fait que le gouvernement pakistanais a tendance à tolérer la cause talibane. D'autant plus que le Pakistan est un pays où les États-Unis ont un faible accès et ont très peu d’influence. Dès lors, il est difficile pour eux de mettre au point une stratégie régionale d’ensemble pour lutter efficacement contre ces réseaux terroristes. Pour les Américains, le Pakistan est une zone bien plus stratégique que ne le sera jamais l’Afghanistan. Et pour cause, la singularité de la situation géographique du pays permettrait aux Américains de dominer les échanges entre le Moyen-Orient et les portes de l’Asie vers l'Inde.
Les Etats-Unis sont également impliqués au Soudan, pays qui connaît des tensions politiques majeures entre le nord et le sud depuis des années qui se disputent les ressources naturelles. En 2008, l'armée américaine a découvert un trafic d'armes entre l'Ukraine et le Soudan du Sud via le Kenya. Les télégrammes révèlent que l'administration Bush aurait eu connaissance de ces trafics d'armes mais aurait « fermé les yeux ». Barack Obama a pris une attitude plus sévère à l’encontre des protagonistes de ce trafic, et aurait menacé l'Ukraine et le Kenya de sanctions diplomatiques s'ils ne reconnaissaient pas leur participation dans les envois précédents et s'ils ne s’engageaient pas à arrêter tout convoi immédiatement. En effet, l'administration Obama craignait un « buildup » d’armements lourds dans une région déjà soumises à de fortes tensions depuis le traité de 2005 donnant au Soudan du Sud une certaine autonomie et la possibilité de devenir indépendant l'année suivante. Les armes envoyées au Soudan du Sud étaient, pour la plupart, d'origine russe. Ici encore, un antagonisme oppose clairement les deux gouvernements américain et russe.
Cet exemple a également fait l'objet d'une importante couverture médiatique en 2011 avec la signature du traité d'indépendance du Soudan du Sud séparant le pays en deux sans résoudre les conflits opposant les deux parties.
A la lecture des câbles diplomatiques américains traitant des sujets géopolitiques, l’ambivalence des relations entre les Etats-Unis et la Russie, est plus que perceptible. La Russie fait l'objet de plusieurs articles ce qui démontre la préoccupation des Etats-Unis envers leur ancien opposant de la Guerre Froide. Leurs relations sont tantôt basées sur l’entraide (la lutte contre la prolifération des armes nucléaires), tantôt en opposition (le trafic d’armes au Sud Soudan) et parfois même en concurrence frontale (la volonté américaine d'aider La Biélorussie à gagner son indépendance en gaz vis-à-vis de la Russie). Les diplomates américains constatent que les règles diplomatiques russes n’ont pas évoluées depuis la Guerre Froide. La corruption règne toujours dans le pays et le Kremlin contrôle tout : des communications à partir de textes préparés, corrigés et vérifiés, une information préfabriquée et des diplomates contraints dans leur fonction par le Kremlin.
En 2008, un conflit à la fois violent et très court a opposé la Géorgie, ancien état satellite de l'URSS, à la Russie. La volonté du territoire de l'Ossétie du Sud d'obtenir son indépendance vis-à-vis de la Géorgie en a été la raison. Le Monde a publié 7 articles contre deux dans The New York Times. Cette différence s'explique par le contexte dans lequel le conflit a éclaté. En 2008, Nicolas Sarkozy a été celui qui a négocié le traité de paix entre la Géorgie et la Russie en tant que Président de l'Union Européenne. Les Etats-Unis avaient alors pris la décision de ne pas intervenir afin de préserver leurs relations avec la Russie.
A l'inverse, avec 7 articles dans le New York Times contre 2 dans le Monde, le sujet de la "situation nord-coréenne" a davantage retenue l'attention des Américains que des français. En effet, un autre triangle diplomatique existe entre les Etats-Unis, la Corée du Sud et la Chine sur la question nord-coréenne. La Corée du Sud et les Etats-Unis se préparent à la chute du régime nord coréen en prévoyant la mort du leader Kim Jong-ll et la réunification des deux Corées sous la direction de Séoul. Les deux pays prédisent que la succession va mener à de telles tensions au sein du parti qu'elles mèneront à sa perte. Mais en même temps, les deux pays ont besoin de négocier avec la Chine, seul pays au monde entretenant des relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Les Etats-Unis se doivent de collaborer avec la Chine pour relayer leur désir de voir le régime nord-coréen devenir moins opaque et plus transparent, principalement à propos de son programme nucléaire.
Là encore il est intéressant de constater à quel point les prévisions de la diplomatie américaine se sont révélées exactes puisqu'à la fin de l'année 2011, à la mort de Kim Jong-Il, l'accession de Kim Jong-un, troisième fils du défunt, à la tête du pouvoir a entrainé un renforcement du régime. La quasi-totalité des enjeux abordés, ont été traités en 2012 ce qui démontre la capacité de la diplomatie américaine à prédire et anticiper les événements géopolitiques. L'engagement des Américains dans les processus de négociation internationaux démontre également leur capacité à gérer les crises internationales tout en se positionnant en tant que première puissance mondiale.
III. Le Cablegate : les enjeux médiatiques, diplomatiques et juridiques
Le « Cablegate » n’a pas seulement exposé au monde entier des révélations géopolitiques, il a également bouleversé le fonctionnement de l’industrie médiatique, la manière dont la diplomatie était conduite jusque-là, enfin et surtout l’orchestration du système juridique.
Cette affaire n’a pas d’équivalent aux vues de la collaboration entre Wikileaks et les cinq médias internationaux qui ont publié des données confidentielles sur l’information diplomatique et stratégique mondiale. Nous avons expliqué auparavant que Wikileaks a pris la décision de faire appel à des journaux dans le but de traiter la masse documentaire reçue. Il ne s’agissait pas de leur première collaboration puisque Wikileaks avait déjà travaillé avec quatre d’entre eux (The New York Times au États-Unis, The Guardian en Angleterre, Le Monde en France et Der Spiegel en Allemagne). Cette fois-ci, El País en Espagne a rejoint le groupe afin de lire les câbles diplomatiques, étudier leur contenu, analyser les informations, les vérifier au regard de l’histoire, du contexte et de leurs sources. Un tel partenariat n’a pas d’égal dans l’histoire des médias. Ce travail a été effectué en collaboration avec chacun des 120 journalistes travaillant sur les câbles diplomatiques américains. Ils ont partagé des informations, idées, commentaires et conseils. Tout cela a mené à la rédaction des articles dédiés à l’explication de ces révélations au public. Les journalistes ont présenté chaque sujet géopolitique dans leur contexte, tout en protégeant les identités des personnes citées dans les télégrammes. Cette tâche titanesque était aussi la plus importante partie de leur travail puisqu'une majorité des personnes citées dans les documents risquaient d'être arrêtées, torturées, voire éliminées dans certains pays pour avoir parlé à des diplomates sans permission.
L’implication des médias était parfois contestée (principalement en France) mais aussi soutenue (surtout aux États-Unis) par les lecteurs. Il en va de même pour les gouvernements. Les gouvernances américaine, européenne et étrangères ont strictement condamné la participation de ces journaux notoires aux révélations. En somme, cette collaboration signifie qu'aussi perturbatrice puisse être une révélation, afin de toucher le plus grand nombre, quiconque veut révéler une information a besoin de l’appui des médias.
Le cœur de l'affaire du « Cablegate » est la diplomatie internationale et ses perturbations. En effet, les révélations concernent la manière dont la diplomatie est conduite et sa réévaluation est brutale. Les notions de « confidentialité », de « secret d’État » ont été contournées et la transparence s’est imposée. Le sujet « regard américain sur la gouvernance des pays étrangers » concerne 10% des articles français et américains. Ces articles traitent de la façon dont les diplomates américains jugent les dirigeants des pays étrangers tout comme leur politique. Il s’agit là de commentaires peu flatteurs qui étaient bien évidemment supposés rester secrets. Par exemple, le président Nicolas Sarkozy était décrit comme « le président français le plus pro-américain depuis la Seconde Guerre Mondiale » et une « force supplémentaire » pour les intérêts américains en matière de politique étrangère. Son « comportement capricieux » était aussi mentionné tout comme ses « tendances à prendre des décisions politiques sur le vif ». Silvio Berlusconi, Vladimir Poutine, Hamid Karzaï ou encore Mouammar Kadhafi ont également été la cible de tels commentaires. Les gouvernances étrangères ont principalement condamné les révélations et ont assuré leur soutien à la diplomatie américaine. Certains d’entre eux, comme la Russie par exemple, ont déclaré que les révélations étaient « intéressantes » et d’autres ont réfuté ce qui a été dit à leur sujet comme Mouammar Kadhafi. Mais quelques soient les réactions, la conséquence principale de cette affaire reste le bouleversement de la notion de « données non publiables » et la mise en place d’un « nouvel ordre mondial ». Néanmoins, les journalistes soulignent le fait que de telles révélations étaient déjà plus ou moins connues du grand public et des diplomates internationaux, et que le bouleversement engendré ne seraient donc pas aussi important qu’envisagé. De plus, « les câbles top secrets » n’ont pas été révélés, ce qui signifie que les secrets d’État demeurent, encore aujourd’hui, secrets.
Cette situation, sans précédent dans l’histoire, a amené les dirigeants américains à trouver un moyen de stopper Julian Assange et de le condamner pour ses activités, qualifiées de « criminelles », au sein de WikiLeaks. Mais ils ont été confrontés à un vide juridique. En effet, la loi condamnerait une personne qui a espionné et volé des documents confidentiels mais dans ce cas, Julian Assange, en tant que fondateur de Wikileaks, n’a pas cherché lui-même les câbles diplomatiques. Quelqu’un d’autre, de manière anonyme, a envoyé ces documents au site internet Wikileaks et ses membres les ont ensuite rendus publics. Les juges américains n’étaient pas en mesure, dans ces conditions, de l’arrêter selon l’Espionage Act de 1917. De plus, les documents n’étaient pas « volés », strictement parlant, puisque le gouvernement américain les possède toujours. Il serait donc plus approprié de parler de « copie » plutôt que de « vol », ce qui est très différent d’un point de vue juridique. La troisième option, la plus réaliste serait d’arrêter Julian Assange pour co-consipration mais il reste à prouver qu'il ait lui-même aidé le fournisseur des documents en lui disant où les trouver (ce qui est peu probable d’être démontré) et en lui donnant les outils technologiques pour transférer les documents sur le site web de Wikileaks. L’enquête prendra du temps.
En attendant, pour maintenir leur position de contrôle de la situation aux yeux du monde, les américains ont arrêté Bradley Manning pour avoir copié et envoyé les documents à Wikileaks. Depuis son arrestation en juillet 2010, cet ancien soldat américain en Iraq est détenu à Quantico dans des conditions très controversées. Nombre des défenseurs de sa cause demandent un procès officiel où les preuves seraient présentées. En novembre 2010, les aspects juridiques du « Cablegate » ont pris un nouveau tournant. Julian Assange est accusé d’agression sexuelle sur deux femmes en Suède. À l’époque, Julian Assange avait quitté la Suède et refusait d’y retourner, par crainte d’une extradition immédiate vers les États-Unis. En effet, ce mandat d’arrêt a été émis par le seul pays au monde ayant le système juridique le plus strict en matière d’agression sexuelle. En fait, il n’est pas accusé d’avoir violé ces femmes mais de les avoir forcées à avoir une relation sexuelle sans préservatif. Nombre de partisans de Wikileaks, tout comme Julian Assange, ont accusé la Suède d’aider les américains à l’arrêter et de cette manière, à l’emprisonner non pas pour agression sexuelle mais pour avoir publié des documents secrets américains. Julian Assange s’est rendu aux autorités londoniennes. Son choix était réfléchi puisque le système juridique britannique ne vote pas facilement l’extradition. Cette tactique a été payante puisque la Suède a émis un mandat d’arrêt international contre lui mais la cour de justice britannique a refusé son extradition. Julian Assange a finalement été placé en maison d’arrêt dans la campagne londonienne, ce qui ne l’a pas empêché de poursuivre ses activités au sein de Wikileaks. Les Américains ont essayé d’isoler le site internet Wikileaks en influençant les entreprises en charge du référencement ainsi que celles chargées de collecter les dons envoyés au site internet. Mais aucune des tentatives américaines n’a réussi à stopper Julian Assange à ce jour.
Conclusion
Le « Cablegate » s’est imposé aux sociétés contemporaines en instaurant un nouvel ordre mondial. En obligeant les dirigeants du monde entier à composer avec le medium Internet, les partisans de la libéralisation de l’information ont exigé la transparence. Cette affaire appartient désormais au terme générique des « grandes affaires politiques » qui ont bouleversé le monde au cours du temps. A l’image du scandale du « Watergate », dont l’institution WikiLeaks se vante de partager des effets de même envergure sur le monde politique, l’affaire des révélations des câbles diplomatiques américains représente une innovation radicale. En effet, les diplomates affirment que les bouleversements politiques, diplomatiques, économiques et juridiques qu’elle a entraînés changeront, irrévocablement, les relations internationales. Il n’y aura plus de retour en arrière possible, les États-nations se doivent désormais d’ajuster leur organisation pour adapter leurs pratiques au « nouvel ordre mondial ». Les ressources de l’Internet alliées aux volontés de transparence de certains, obligent la diplomatie à prendre en compte les risques de divulgation de « secrets ». Suite à l’industrie médiatique, souvent caractérisée de « quatrième pouvoir », l’organisation WikiLeaks s’impose au monde en tant que « cinquième pouvoir des démocraties occidentales ».